vendredi 16 décembre 2022

Musique sur le roc de la Migliera: "La Maison ensorcelée" chapitre XIX ou Roman à Capri

 Maison bombardée et flûte de Pan sur le gouffre

Chapitre XIX  La maison ensorcelée

Roman à Capri

Midi s'enlève sur les notes d'un cantique à la Vierge sur les toits arrondis d'Anacapri.

Je sursaute, ramenée sur terre par la musique du ciel ! Donna Teresa ne s'occupe plus de moi, elle m'a oubliée et sourie aux anges en feuilletant le livre où se cache le secret de ses anciennes amours.

Des enfants fougueux et courtois, poursuivent leur ballon sur la placette, un remue-ménage se crée devant les boutiques fréquentées à cette heure par les mères de famille babillant ensemble à la sortie des classes.

Bientôt, les touristes vont débarquer, mais ils iront à l'autre bout du village, en rangs serrés vers la Villa San Michele ; pour le moment, les gens d'Anacapri font leurs emplettes et se livrent à l'échange des potins du jour .

Tant d'énergie me tourne la tête, je reprends goût à la vie, et envoie valser dans une autre dimension mes sentiments confus à l'égard d'un fantôme ridicule qui a pris l'habitude absurde de se matérialiser sans en demander la permission.

Je me souviens que l'Homme- Mari discute certainement de façon véhémente, loin et près de moi , à un monde de la petite bourgade blottie sous les rocs du Monte Solaro, à seulement quelques kilomètres à vol d'oiseau. Mais sur l'île, les distances sont faussées, les indications géographiques bafouées. Une réalité invisible l'emporte sur la réalité tangible.

Rien n'est plus éloigné du bourg de Capri que le village montagnard d'Anacapri, mais il s'agit d'une distance psychologique, spirituelle, mentale, une chose impossible à comprendre sauf si l'on adore l'extraordinaire dans la vie ordinaire, si l'on accepte l'île à pied dans le plus parfait respect de ses bizarreries.

L'île qui se dérobe, qui enfle de proportions quand vous l'arpentez, soyez humble et aventureux ; hasardez- vous surtout à pied et en silence, juchez- vous sur ses escaliers, puis dégringolez sur ses pentes glissantes, sentiers escarpés et routes sinueuses à faire dresser les cheveux sur la tête, pourvu que vous ayez un infime sens du vertige.

Par une exquise coquetterie, l'île des Sirènes si petite sur la carte de l'Italie, vous semblera un monde immense, palpitant de secrets, animé d'une vigueur titanesque. A l'ombre claire d'un bosquet de Pins balançant leurs éventails sombres vers l'écume tremblante, la poésie, cette audace inconnue en nos temps de terne rigidité mentale, vous sera versée dans la coupe tendue par une éternelle Circé...

Mais un âpre rappel au bon sens me tire de mes envolées, je vous parle, amis lointains, comme si j'errais solitaire et détachée, alors que l'Homme- Mari a sans doute besoin de mon aide.

Le malheureux Homme- Mari s'est ainsi aventuré dans une ruelle étroite de Capri, à la rencontre de très dangereux agents immobiliers qui s'imaginent déjà avoir affaire à des Français naïfs et fortunés, selon la fâcheuse réputation de la plupart des voyageurs amourachés de Capri.

Or, quand le danger menace, l'heure est à l'action, il faut combattre à la pointe du sabre !

Du moins, c'est que préconisait le fameux ancêtre inconnu qui avait mis son épée au service d'un jeune général quand »déjà Napoléon perçait sous Bonaparte ». L'ancêtre dont nous étions si fiers, celui qui s'était entiché de Capri après sa prise aux Anglais en octobre mille huit cent huit, l'ancêtre aux yeux bleus, remarquable sosie de notre fils aîné... L'ancêtre splendide dont j'ignorais presque tout, le génial enquiquineur qui me harcelait, depuis le royaume des ombres, pour que j'achète, sans le moindre sou, sa maison en ruines vendue à un prix digne d'un palais romain.

