La maison ensorcelée
Chapitre XVII
Salvo avait raison. Aucune nostalgie ne saurait résister à un léger abus de Limoncello...
Notre nouvel ami Salvo est une de ces personnes altruistes que leur magistrale
générosité incline à croire qu'elles ont toujours raison, surtout face à un prochain emporté par ses chimères.
Ainsi la nuit me fut paisible du moins tant que les suaves vapeurs du Limoncello antique noyèrent mes songes. Puis, l'aube m'étourdit de sa clarté rose à travers les volets striés de persiennes et une grande image se développa sous mes paupières.
Ce n'était pas un rêve, juste une nuée, pareille à celles qui servent si ingénieusement aux dieux de l'Odyssée afin de mener les mortels par le bout du nez.
Une dame en blanc, les traits noyés sous une brume couleur de lait me soufflait ces mots entêtants comme le sourire d'un ami perdu :
« Ne nous quitte pas sans revenir à Damecuta, là où la musique divine chante sous les pins, ne t'en va pas sans nous saluer, nous t'attendons dans le bois parfumé, nous te prions de revenir dans nos anciennes demeures, nos chambres parsemées de ruines, nos terrasses écroulées sur le golfe, erre encore vers l'entrée du chemin secret qui nous emportait vers le palais des Sirènes, ne t'en va pas avant d'avoir guetté nos voix tissées de vent au-dessus de la mer hurlante qui mord de ses vagues enragées les criques inconnues et les grottes interdites aux mortels, écoute, va à Damecuta... ».
Un bruit de paroles rapides me tire de ce songe bavard, aurais- je cette nuit croisée une Sirène égarée entre deux mondes ? Un vague frisson me secoue, où suis-je moi-même ?
Serais- je condamnée à errer dans l'obscur passage opposant l'irréel et le réel ?
Mes hallucinations matinales s'apaisent au rythme d'une dispute de voix familières , et mon bon sens, fort malmené par l'atmosphère ensorcelée de l'île, se ranime ...
Je suis toujours à Anacapri, village établi en des temps immémoriaux par les amoureux fervents suivis de leurs chèvres acrobates, sur les montagnes de l'île de Capri.
Je suis encore la locataire éphémère du tiers d'un palazzo de la Belle Epoque, et mon digne époux se chamaille, pour une sombre histoire de café raté, avec mon non moins digne Fils Aîné de l'autre côté de ma chambre.
Je confesse devant mes lecteurs qu'un abus de Limoncello, liqueur traître et puissante, inflige à mon cerveau une léthargie inhabituelle, L'écho de la mélopée « Damecuta » bourdonne dans ma tête douloureuse ...
Je crains tout à coup d'être une victime du « mal de Capri », ce syndrome de Stendhal importé sur l'île par les âmes sensibles. Le châtiment ne saurait tarder :on va me conduire sans l'ombre d'un doute au bel hôpital(à Capri, même l'hôpital est beau, cela va sans dire !) blotti au pied d'une énorme falaise !
Pire si mon cas est jugé des plus angoissants, une ambulance prendra sa course au risque de choir dans une conque aussi meurtrière que le Saut de Tibère (cet amer précipice si utile pour la disparition immédiate des courtisans ayant cessé de plaire à l'empereur selon l'effroyable légende), jusqu'à l'Héliport, avant ma traversée par les airs vers les doctes médecins Napolitains.
Que non pas !
Nul être vivant ne se doutera de mon absurde malaise !
Chassant par la fenêtre mes élucubrations, je lave mes idées noires dans la lumière qui poudre de rose les vergers et vignobles ceinturant le Monte Solaro.
Après avoir repris vaguement figure humaine, je rejoins ma famille belliqueuse installée sur la table de la rotonde.
Depuis nos trois hautes fenêtres entourées de fleurs sculptées, la mer s'étale à l'instar d'un lac de lait semé de paillettes d'or, la montagne miroite sous les irisations délicates du matin ; les toits arrondis et les pergolas tremblantes de feuillages sont ciselés par la pureté de l'air.
Beauté parfaite de Capri !
Plonger dans cette paix limpide et y rester jusqu'à la fin du monde...
