La maison ensorcelée
Roman à Capri
L'art de rater un dîner à la française
« Ils ne viendront jamais ! Je suis sûre qu'ils se méfient de nous, et surtout de notre promesse d'un vrai dîner à la française déjà trente minutes de retard, que se passe-t-il ? Nous sommes à seulement un quart d'heure de leur Traverse... Peut-être l'assassin en liberté de la via Follicara l'espèce de fou sympathique qui m'a titrée reine de France, leur a-t-il appris que nous désirions vraiment acheter la ruine abandonnée ? Peut-être nous prenaient- ils juste pour de doux rêveurs et voilà que nous nous posons en enfants gâtés par la fortune , or rien n'est plus faux, surtout après notre discussion belliqueuse et musclée avec ce gentilhomme d'aventures qui se prétend homme de confiance d'un propriétaire avide.
Capri rend fou, c'est entendu, mais pas seulement nous, à l'exception des chats parfaitement raisonnables dans leur sagesse de descendants des animaux favoris des empereurs romains, tout le monde ici a un côté inattendu, déroutant, insaisissable, et la preuve en est le retard insensé de nos invités ! Le poulet avait l'air d'un tas d'os à la sortie du four, maintenant, on jurerait un bout de dinosaure dérobé dans une des vitrines de l'antique collection d'Auguste.
Oui, je raconte des sottises, mais je suis nerveuse, voyez- vous, lors de notre rencontre via Follicara, avant le départ d'Henri, Flavia m'a expliqué tout de suite que les maisons de l'île échappaient aux Capriotes et à leurs enfants en raison des prix exorbitants décidés arbitrairement par leurs propriétaires.
Voilà pourquoi leur neveu ou cousin n'a pas tenu son rendez-vous !
Mesurez- vous la gravité diplomatique de la situation ? Nous outrepassons nos devoirs de voyageurs respectueux, Salvo a souhaité nous faire plaisir, puis, il a changé d'opinion, et a, je le devine, interdit à son charmant neveu ou cousin je ne sais plus, de nous approcher ! nous sommes maudits! mon Dieu, ce poulet est à jeter ! pourvu qu'ils aient oublié notre invitation, comment leur avouer que nous sommes incapables de préparer un dîner français à Capri ?»
L'Homme- Mari et Fils- Aîné, doués tous deux d'une patience extrême à l'égard des états d'âme féminins et maternels, soupirent vaguement. En vérité, ma litanie anxieuse ne suffit guère à les arracher à leur profonde méditation devant une volaille bien maigre débusquée dans une boucherie où le mot « pollo », mal prononcé sans doute, nous a valu une pluie de remarques ironiques et, grâce au Ciel, obscures car émises en patois d'Anacapri.
Le dialecte encore parlé « en bas », au bourg de Capri, serait une langue aussi étrangère pour les gens de la montagne que le Grec ancien ou l'occitan des Troubadours.
Depuis les Atlantes, les Pelages immenses, et l'empereur Auguste, Anacapri brandit son dialecte comme son étendard orné d'une chèvre agile et impétueuse gravissant une échelle. Depuis Tibère, Capri riposte avec véhémence, envoie des cailloux sur le Saint Patron d'Anacapri, le bon San Antonio, se moque de la rusticité des paysans « d'en haut » et le dialogue entre ces deux communautés distantes de quelques malheureux kilomètres, ne s'adoucirait guère encore de nos jours.
Anacapri est fière de mêler des mots français à son patois, Capri y voit là un signe de trahison, un souvenir de la prise de l'île par le Général Lamarque, sur l'ordre de Joachin Murat le roi- magnifique guettant la bataille sur le toit du Palazzo Reale de Naples. Ces coquins de gens d'Anacapri ne soutinrent ils les vaillants Gascons aux moustaches de chat, déterminés à bouter la garnison anglaise au bout du golfe et de l'univers.