Cet ancêtre franchement, je n'en pouvais plus !

Le pain quotidien est souvent dur à mâcher, mais combien plus rassurant que ces intrigues décousues que la roche de Capri s'ingéniait à susciter depuis notre arrivée ! tant pis pour les visions hallucinées de la villa Damecuta, tant pis pour nos rêves de maison abandonnée dans le vallon de Caprile, l'heure était aux devoirs immédiats.

D'abord, sauver l'Homme- Mari de la visite des maisons dont nul ne voulait sur l'île, et toutes hors de portée de sa bourse !

L'esprit en déroute, je quitte la mignonne boutique conçue en l'honneur des dernières petites filles modèles existant en notre triste univers. Je me dois de résister à son obstinée propriétaire, cette adorable Donna Teresa, qui désire de toutes les forces de son ancien amour m'infliger l'attachement déconcertant du fantasque Homme au Panama.

Autant fuir et songer à acheter, à l'unisson des épouses parfaites pépiant sur les placettes et ruelles bordées de fleurs, quelques vivres, tomates et olives des vergers, oranges de Sorrente, dans la première épicerie placée, comme un bouquet chatoyant sur mon chemin.

Je regarde autour de moi en songeant à mes rencontres incertaines, aucun être surnaturel à l'horizon ! Le soleil est trop puissant pour ouvrir la porte aux images du passé, à midi, sur l'île, le présent se déverse à grands flots et à grande rumeur.

Il faut de l'ombre et de la brume le soir ou à l'aube, et de la solitude ensorcelée, si l'on s'efforce de guetter les échos d'un temps disparu..., Or, vanité ou faiblesse, l'éventualité troublante d''un amoureux transi qui me poursuivrait selon son humeur, pour mieux disparaître ensuite sur les escaliers empierrés de Capri, me plaît plus que je ne croyais.

A quel être doué de bon sens raconter cette histoire ? Mieux vaut définitivement me taire ! et penser aux impossibles projets immobiliers menés avec une touchante énergie par l'Homme- Mari . Aucun message ne s'affichant sur mon portable, je prends sagement le chemin de notre maison blanche dissimulée derrière la caserne des carabiniers en priant le ciel pour que nul fantôme ne vienne me distraire, au moins pendant dix minutes.

Donna Teresa m'a dit à peine au revoir, plongée dans des nostalgies délicieuses et le regard juvénile soudain indifférent au spectacle de la rue qui la remplissait de passion juste avant nos confidences amoureuses. J'éprouve un léger remords d'avoir bouleversé cette charmante personne en lui traduisant une déclaration d'amour suggérée de façon subtile dans les pages copieuses d'un livre voué à vous rendre amoureux de Capri.

L'amour gagne-t-il à être réveillé ?

Qui sait ce qui peut naître des braises remuées...Mais, j'ai confiance en la solidité du caractère de mon aimable confidente. D''un autre côté, nous sommes au pays des volcans..

La silhouette indécise de l'homme au Panama vacille dans la brume de mes souvenirs, j'ai soudain peur d'un retour de flammes surgi du passé, le lien entre ces confusions serait-il la maison ensorcelée ?

Quels drames cache-t-elle ? Quel espoir nourrit- elle ? Que veut-elle de nous ?

De toute manière, elle restera toujours, à moins d'un miracle, bien trop chère pour nous !

Autant me calmer et penser à réserver les billets du ferry. Notre départ, remis sans cesse, aura lieu demain matin. Sauf si les Sirènes s'en mêlent...

Me voici sur l'allée privée, le bruit rugissant de la rue s'estompe, je me retourne afin de vérifier si le portail se ferme, et je vois rouler à une allure endiablée un minuscule camion rouge transportant dans sa benne ouverte au soleil et au vent une jeune fille au doux visage de Madone, assise avec une grâce patricienne, défiant d'une moue sereine les amères secousses, et retouchant son maquillage savant d'un geste olympien...