Vœu irréaliste, irréalisable et pourtant vœu formulé sur l'anse de ma tasse de café .
Avant d'entendre encore « Damecuta », cette étrange mélopée, prononcée par Fils Aîné qui me détaille d'un regard pensif. Aurais- je à ce point mauvaise mine ?
Je ne boirai plus jamais une gorgée de Limoncello sauf si le Signor Pagano en fait une condition pour baisser le prix de la maison ensorcelée.
« Damecuta, c'est un endroit fantastique, d'après Giulia, la maison de plaisance d'Auguste, embellie encore par Tibère, puis détruite en soixante-dix neuf sous les jets de lave ardente du Vésuve, un pan immémorial de l'histoire de l'île. Enfin Giulia, toujours adorable, a cru comprendre hier soir que tu désirais ardemment t'y balader.
Comme j'embarque sur le ferry en début d'après-midi, elle se dépêche de venir nous chercher d'ici dix minutes ; son fiancé travaille jusqu'à midi, donc, elle nous laissera ensuite au bus, c'est la ligne de la Grotte d'Azur, à deux pas d'ici, pour le prendre à son tour à Marina Grande.
Quelle fille extraordinaire, c'est un tourbillon de gentillesse !
Franchement, son fiancé a de la chance, une fille si belle, dévouée, distinguée, drôle, intelligente, et sensible, humaniste, trop pour les « vents dominants », la pauvre .. .
Je me demande à quoi il ressemble cet heureux mortel qui a su lui plaire…
Fiancée ! ici cela veut tout dire, c'est un engagement sacré en Italie du Sud.
Moi, je l'aime bien, non ne faites pas cette mine de parents pleins d'espoir tous les deux ! je suis content de la savoir heureuse, sans regrets, d'ailleurs, enfin, ne sautez pas au plafond, je vous en prie, je pense venir à la maison avec une amie...je vous en parlerai le moment venu.
Oui, à la maison !
Vous vous souvenez tout de même que vous avez un toit et une maison humide en France ?
Bon, on y va ? Papa préfère se remettre des agapes d'hier soir,...»
Le destin s'exprime par la bouche de Fils Aîné, je suis soumise aux injonctions divines usant de ce truchement familial pour me mener dans un bois de pins au cœur d'un paradis perdu qui a nom Damecuta.
Un appel dans le portable : au bout de l'allée, Giulia patiente déjà au volant d'une pimpante et minuscule Fiat, délicieusement cabossée, rançon de sa conduite hardie sur les routes périlleuses de l'île ; et nous dévalons l'escalier dans le même état d'esprit que les romantiques voyageurs du "Grand Tour" s'élançant sur les arcs fabuleux en quête du trésor de Tibère.
Fils Aîné arbore sa mine la plus narquoise en m'aidant à me faufiler à l'arrière. A quoi s'attend-t-il ?
J'observe la belle conductrice, impeccable et raffinée de la tête aux pieds, chevelure soyeuse et lustrée, image de l'élégance capriote depuis les Patriciennes de la suite d'Auguste, la voici qui s'empare du volant et démarre comme si la caserne entière des Carabiniers s'époumonait et sifflait à notre apparition.
La prodigieuse petite voiture racle les trottoirs, enfile un virage et se hâte sur la route de la Grotte d'Azur, au passage, Giulia lève une main gantée et distribue des « Ciao » royaux à l'adresse de promeneurs admiratifs,
« Des amis ! »
Puis, revigorée par ces saluts impromptus, accélère sans peur sur une route à peine assez large pour y caser deux Mini Cooper. Voilà que nous frôlons une, deux, trois autres Fiat, manquons d'érafler un camion aux proportions extrêmement réduites selon la mode îlienne, arrêtons net notre course en l'honneur d'une poussette tenue par les mains vigoureuses d'une Mamma rebondie, et reprenons notre train infernal après un virage qui nous fait piquer vers l'extrême pointe d'une falaise particulièrement abrupte.
Une conduite ordinaire à Capri ...
