mardi 10 juin 2025

Patriciennes à Capri, via Tiberio, ou l'art de bavarder au Paradis: "La maison ensorcelée" Partie II Chapitre 30

Les deux Patriciennes de la via Tiberio

Rencontre d'avril à Capri

La maison ensorcelée Partie II

 Chapitre 30

Je suis sur la via Tiberio, mais très haut, les ruines cyclopéennes du Palais impérial scrutent l'horizon au-dessus d'un bois épais. Mon fils s'est évanoui dans la vive clarté de ce début d'après-midi livré au soleil d'avril et à la magnificence d'une nature échevelée.  Je croyais ne rencontrer que la solitude, mais deux Dames sont venues voir de près cette voyageuse égarée corps et âme...

Les Patriciennes se taisent, étonnées et vaguement méfiantes, l'une est la mère, l'autre la fille chérie. Je les admire et n'ose piper mot ! Elles me tuent presque par une distinction purement immémoriale ... Hautaines, réservées, une mine altière sculpte encore leurs visages ciselés évoquant de beaux marbres romains ou grecs! Cette beauté harmonieuse, et un tantinet sévère, remonte aux beaux temps de la Villa Damecuta, l'extravagant manoir plongeant vers la grotte Bleue, ou sur  les affolantes terrasses du palais de Tibère, couronnant la montagne de ses remparts titanesques.

Comme j'aimerais que Fils Dernier voit la jeune fille subtilement brune, svelte et droite sur la voie antique, elle évoque le" palmier de Délos à la palme délicate" auquel Ulysse eut le bon goût de comparer Nausicaa afin de lui prouver qu'il n'était ni "un homme de basse naissance, ni de peu d'esprit".

Nous cueillons les fleurs de l'Antiquité sur le roc de Capri, c'est une tradition, une fatalité, une certitude, le monde grec; celui des Déesses aux bras blancs et des Dieux impassibles, côtoie les portables et les voyageurs me clamant à tout bout de chemin:

" Vous qui avez l'air de connaître le coin, cet endroit en vaut-il le coup ?"

 Ce à quoi je suis tentée de répondre d'un ton affable mais ferme :

 " Vous êtes à Capri, tout vaut la peine !"

Au bout de mes ressources courtoises, je tente de rassurer les méfiants qui cherchent l'extraordinaire sans le voir juste sous leur nez, tout" vaut le coup" à Capri ! Rocher énorme coupé de forêts sauvage, de montagnes inexpugnable, de failles impitoyables tombant dans les gouffres insondables, et, en récompense de tant de frayeur éprouvée sur les sentiers, de douces vallées de citronniers.

Rien n'est insignifiant en ce monde capriote où  la nature la plus vigoureuse, l'histoire la plus insensée, la beauté  la plus surprenante et la lumière la plus aveuglante, ont façonné ensemble une harmonie quasi musicale. 

.En ce beau début d'après-midi, sous un ciel  dont la pureté trouble l'esprit, le mien s'égare vers l'Odyssée, l'éternité, les amours d'un siècle déchu, et notre quête inutile d'une ruine à adorer. Dans ce vertige,  j'oublie ma raison d'être, ma lucidité de personne qui fut presque raisonnable dans une autre vie, mon Fils bien-aimé égaré sur les falaises,, et mon Homme- Mari laissé sur "una panchina" ombragée par un Pin Parasol !

Mais, les Patriciennes me couvent de sombres regards de plus en plus perplexes, il est temps que je me présente, et  surtout que je m'explique.

 Les Patriciennes m'écoutent religieusement leur confier pêle-mêle que je suis Française, ce dont elles ne doutaient pas, que mon mari se repose du côté de la Villa Lysis après notre visite au fantôme du sulfureux comte Fersen, que nous louons une maison à l'autre bout de l'île, tout en préférant en secret la via Tiberio et son atmosphère romaine, ce qu'elles approuvent d'un altier mouvement de tête...

 Un sourire se dessine sur leurs beaux visages quand j'ajoute  que mon prodigieux Fils Dernier voltige au péril de sa vie, en se prenant pour le héros mythique que fut "Orlando Furioso", sur les marches délabrées d'un escalier antique dominant un gouffre cher à Tibère, et que nous sommes descendants de quelques exilés qui vécurent heureux sur l'île à une époque où la vie était tout de même moins onéreuse..

"Orlando furioso, vraiment ?" dit la plus âgée une lueur allègre étincelant dans ses yeux qui du vert sombre virent au vert de mer. "Orlando furioso?" répète la plus jeune en scrutant le paysage aux fleurs jaunes et blanches flottant sous la brise d'avril.

 "Enfin, oui, il en a quelque chose, vous verrez, s'il nous rejoint, j'ignore où ce débris d'escalier a la bonne idée d'aboutir, peut-être en bas sur la cala interdite à cause des éboulements ? "

 Je me suis exprimée en appelant à la rescousse mon italien le moins fantaisiste je voudrais tant me hisser à la hauteur de ces Donne qui en imposeraient à Tibère lui-même par leur dignité souriante... Or, la réponse fuse en français, un beau français relevé de façon exquise par cette prononciation langoureuse si italienne qui transforme en roucoulement ondoyant notre langue à l'accent souvent sec, voire acide. 