L'art de l'élégance confinant à l'absurde ! la beauté , toujours la beauté, idéal invétéré en Italie, idéal saccagé, martyrisé ailleurs que dans ce pays, surtout en Campanie où la lumière est spirituelle le matin, subtile le soir, veloutée quand se froisse sur les falaises la clarté des nuits d'octobre et de mai ... Idéal italien de « La grande bellezza » qui sur ce gigantesque rocher se cultive avec une vigueur étourdissante : voilà Capri dans une éclaboussure d'air et de soleil. Le reste n'est que littérature...

Le châtaignier prodigieux luit de toutes ses feuilles ciselées sous les rayons impitoyables de midi, mais, à ma surprise inquiète, la porte au dessus de l'escalier aux nobles balustres s'ouvre, béante, sans que l'Homme- Mari ne se manifeste.

J'appelle en vain, aucun objet ne manque à priori, pourquoi ce silence, cette absence ?

L'Homme- Mari aurait-il oublié de fermer la porte avant une course ?

J'appelle à nouveau sur la pelouse, comme si les mouettes allaient me donner la clef de l'énigme, et le portable, objet inanimé doué d'une âme, me répond !

« Je suis désolé, tu dois te demander où je suis passé, oui, j'ai oublié de fermer la porte, de toute manière, les Carabiniers veillent, alors quelle importance ?Je suis à bout de nerfs, j'ai failli étrangler ces crétins qui me prenaient pour un riche imbécile, imagine un peu : une mégère pas encore apprivoisée et un petit gars ricaneur qui répétait toujours la même chose «  Si vous voulez une petite baraque ici, donnez une somme énorme ! vous êtes à Capri , l'auriez- vous oublié ?», enfin, je suis parti en claquant la porte,non sans élever la voix, tu me connais, tu ne me crois pas ? Peut-être ai-je parlé avec éloquence... non, je n'ai insulté personne, du moins, il me semble ... Bon, en sortant, comme par hasard, je suis tombé sur un individu très poli, un autre agent figure- toi, oui, ce n'était pas un hasard, tu as raison, mais un type très différent qui avait compris que je cherchais une maison à un prix décent dans les environs d'Anacapri.

Il m'a donné rendez-vous juste à dix minutes de la Piazza Caprile, sur les hauteurs, je t'attends tout de suite, je suis sur un banc à l'arrêt de bus à la sortie d'Anacapri, on va venir nous chercher dans quelques minutes pour une visite là où tu désirais te balader, vers la Migliera, dépêche- toi ! le jardin serait planté de vieux orangers, la vue merveilleuse, et la maison vendue par un Romain très distingué mais trop malade et âgé pour retourner souvent à Capri. Il y aurait des travaux, avec une partie habitable, le prix ? Non, pas encore, si cela nous plaît, nous discuterons. Notre voisin serait, là encore, un personnage très important. C'est une manie sur l'île, j'espére que cela ne fera pas grimper le prix. Alors ? Qu'en penses- tu ? »

Je n'en pense rien ! Ou pas vraiment du bon...Je bafouille que j'arrive, et cette fois en profite pour fermer la maison, Carabiniers ou pas...

Deux minutes plus tard, après avoir affronté trois mini-bus, et une armée de Vespas sur la route tournante et raide descendant vers le Faro, me voici en vue de l'Homme- Mari contemplant la mer laquée d'argent sur l'horizon limpide depuis son banc solitaire.