Je meurs d'envie de supplier la belle enfant de ralentir afin de ménager une passagère en proie à des crises d'angoisse, mais la fierté m'en empêche ! Fils Aîné s'amuse, plaisante, se moque des autres véhicules qui s'écartent de notre fatal équipage sans demander leur reste, et Giulia, ravie de cette marque de confiance masculine, en profite pour augmenter encore son allure de conductrice intrépide.
« Mon père conduit beaucoup plus vite que moi ! mais je le rattrape souvent ! »
« Bien, dis-je d'une voix étranglée par la peur, bien ! magnifique ! je n'aurais jamais obtenu mon permis à Capri ..Sommes- nous encore loin ? »
Giuilia ne répond pas, concentrée sur un tournant d'une étroitesse inouïe.
L'obéissante Fiat bondit, et se précipite sur une ancienne voie romaine joliment bordée de champs battus des vents, et de jardins où fleurissent l'oranger, le citronnier et une horde rebelle de myrtes et de roses . Un panneau indique l'Héliport, et le terrain militaire, vaste domaine gardé par des guerriers prêts à jeter sur les pointes des récifs écumeux les audacieux qui oseraient braver l'interdit.
« Quand Papa a eu son malaise le mois dernier, j'ai suivi l'ambulance, de l'hôpital, explique Giulia, et dés qu'ils m'ont vue descendre de voiture, les militaires ont cru que j'étais une terroriste ! ils voulaient me mettre des menottes !il ne faut pas s' en approcher ! mais l'hélicoptère sauve la vie des gens malades, c'est une grande chance pour Capri.
Regardez ce drôle de banc, c'est une lettre d'amour, tous les amoureux viennent y graver un poème éternel ; leur amour s'enfuit parfois, le poème veille seul en souvenir des passions qui brillèrent dans le cœur des amants désunis.
Mais nous sommes à Capri et souvent, la sorcellerie des Sirènes ranime les sentiments, le feu se rallume sous les braises de l'absence ou la douleur des reniements, et les amoureux renaissent à l'ancien amour, ils refleurissent même si leurs cheveux ont blanchi, même si des rides racontent l'histoire de leurs visages... Ils sont neufs devant la vie qui leur donne une seconde chance au cœur de l'automne, à l'orée de l'hiver ! et alors, ils reviennent ici et remercient les dieux immortels sommeillant sous les ruines...
Là-bas, au bout de l'allée, commence le site de la Villa Romaine, c'est un lieu presque secret, le portail n'ouvre que le matin et à la fin de la journée. Je suis si fatiguée chaque dimanche après avoir passé la semaine à sourire et à tenter de montrer les belles choses que nous proposons dans notre boutique à des clients parfois désagréables, que seule une promenade tranquille dans cet immense parc me redonne du courage, la vue est si sublime sur Naples que je ne pense plus qu'à la beauté de notre pays, et ce sentiment ranime la joie en mon âme.
Ensuite, la semaine me paraît plus facile et les idées tristes glissent de mes épaules.
On raconte que l'empereur Auguste aimait cet endroit plus qu'aucun autre sur l'île, il aurait insisté pour que Masgaba, son architecte numide au regard de feu creuse la falaise la plus intangible de ce roc flottant qu'était Capri afin d'y élever une maison pareille à un oiseau de mer, un palais ouvrant ses ailes sur le golfe. Et ce fut lui que guidèrent les trois Sirènes vers l'entrée du souterrain descendant à la Grotte d'Azur, l'oeuvre stupéfiante des architectes Atlantes.
Vous savez certainement que notre île est un vestige du royaume d'Atlantide ?
Oui, vous êtes si cultivés ! ce merveilleux souterrain nous le connaissons tous; on nous en révèle le secret de générations en générations,. Bien sûr, avec l'érosion, et surtout les secousses dues aux colères du Vésuve, ce merveilleux ouvrage s'est obstrué en maints endroits, si vous avez la témérité d'y ramper, vous risquez de ne jamais en sortir ... Voulez-vous voir cette admirable construction de près ? Il en subsiste encore une porte juste au pied de la tour."
«Je te suis tout de suite, interrompt Fils Aîné radieux,
vraiment, Giulia, trois heures pile avant mon départ, la perspective de m'enliser dans un souterrain mythique me paraît le cadeau d'adieu idéal! mieux que bavarder avec un sphinx muet ou de croiser des fantômes coiffés d'un Panama comme Maman!