Et ces Français insolents, téméraires, héroïques sans le vouloir ni le savoir, eurent l'audace de se toquer furieusement de Capri, cette île- sirène aux appas voluptueux, cette île pareille à une femme fatale, sauvage et parfumée, d'y faire souche parfois, d'y planter la pomme de terre, et d'y bâtir des Villas à la mode romaine ; bien avant les Allemands, les Russes, les Américains, les Milanais, les Romains, et le cortège hétéroclite et turbulent des heureux du monde !
Une conquête qui vît les conquérants être les premiers conquis, en escaladant les âpres, les rudes, les imprenables falaises, en pourchassant les anglais sur les sentiers de chèvres, en hissant les canons envoyés de Naples avec l'aide des anciens dieux, eux aussi du côté des joyeux Gascons, sur la roche abrupte.
Tout à l'heure, j'ai choisi dans une boutique gouvernée par une parente infiniment distinguée de Flavia un somptueux « bouquet », j'ai souri enchantée de cette complicité avec ma langue, mais d'un ton ferme, on m'a conseillée de me garder d'employer ce nom innocent « en bas »où il ne saurait être compris, sauf miracle...
Mais le moment n'est plus à la rêverie historique, j'ai dressé avec les ressources de la maison une table embellie par le bouquet de roses du plus éclatant jaune soleil, notre bouteille de vin français a fait à elle seule remonter la marge du caviste de la via Giuseppe Orlandi. Nous avons embrassé Fils Aîné qui a eu l'idée touchante d'acheter un Limoncello traditionnel, ensuite... c'est la plongée dans l'inconnu…
Anacapri ne souffrant pas que l'on s'adonne à un exotisme dangereux en matière culinaire, force fut d'avoir recours à la ruse et à l'opiniâtreté : que vont dire nos nouveaux amis face à ces plats déconcertants ? Une salade désordonnée unissant morceaux de tomates du Vésuve, écorces de citron, et miettes de mozzarella, un poulet sans la moindre graisse, et son riz trop cuit ?
« Cessez de vous angoisser, Giulia vient de m'envoyer un message, ils arrivent, et apportent une "torta caprese", au moins, nous aurons cela à manger si tout le reste est raté. Ce poulet a vraiment une drôle de mine... ne pensez-vous pas qu'il faudrait commander des pizzas en face ?»
Fils Aîné a beau jeu de se montrer désinvolte ! je redoute de tout mon cœur que ce dîner ne pouvant contenter que des gens soumis à un régime strict, ne gâche notre belle entente cordiale ! comment devant des mets insipides raconter avec un détachement ironique l'épisode de ce matin où nous dûmes endurer l'âpre loi du marché dans un jardin de poète ?
Les nerfs tendus à se rompre, je vais guetter dans l'allée, sous le châtaignier protecteur pendant que Fils Aîné se sauve afin d'aller chercher les Pizzas de la dernière chance. Une brume laiteuse glisse de l'énorme paroi du monte Solaro, éparses et vaillantes, les maisons envoient vers la vallée l'éclat têtue de leurs intérieurs illuminés, bien au delà des songes mortels, l'étoile guidant bergers et marins étincelle sur l'arche du ciel velouté.
J'oublie où je suis et mon esprit vogue sur les ailes des mouettes qui seules prouvent dans ce jardin clos de jasmin que nous sommes de fragiles îliens soumis à la violence hasardeuse des éléments. Le vent secoue soudain les branches du châtaignier touffu, et la peur furtive émanant chaque soir de cette âpre et grandiose citadelle ancrée sur un gouffre me reprend un court instant, cette fois, l'antidote à ma frayeur se déploie devant moi : le Monte Solaro me protège comme il protégeait la chaîne hétéroclite des habitants de l'île, à la fois divinité de la roche, château oublié d'Artémis et d'Apollon, et sanctuaire de la blanche et douce Madone en son bosquet de chênes verts au bout de la Migliera.
« Demain au crépuscule, nous irons en quête du rayon vert depuis le second belvédère de la Migliera, c'est la seule façon d'amadouer l'île, si elle veut de nous, qu'importe les exigences éhontées de ce bandit de ce matin ! les Sirènes logent toujours au sein des roches et elles nous écouteront.»