Cet humble banc, juste au ras d'un arrêt de bus, vous propose de méditer face à la majestueuse féérie de la mer. Il est inutile de chercher un autre endroit si l'on veut s'immerger dans la magnificence stupéfiante du paysage. Un arrêt de bus et la beauté du monde à vos pieds …

Mais, un coup de klaxon brise la ferveur de l'instant et la tendresse de nos retrouvailles ; une Fiat vient de frôler nos pieds, au risque de s'envoler par le parapet. En jaillit la tête d'un individu au sourire déployé comme un étendard, et les mains nerveuses d'une femme étreignant fougueusement son volant.

Ce sont nos mentors.

« Andiamo ! molto piacere, Signora ! »

Nous nous enfournons tant bien que mal dans la Fiat qui pique droit sur une route évoquant une échelle posée contre une muraille, « La Migliera ! » clame notre conductrice appuyant avec une rage de guerrière sur la pédale. La voiture bondit, et j'ai le mal de mer. L'Homme- Mari tente de repérer notre route mais se renverse sur la banquette après un choc particulièrement violent. Puis vient l'accalmie,  on nous arrête devant un portail planté dans la roche à l'instar de l'épée du roi Arthur.

Au-dessus de nous, des terrasses de vignes, des balcons de citronniers, des toits ensevelis sous des fleuves de glycine lustrée de lumière. Devant nos yeux, une construction anéantie, une sorte de cabane minable, dissimulée sous un énorme amas de broussailles, une plate-forme à pic sur la falaise s'achevant par un jardin en espaliers, auréolé d'un aréopage d'orangers et d'oliviers aux troncs courbés, meurtris de blessures

.En surplomb, des pergolas entourées des vestiges émouvants d'anciennes constructions romaines, les toits enroulés comme des gâteaux des antiques citernes, et un entrelac de traverses tendues sur les pentes couvertes de pins immobiles ; à perte de vue, la mer frappée d'une léthargie surnaturelle, une mer pétrifiée pareille à un saphir monstrueux...

L'angoisse du vide est écrasante, la maison écrasée, je devine un piège ...L'Homme- Mari, hélas, rayonne ! ne sent-il à quel point et endroit suinte de mauvaises influences malgré sa beauté farouche?

Je me souviens soudain d'un passage particulièrement horrible du roman de Norman Douglas, "Vent du sud", sur la vie quotidienne à Capri, l'auteur ay avait raconté une vision matinale,  un meurtre très naturel perpétué par une épouse sur un mari encombrant d'une une simple poussé du mauvais côté de la falaise...son forfait accompli, l'épouse regagnait d'un pas nonchalant sa Villa audacieusement bâtie au bord du gouffre,  enfin veuve ! 

 Femme libre  et rayonnante, hypocrite, élégante et sanguinaire, monstre parfait parfaitement dépeint par la plume acide de Norman Douglas, habitant invétéré de Capri et  sagace observateur de ses mystères et turpitudes... J'en ai le frisson ! l'épouvantable scène se serait- elle déroulée ici ?

« Où sommes- nous ? »

Les sourires se font persuasifs, et on nous explique dans un français pittoresque que nous avons beaucoup de chance, nous sommes dans l'endroit le plus recherché de l'île, quelque part vers La Migliera, juste en dessous de cette promenade si agréable, en direction du Faro, à deux pas de la Villa construite par un des plus fortunés et célèbres entrepreneurs d'Italie, mais quelle chance aurions- nous de le compter pour voisin ! la maison à vendre ? « Certo, ecco la bella casa ! « 

Et, d'un geste autoritaire, la conductrice désigne l' espèce de cabane écrasée, percée de trous comme si elle venait de subir un bombardement aérien.

«  Vous appelez cela une maison ? » dis-je suffoquée d'agacement

En deux enjambées, nous nous approchons de la piteuse bâtisse pour constater que les fenêtres sont démunies de vitres, les portes invisibles, les murs rongés de champignons .Le pire nous saute à la figure dés l'entrée dans la « bella casa » : un spectacle d'apocalypse, plâtre effondré, majolique des sols arrachée, infiltration d'eaux, et toiture au ciel ouvert …

L'ensemble est installé sur une plate-forme naturelle prête à glisser jusqu'au gouffre en contre-bas, le jardin en espaliers s'étend sur un labyrinthe de lianes robustes. La seule envie que j'éprouve est la fuite !