En tout cas, si Henry l'apprend, il fera tout pour revenir à Capri, c'est un aventurier, il grimpera la Scala Fenicia en pestant que c'est une balade de jeune fille, et il percera le mystère du souterrain de Tibère ou des rois Atlantes, au nez et à la barbe des archéologues et érudits qui s'évertuent à prouver que ce tunnel n'existe plus.
On y va ? »
Giulia range sa voiture le long d'un buisson rayonnant de fleurs mauves.
Un nuage fugace assombrit la pureté extravagante du ciel, la brise taquine les ramures des pins, et nous berce de sa fraîcheur spirituelle.
« Ton frère a beaucoup de caractère, répond- t- elle, d'un ton pensif, j'espère qu'il reviendra, j'espère que vous reviendrez tous, je n'ai jamais invité personne à marcher dans les allées de ce parc, voyez- vous, la villa de Damecuta est sacrée, hantée, on y entend battre le cœur de notre île. Les légendes vivent dans ces allées, sur ces murets romains, sur ces balcons du vertige, à l'abri des bosquets ?
Entendez- vous ce violon solitaire qui soupire sous les grands arbres ? »
« Un musicien qui s'exerce, rétorque Fils Ainé, il a bien raison ! nous irons l'applaudir plus tard, quel spectacle ! Je ne m'attendais pas à cette vue ! »
"Un musicien ou un héritier du dieu Pan ?" murmure notre belle amie. Nous n'osons plus dire un mot de crainte de passer pour des barbares ...
Et nous cheminons parmi un étrange éventail de pierres romaines surplombant la baie ramassée tout entière en un immense battement d'aile. Je sens battre mon coeur à se rompre, cet espèce de théâtre antique installé comme par hasard sur un promontoire extravagant est une création surnaturelle échappant à notre piètre imagination.
L'homme y a prolongé jadis la main des Titans, la démesure de l'île s'y livre sans bornes, la nature, livrée à son opulence, à sa démesure arrogante, écrase à plaisir les vestiges harmonieux d'une villégiature qui fut l'orgueil de ses bâtisseurs voici deux mille années.
.Je marche en hésitant sur les herbes folles, les branches cassées, caresse envoûtée les pierres des murets, essaie de reconnaître les chambres dévastées, les salles somptueuses pavées des amours et des batailles divines en ondes de mosaïques vertes, roses, jaunes, rouges.
Perdue dans d'indécises pensées, de confus et mélancoliques souvenirs, obsédée par la musique poignante et vacillante de l'invisible violon, j'ai l'impression de flotter dans une dimension immatérielle, est-ce la marque d'un lieu hanté ?
Les deux jeunes gens sont engloutis derrière la tour, j'avance escortée d'une foule de femmes en blanc, on se presse à ma rencontre, et je ne vois pourtant que des visages flous, des voiles impalpables, les Dames de Damecuta tournoient à l'instar des mouettes entre ombre et soleil, que désirent- elles ?
Je reviens si tard, je n'ai plus rien à leur offrir...
Une mélancolie absurde me ralentit, je suis égarée en plein jour, le ciel est drapé de nuages gris, la mer se charge de vagues glauques et furibondes, la brume la plus dense dérobe Naples aux yeux mortels. Cette fois, nul ne me sauvera d'un drame dont ma mémoire a gardé l'épouvantable trace ...
« Madame ! enfin je vous retrouve ! venez vous assoir avec moi sur ce muret, c'est interdit, mais nous en avons fait de même il y a si longtemps, vous en souvenez- vous ? Ne nous laissons pas gouverner par les règles grotesques du monde d'aujourd'hui!»
Je me retourne glacée de terreur, personne ! mais si ! encerclé par une armée de pins vénérables, l'homme au panama, souriant, impavide, autoritaire, me tend une main galante.
"Je viens, dis-je, je viens ..."
A bientôt pour la suite !
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
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Ciel d'orage sur les ruines de la somptueuse Villa Damecuta à Anacapri (crédit photo Vincent de La Panouse, printemps 2022) |
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