« Madame, nous sommes si désolés, notre fils avait une nouvelle qui n'a surpris personne d'ailleurs, à nous annoncer au téléphone. Flavia a beaucoup pleuré de joie, puis elle s'est lamenté à l'idée de ne plus être la seule dans le cœur de son fils tout en devant lui inventer le plus extraordinaire des mariages sur cette île où la plus humble fête est toujours pleine de magnificence.
« C'est un cadeau d'adieu » a-t-elle protesté avant de se réjouir à nouveau, de se désoler encore, et de nous embrasser comme si elle était condamnée à ne plus jamais nous voir de sa vie. Nous vivons entre drames et bonheur, orages et soleil, pleurs de chagrin, et larmes de joie, comme il sied à une famille de Capri.
Ce dîner à la française, vraiment un grand honneur, nous détendra merveilleusement ! cette villa me surprend, je ne la croyais pas si belle, ce châtaignier est très ancien, et quelle splendeur ! Le jardin est parfait, juste ce qu'il faut pour se reposer en paix au pied de la montagne, un bout de campagne au cœur d'Anacapri, et si vous louez de temps en temps, pas d'impôts à ajouter à ceux que vous payez en France, nous sommes si tristes pour les Français tellement chargés de taxes , moi je ferais la révolution à votre place ! non ? J'admire votre patience, madame !
N'allez vous oublier votre étrange engouement pour la maison abandonnée que l'on vous a sommé d'acheter ce matin, au prix d'une Villa de luxe, ornée de colonnes, pavée de majoliques, agrémentée, cela va sans dire, d'une piscine à débordement et de la vue sur les Faraglioni , et pourvue d'un jardin planté de citronniers?
Oui, tout à l'heure, en faisant les courses à l'épicerie de la piazza Caprile, j'ai entendu les rumeurs sur ces Français qui sont venus se jeter dans la gueule du loup, j'aime bien cette expression de votre pays, et votre loup, moi je le connais. Il a de grandes dents et un gros appétit le loup qui garde la maison en ruines ...
Nous en parlerons à table devant vos merveilleuses préparations culinaires, les Français ont une si belle réputation. Ma fille et ma femme se hâtent, escortées par votre fils. ah, la fameuse galanterie française, quel plaisir qu'elle ne soit pas perdue. À propos, que devient l'autre garçon si sympathique, embarqué d'ici pour l'Afrique ? Vous ne semblez jamais angoissée, c'est étonnant ; ma femme ne supporterait jamais qu'un enfant s'éloigne autant même pour son premier poste. ».
Ce reproche à peine voilé me bouleverse !
En faisant les honneurs de notre escalier à balustres, puis, incitant mon invité à courir dans le vestibule afin que son regard évite les poubelles sagement alignées selon leurs vocations
(Papier, verres, et autres souvenirs encombrants de la vie domestique,
habitude capriote assez déroutante au début), je l'installe sur un sofa immaculé.
Entre deux présentations d'olives charnues et d'amandes grillées dans des soucoupes ébréchées, j'accepte ses compliments sur la rotonde levée ainsi qu'une proue sur la nuit capriote, et profite de sa bonne humeur pour défendre la force de mon attachement maternel.
J'ai confiance en l'esprit vif, en la vigueur de caractère, en la finesse humaniste de Fils Dernier, qui à l'instar d'Ulysse est un sage « qui a vu les cités de tant de peuples et qui les a compris ».
Car, que vaut le voyage si l'on ne sait comprendre son prochain, et surtout tisser des liens avec lui ?
Enclins à la pudeur sentimentale, l'Homme- Mari et moi- même, tentons de ne pas harceler l'aventurier chaque soir, mais soupirons de joie en ouvrant avec frénésie ses messages au style musclé et sarcastique.
Or, l'angoisse déferlant assez vite, dans notre cœur de parents s'obligeant à observer la retenue la plus drastique, une cure de maisons romantiques à Capri nous donne une sérénité apparente qui peut être mal comprise de la part d'un couple moins habitué à l'exil enthousiaste de ses enfants …
« Bien, mais je ne vous sens pas très sereine, ce vin français ? Quelle folie ! merci, merci, dit Salvo ébahi en tendant son verre à l'Homme- Mari, je suis très ému de votre générosité ! qu'allons- nous vous souhaiter ?»