 Mon Dieu, que le français est aimable quand il est prononcé par une Patricienne de Capri ou une rayonnante jeune fille Napolitaine ! Ensorcelée, j'ai peine à fixer mon attention,  puis je comprends ce que l'on essaie gentiment de m'expliquer.

"Le passage n'existe plus depuis au moins dix ans, sauf pour les mouettes, aucun alpiniste ne songerait à se balancer sur cette pente hérissée de pierres tranchantes,  mais, un autre  escalier plus secret serait apparu comme par enchantement: la roche cache tant de mystères! Votre fils , je sais bien où il marche maintenant, s'il est aussi robuste qu'Orlando, il  est en train de traverser notre jardin ...

 Nous habitons une maison  de famille taillée dans la montagne; une antique Villa ceinte d'arches romaines, un précieux vestige que les générations  reconstruisent sans se lasser, juste entre celle de Fersen et la Villa impériale. au fond de la petite vallée qui s'avance vers la mer ..."

Je ne respire plus de saisissement ! Ces Patriciennes inventées par mon imagination le sont pour de vrai, et de toute évidence, de génération en génération, depuis deux mille ans ! Et Fils Dernier qui n'arrive pas  alors que j'ai la chance inouïe de bavarder avec les héritières de ces suaves et piquantes Flavia, Drusilla, Terentia et Tulla qui babillaient drapées de blanc, couronnées de jasmin, et soudain s'inclinaient devant Tibère marchant solitaire et taciturne, du haut de ses remparts dressés à pic au-dessus des gouffres où rugit la mer écumante.

 La conversation s'entrechoque de propos véhéments, les "Donne" modernes et anciennes, bien dans leur époque,  et douées d'un tempérament volcanique sous une distinction hiératique, me confient leur indignation d'insulaires permanentes. Vivre sur l'île est une bataille, l'été il faut endurer les hordes de visiteurs à la journée entassés sur les bateaux cinglant vers Capri comme si leur  vie dépendait de deux ou trois heures de marche forcée sur les "traverse" brûlante. 

"Ils salissent tout, regardent tout, s'esclaffent ou ricanent, et avant de grimper vers l'entrée officielle la Villa Tiberio, ( l'autre traverse un bosquet, ah, vous le saviez), eh bien, ces gens curieux considèrent notre maison, notre jardin comme une attraction, si seulement ils pensaient à saluer, à dire quelques paroles gentilles, mais non, ils se contentent de se prendre en photo  ! Dai, remarquent- ils  l'intensité du paysage qui les entoure ? !Pourquoi nous envahissent- ils ? Par snobisme ? Pour dire d'un ton arrogant : 

"Oui, Capri, nous en avons fait le tour, rien de bien palpitant d'ailleurs !" 

"Et quoi encore ? Capri ne se donne pas à ces visiteurs hâtifs, elle leur joue même des farces, si, si, je vous le jure, je vous raconterai, dès que votre fils sera revenu de son escapade sur le pire escalier qui soit, non, ne tremblez- pas ! C'est un grand garçon, et il est certainement protégé par ceux que nous devinons dans l'ombre... Vous le savez, Capri est hantée ... Mais, les Anciens ne se trompent jamais, votre fils respecte l'île, sa sauvegarde lui est assurée."

Cette  magnifique" Donna "s'exprime avec une implacable suavité, la vérité coule de sa bouche, et ces paroles extravagantes sonnet à l'instar d'un discours plein de bon sens. Capri est hantée, tout le monde s'en rend compte très vite, et elle a ses favoris, dont Fils Dernier semble faire partie, pourquoi ? Aucune importance ! Je respire, soudain détendue ...

Et la conversation se jette dans un torrent plus actuel.

"Vous l'ignorez bien sûr, soupire la droite et belle jeune fille aux yeux de biche, le grand patron du Port de Naples, pourtant natif de Campanie, une fois immense fortune amassée en armant des flottes entières allant aux antipodes, néglige Capri au point de la priver des bateaux indispensables l'hiver. Nous sommes enfermés ! Un seul ferry par jour, ou deux, ou rien ! et quand la mer est trop en colère, nous restons à prier la Madone du bon Secours, celle de la Villa Tiberio, et aussi notre saint Patron, San Stefano, et celui du Port, San Costanzo, eux , ils s'efforcent de nous protéger ! Quel est le Saint Patron de votre village en France ? 

"San Michele ! Le vainqueur du dragon lève son glaive dans beaucoup d'endroits ... J'y vois un lien avec celui  veillant sur Anacapri.. et nous habitons une très vieille maison, nous aussi, peut-être construite sur une villa gallo-romaine, notre région fit partie de la Grande Grèce, ensuite de la Gaule Narbonnaise, ne serions-nous des cousines éloignées ?. Vous allez rire, mais mon fils travaille chez un armateur, il envoie lui aussi des bateaux sur toutes les mers du monde..."