L'Homme- Mari, hélas, joue hélas le jeu, je sais qu'il aime donner une chance aux ruines les plus affreuses ! et je le regarde avec effroi taper sur les murs avec un bout de bois, se casser en deux afin de comprendre les mystères d'une plomberie récalcitrante, se perdre dans d'intenses et dangereuses réflexions, sous les yeux ravis des deux spécialistes de l'immobilier Capriote, radieux à l'idée d'avoir mis la main sur la proie de l'année :

« Voyez ! une si bonne occasion ! quelques travaux d'embellissement et contre ce petit effort, un prix vraiment attractif, peut-être négociable ! Rare, très rare !" minaude notre guide, ne doutant de notre engouement immédiat.

Je trébuche sur une pierre, me ramasse à une branche de mythe, croissant en toute liberté au beau milieu d'une pièce inachevée, et sans réfléchir lance mon opinion à la rude manière d'un boulet de canon tiré par un des soldats du Général Lamarque contre la garnison anglaise tenant Capri en octobre mille huit cent huit :

«  Une bombe pour en finir ! voilà ce que cette maison mérite ! quant au jardin, même une fois défriché, il aura le charme d'une échelle bien raide sur laquelle personne ne se risquera à flâner, à dîner, à planter, à recevoir, ou à dormir ! comment le propriétaire ose- t-il présenter ce champ de bataille comme l'affaire du siècle ? Cet endroit est trop vertigineux de toute façon, je n'ai aucune attirance pour la vie sur un balcon tendu au-dessus du vide . »

Cette fois, la conductrice en perd son éloquence, son compagnon se passe la main sur le front en quêtant un soutien du côté de l'homme- Mari qui pose la question qui fâche ;

« Le prix est assez bas, me disiez- vous ? »

Les deux compères affectent une légère hésitation, nous font patienter sans doute pour aviver notre convoitise envers un taudis ou plutôt une maison inachevée, et abattent leurs cartes : « Neuf cent mille euros ! très raisonnable compte tenu du merveilleux emplacement, et du potentiel, imaginez le projet mené par un architecte, justement, notre agence travaille avec un des meilleurs, et n'oubliez pas le voisinage flatteur, un industriel prestigieux ! et cette vue ! cette vue ! Avez-vous déjà admiré un horizon aussi grandiose ? « 

« Oui, il y a deux minutes, à l'arrêt de bus, à Capri, la vue, cela court les falaises ! » dis-je d'un ton ferme.

Le prix éhonté a enlevé toutes ses espérances de reconstruction à l'Homme- Mari qui ne s'en cache pas. On nous promet une négociation, une baisse, et le refrain reprend : à Capri, le paradis a un prix, tant pis pour nous si nous ne pouvons suivre, les Français sont pauvres, heureusement il reste les Suisses! d'ailleurs la tour médiévale, refuge altier veillant sur la crique du Faro, l'ancienne tour de garde d'où on tirait la cloche afin d'annoncer le péril odieux des pirates, vient de tomber sous la domination helvète...

Je lutte contre la tentation de proférer une remarque cynique ; l'Homme- Mari est au comble de l'exaspération, nous prenons congé avec un bel ensemble et refusons les services de la Fiat, nous allons montrer ce que de pauvres Français sont capables à ces agents récitant leur leçon !

Une traverse bordée de grappes de fleurs roses s'ouvre sur la route , « La Migliera ? »

Oui, la mythique Migliera serpente en haut de cette volée de marches, nous n'hésitons plus/ : « Ciao, mille grazie !  »

Le destin l'a décidé, tous les chemins mènent à la Migliera !