« Bonheur et santé, amour et chance à nos enfants et aux heureux fiancés ! »
« Bien, bien, s'amuse Salvo, mais que souhaite-t-on aux parents? Peut-être un rapide retour à Capri ? A moins que vous ne préfériez visiter la Toscane, lassés de nos moeurs bizarres ?L'Italie du sud ne plaît pas à tout le monde, nous sommes des sauvages dans le fond .. »
L'homme-Mari proteste avec énergie, et j'en profite pour complimenter Giulia de sa robe aux ramages bleues, le goût italien, c'est quelque chose que l'on reconnaît tout de suite ! grossière erreur, Flavia et sa fille me dévoilent une marque française ... La tenue est arborée en notre honneur, je me sens mourir de honte, cette famille renchérit dans la gentillesse et nous n'avons qu'un poulet osseux à lui servir. Théodore s'empresse de remplir les verres avec l'adresse d'un échanson de maison princière, il a saisi la gravité de la situation : si nos convives atteignent un bon niveau d'ébriété, le repas passera mieux...
Or, si Salvo résiste sans broncher à cette attaque alcoolisée, Flavia et Giulia déclinent avec grâce les tentatives héroïques de Fils Aîné décidé à les rendre délicieusement « pompettes ». Je soupire et me résigne, nous allons faire une impression désastreuse et repartirons honteux et confus du ravissant village d'Anacapri dont l'entrée nous sera défendue à jamais.
Je murmure d'une voix tremblante « Madame est servie » en me lançant dans un discours mondain sur l'usage du savoir-vivre à la française, Flavia perplexe m'écoute attentivement ; puis, à mon grand soulagement, éclate de rire:
« Salvo, dit-elle, nous allons imiter la signora, c'est tellement mignon ! quelle jolie table ! est-ce la mode aussi en France de mettre des assiettes différentes? Ce bouquet ! quelle merveille ! je parie que vous l'avez choisi chez ma cousine, juste à côté de la Casa Rossa ? Oui, bien sûr, elle parle un bon français, nous sommes tous cousins ou presque, vous savez, enfin, nous les vieilles familles... ».
Nous
approuvons d'un mouvement de tête déférent, conscients de recevoir
la fine fleur îlienne.
L'heure de vérité a sonné, Fils Aîné cachant mal son fou- rire, place le volatile à demi carbonisé au milieu de la table et le silence se fait autour de ce plat si indigne de la réputation d'un chef français.
Etrangement, le courroux de Salvo se porte sur mon humble salade agréablement disposée dans un compotier de majolique chamarrée.
« Qu'avez-vous fait , madame ?, me demande-t-il d'un ton courtois mais soupçonneux.
Interloquée, je regarde mon essai culinaire sans déceler le moindre outrage : la mozzarella est fraîche, les tomates capriotes, l'huile d'olive abondante, pourquoi ce regard accusateur ?
« On ne taille pas la mozzarella en petits morceaux ! et c'est un crime de la mélanger aux tomates ! On ne renverse pas la bouteille d'huile dans le saladier ! est-ce donc la manière française ?
Dio mio ! »
Interdite, atterrée, déconfite, je rougis, verdis, larmoie, et la famille part d'un rire franc,.
« Allons ! C'est juste une plaisanterie, cette salade nous changera » intervient Flavia toujours affable et compatissante envers son prochain.
Giulia me promet dans un bel élan de m'enseigner les rudiments de la salade caprese, Salvo se répand en excuses et me tend un mouchoir. Epuisée, je prie l'Homme- Mari de découper notre piteux volatile, qui suscite à son tour un manque d'appétit flagrant … Fils Ainé impavide et ironique se lève, altier et déterminé.
Nos invités échangent des regards craintifs, et Flavia esquisse un mouvement de recul.