La jeune fille se met à rire en effet, en pointant quelque chose juste derrière moi, je me retourne, c'est Fils Dernier, l'allure dégagée, la mine désinvolte, l'oeil brillant de celui qui a regardé les Dieux en face, ou du moins leur reflet sur la montagne...

"Orlando ! Bello..."

Qui a prononcé ces mots flatteurs ? Je ressens un vif orgueil tout en arborant le visage impassible d'une mère habituée à ce que ses enfants défient les gouffres capriotes  chaque jour que Dieu fait.

Fils Dernier salue d'un geste charmant les deux Patriciennes dont le regard s'adoucit considérablement.

"Mais d'où viens- tu ? Tu ne sembles pas fatigué alors que l'escalier montait sur une pente raide à s'évanouir !"

"Très amusant, très facile, j'ai couru car les marches s'effondraient presque sous mon poids, j'ai sauté presque dans le vide, me suis raccroché à un second escalier qui sortait d'une espèce de grotte, ensuite j'ai vu une piste à pic, elle m'a amené devant un muret romain qui une fois escaladé, m'a laissé dans un jardin parfait, juste sous les remparts de Tibère, je me demande qui a la chance d'habiter ce paradis ! Verger, potager, le Jardin du roi des Phéaciens, il ne manquait que Nausicaa, Capri est une aventure fabuleuse, à condition de s'éloigner des sentiers battus ...  Il faut la caresser comme un chat, à rebrousse-poil, c'est si vrai et si drôle, surtout pour les familiers des chats. Je n'invente rien, qui a écrit cela ? !"

"Notre ami, l'écrivain Cesare de Seta..." réplique avec une charmante modestie la plus âgée des "Donne".

La plus jeune, sa fille, ajoute d'une voix mutine:

" Le paradis, c'est le nôtre ..." 

Sa mère le désigne d'un geste gracieux, une flaque vert sombre cernée de pierres témoignant d'un très ancien travail, un mur d'orfèvre, un mur romain.

"Un café ?"

Toute rencontre voulue par le destin se termine ainsi à Capri !

Sous la glycine de la loggia, les parfums flottent et m'ôtent  définitivement le peu de lucidité qui me restait. Ce jardin déployant ses grâces autour d'une maison blanche au toit en berceau, a libéré ses effluves les plus capiteuses en l'honneur du beau temps. romarin, jasmin, fenouil, roses nacrées, et feuilles de citronniers, d'orangers, de myrte exhalent une mélodie qui font chavirer l'esprit et vibrer le coeur. J'entends Fils Dernier murmurer à la belle jeune Capriote qui le couve d'un regard amusé:

" Je préfère ce côte-ci de l'île, tellement raffiné, et cette façon de remonter les siècles, l'absence de routes bien sûr, et autre chose, une atmosphère si, comment dire ..."

"Spirituelle..." achève la belle jeune fille au prénom inconnu.

 "Vous cherchez en vain une maison si j'ai bien compris ? L'autre côté semble vous avoir rejeté, il vous reste donc un espoir chez nous. Vous  faut-il nécessairement des ruines ?"

Fils Dernier sursaute et manque renverser sa tasse, mes esprits me reviennent, et d'une même voix, nous supplions la Donna de ce jardin de paradis de nous en dire plus ...

"Non, une ruine ne nous tient pas à ce point au coeur, même si mon époux a la passion des choses effondrées, vous pensez à quelque chose d'habitable, mais rien de moderne, je vous en prie..."

" Votre séjour s'achève d'ici quelques jours, quand revenez- vous  ensuite sur l'île ? "

" Je n'en sais rien, mais le plus vite possible ! " 

Les "Donne" affichent une mine soucieuse, et nous calment gentiment. Elles ont une idée, une idée sérieuse, toutefois, les meilleures idées gagnent à être approfondies.

"Nous vous attendons, inutile de nous écrire, si vous devez revenir, vous reviendrez. A ce moment-là, cette maison qui n'est pas une ruine, tout en s'élevant sur des vestiges immémoriaux, voudra peut-être de vous. Capri décidera. Nous n'oublierons jamais cette rencontre."

"Comment oublier Orlando ?" chuchote la plus jeune.

Là-dessus, nous prenons congé, j'ai le sentiment absurde de quitter un monde pour un autre ...

"Pourquoi même les personnes les plus sympathiques  de l'île vous donnent-elles l'impression d'appartenir à une époque lointaine?" interroge Fils Dernier en écho.

"Capri est hantée... Nul ne peut échapper à cette fatalité."

"Pour une fois, je suis d'accord. Allons à Positano demain, cela nous remettra les idées en place !  Nous ne reverrons  jamais cette mère et sa fille..."

"Capri décidera, comme d'habitude" dis- je dans un soupir. 

A bientôt, pour la suite de ce roman-feuilleton à Capri, Naples, Positano, Sorrente et Amalfi,

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Jardins  de paradis à Capri, avril 2025.
Crédit photo Vincent de la Panouse









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