Après une montée assez rude, nous repartons d'un pas tranquille sur une promenade aisée, entre les parcs anciens ombragés de vénérables pins, les nobles portails rouillés, les vergers embellis de lauriers, les jardins en terrasse gardés par leurs statues de la Madone ou des Saints Patrons, et les escaliers grimpant vers les hauteurs touffues du Monte Solaro.

Le fameux belvédère est annoncé, nous n'avons qu'à nous respirer les senteurs vivaces , saluer les passants, nous écraser en hâte contre une arche romaine quand vocifère une Vespa ou klaxonne un minuscule camion contenant son chargement hétéroclite et sage de parents, d'enfants, de chiens et chats, et de sacs de provisions.

La lumière a beau nous étourdir, notre allure ne ralentit pas, on dirait que l'on nous presse d'avancer !Un écriteau en bois porte cette étrange inscription « Parco Filosofico », la promenade longe un bois épais, quelques maisons désuètes, et nous arrivons en vue du premier belvédère, une esplanade conçue pour les voyageurs, je ressens l'appel de cette voix impérieuse qui me prie de passer vite, d'entrer dans le sous-bois, car le cœur de notre pèlerinage y bat en sourdine...

A l'abri des tempêtes sous un dais de chênes verts, l'immaculée Madone, l'étoile de la mer, la sauvegarde des marins, apaise et guérit ceux qui la saluent de leur prière fervente, sa statue se dresse parmi les fleurs, sourit au milieu des roses, et nous restons un long moment les mains enlacées dans ce sanctuaire perdu...

Or, une musique flotte sur les buissons, elle semble naître à peine plus loin, en pleine lumière, au bout d'un sentier sauvage. Voici le véritable Belvédère, l'âme puissante de Capri, une solitude minérale plane sur ce vide implacable ouvert sur l'horizon de mer. Nous sommes à la proue d'un vaisseau navigant sur l'éternité., Contemplés depuis ces hauteurs acérées, les rudes et pesantes masses des Faraglioni se métamorphosent en rochers insignifiants ...

Un ballet de mouettes danse au rythme languissant d'une mélopée jouée sur une antique flûte de Pan par un jeune homme vêtu de blanc. A ses pieds, étendues sur les rocs aigus, à l'extrême bord du belvédère, défiant le gouffre hallucinant, trois jeunes filles rêvent, comme soumises à un enchantement. La brise en effleurant leurs amples chevelures voile leurs visages que je devine d'une pureté n'appartenant pas à ce monde. L'une d'elles, lisant dans mes pensées esquisse un geste bienveillant ; nous ne bougeons ni ne parlons, quelque chose d'immatériel nous fige et nous enlève sur l'horizon.

Je ferme les yeux, saisie d'un vertige enivrant ; quand je les ouvre, la musique s'est éteinte avec la brise, les jeunes gens se sont évanouis sur les falaises gigantesques..

Nous reprenons le sentier, bouleversés de ce pèlerinage spirituel, la prière à la Madone en son bois paisible, et la grâce diaphane de ces jeunes filles sommeillant face au gouffre terrible ; peut-être les trois Sirènes envoûtées par la divine musique du dieu Pan ?

« Quel cadeau d'adieu ! cette scène était si troublante, une vision de l'Antiquité... », murmure l'Homme- Mari qui en perd sa philosophie et en retrouve son latin.

« Adieu ? Non ! nous reviendrons à l'automne ! la maison n'a pas dit son dernier mot,  elle nous attend, je l'ai compris dés la première minute  et toi aussi , ne la renions pas ; ne nous renions pas ! cette musique m'a redonnée espoir. Vois- tu, ce belvédère est une passerelle tendue sur l'invisible, et on n'a pas accepté notre présence par hasard… »

A bientôt pour la suite de ce « Roman à Capri », île ensorcelée,

Nathalie-Alix de la Panouse ou Lady Alix




Belvédère de la Migliera dans la lumière du matin
(crédit photo Vincent de La Panouse)





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