« Voilà les Pizzas « ! crie notre fils comme s'il déclarait la guerre à un ennemi invisible, nos invités se lèvent pour mieux voir et se répandent en applaudissements ils sont sauvés in extremis de l'inanition! l'harmonie renaît et je félicite à voix basse Fils Aîné de son talent diplomatique ...
Salvo, rasséréné et sustenté, ranime la conversation étiolée par nos imprudences gustatives.
« Cette vieille maison que vous aimez tant, allez-vous l'aimer encore maintenant que vous connaissez son prix ? Il est clair que le propriétaire se moque de vous, grandement aidé par son chargé d'affaires qui vous prend pour des personnes aussi sottes que fortunées. Pourtant, je suis certain que vous allez vous entêter, ai-je raison ?
Oui, et pourquoi ? Vous possédez déjà une belle maison, qui semble très froide et un peu triste, je l'ai vue sur internet, mais enfin, vous avez un toit ! Si vous sentez que vous ne pouvez plus vous passer de Capri, si vous pouvez donner la moitié ou le quart, ou le quart du quart de cette somme qui me paraît avoir été calculée spécialement pour vous effrayer, vous dégoûter, ou vous ruiner.
Alors, avec de la chance, et de la modestie, mon neveu l'architecte et mon cousin le géomètre vous dénicheront certainement une charmante cabane dominant la mer, ou douée d'une petite vue sur le balcon, parfois même d'un jardinet. Le quartier très ancien et pittoresque du Palazzo a Mare,sur les hauteurs de Marina Grande, n'est pas si cher, et la plage antique va envoûter la signora.
Non ? Vous gardez l'espoir malgré la rapacité du propriétaire? »
Théodore nous considère avec étonnement, lui aussi ne comprend rien à notre engouement inconsidéré envers une ruine que l'on nous ordonne d'acheter au tarif d'un palais princier.
Giulia découpe d'une main fine sa splendide « torta caprese » et le souvenir du conte Peau d'Âne m'envahit, aurait- elle dissimulée une bague dans ce chef d'oeuvre ? Hélas, sa mère m'a chuchotée que la belle enfant était fiancée, quel dommage ! d'un autre côté, Fils Aîné a bâti sa vie dans un pays froid où une Capriote succomberait vite à la nostalgie, ne rêvons plus !
« Cette maison est ensorcelée, je l'ai enracinée dans ma tête, et ma femme dans sa mémoire, elle est certaine d'y avoir vécue, comme ici d'ailleurs, il semblerait qu'un esprit de l'air veuille que nous ne cédions pas au découragement.
Je vais faire une proposition honnête et je recommencerai. Je n'aime pas abandonner sans combattre ! même si la tour couverte de vigne-vierge qui se dresse juste au dessus de nous, à flanc de montagne, m'attire également, qu'en pensez-vous ? »
Je suis furieuse de cette trahison inattendue ! la réplique immédiate de Salvo brise aussitôt ma colère et les élans intempestifs de l'Homme- Mari :
« Cette masure ? Impossible ! elle appartient à deux frères qui ne la lâcheront pas tant qu'ils ne seront pas écrasés dessous, car elle bouge, ses fissures en font un danger permanent, personne n'ose s'y aventurer de peur de recevoir le toit sur la figuré. Mais, que voulez-vous, les propriétaires y tiennent plus qu'à leurs femmes, ils s'imaginent que le trésor de Tibère dort dans ses fondations et sortent le fusil dès qu'ils entendent le portail s'ouvrir ! »
« Le fusil ? dis-je terrifiée par ces mœurs si peu capriotes, il y des armes sur l'île ? »
Salvo mime un chasseur visant une proie :
« La chasse se pratique toujours sur la montagne ou au bord de la mer après les saisons des touristes, c'est une coutume qui nous a aidés à survivre autrefois. Nous ne sommes pas si doux que les étrangers le croient ! »
La belle Flavia dissipe le léger malaise accompagnant ces mots péremptoires par une aimable invitation à dîner à notre tour dans leur maison accrochée à la vallée de Caprile :
« Vous aurez peut-être un autre coup de cœur pour la maison voisine, notre cousine en réclame une somme si élevée que nous en avons honte pour elle ! Mais si vous l'achetiez, je vous jure que je vous préparerais une" torta caprese" tous les matins ! »
Je suis émue de cette preuve de confiance et remercie avec effusion tout en confessant l'état pitoyable de mes richesses terrestres, aucun diamant gros comme le Ritz dans mon coffre-fort où sont amoureusement rangées les dents de lait de mes fils . Nul tableau signé Carpaccio, Greuze, Fragonard, ou Renoir, mais une envolée de ravissantes « Vedute » italiennes à la valeur purement sentimentale ; quelques chats de gouttière devant la cheminée,, un logis à la beauté désuète cerné d'un parc humide, et des toitures majestueuses certes, mais des plus incertaines quand les assauts rituels des tempêtes fustigent la verte campagne …
Il faut se rendre à l'évidence : nous sommes trop pauvres pour ce rêve insensé d'une ruine minable blottie sur le sentier le plus ignoré d'une île adulée même aux confins de notre galaxie.
Notre ultime chance serait de creuser en secret dans le jardin de la maison ensorcelée, de tirer de sa nuit le trésor volé aux Grecs d'Auguste, la statue en or de Tibère ou le coffret à bijoux d'une fille, très étourdie ou admirablement prudente, redoutant les odieux larcins du sanguinaire pirate Barbe Rousse. Ce voleur d'enfants et de jeunes filles donne encore le frisson aux îliens ! le récit de ses atrocités infernales supplante même l'intolérable cruauté de Tibère dont on adore bercer les innocents voyageurs...
Alors, qui sait, les mains pleines de pièces romaines ou de rubis sang de pigeon, pourrais -je affronter l'avide chargé d'affaires ou, si je suis rebutée avec hargne, la cousine de notre amie Flavia ?
Ce dernier point de vue se justifie d'une certaine façon : quelle prouesse insensée n'accomplirait- on pour une « torta caprese » aux amandes et citrons, préparée chaque matin par les mains délicates d'une descendante directe de Tibère ?
Hélas, j'ai beau me bercer d'illusions et plaisanter avec le destin, le temps fuit à grands battements sur les ailes des mouettes gémissant à l'instar de Sirènes éplorées dans les eaux limpides de leurs grottes profondes.
Fils Aîné s'embarquera vers le monde réel demain, et nous bientôt ; ou jamais ? Capri mène la danse et nous étourdit de sa subtile emprise...
« Et si nous revenions à la fin de l'automne ? Ce damné chargé d'affaires déchantera peut-être, figurez- vous qu'il se croit sûr de vendre ce taudis décati avant la fin de l'été à une grande fortune nordique ... cet homme a trop de certitudes pour y voir clair à mon avis. »
Salvo et Flavia s'épanouissent :
« Oui, revenez en octobre, vous aimerez l'île bien davantage ! vous marcherez en paix sur les sentiers des falaises, vous ne quitterez plus les hauteurs d'Anacapri, et ferez vous aussi partie du paysage, vous irez à la rencontre de l'île éternelle, et vous la comprendrez en subissant la fraîcheur de l'air, les rapides ondées, les brumes tombant à l'improviste et les coups de vent qui vous glacent de terreur, puis la tempête s'éloigne et l'île pousse un immense soupir de joie. Revenez ! et avant, venez à la maison, Giulia vous enverra les instructions. Maintenant, la tradition est de boire ensemble le Limoncello, non, pas celui-là, le nôtre, le vôtre est pour les touristes. Nous avons apporté celui dont la recette a été inventée par mon ancêtre, une femme au caractère de feu et de fer, une vraie Capriote que rien n'abat. Vous verrez, vous dormirez sans penser à cette maison ensorcelée qui vous fait perdre la tête et sans visite de fantômes ! »
A bientôt pour la suite de ce roman à Capri ,
Lady Alix ou Nathalie-Alix de la Panouse
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Capri, soleil couchant sur la crique du Faro (Crédit photo: Vincent de La Panouse) |
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