« Mais enfin, Madame, même sur l'île les fantômes ne sont pas coiffés d'un Panama ! Ils restent prudents, quasi invisibles et redoutent notre lumière puissante et limpide.
Vraiment, un fantôme en plein jour et à Damecuta ? Non, vous aviez mal à la tête...
Seriez- vous allergique au Limoncello ? Ou au soleil ? Vous êtes si pâle, et franchement bien maigre, vous les Françaises, vous tombez évanouies à force de vous nourrir d'une feuille de salade à chaque repas ! ne protestez- pas, je suis au courant, tout le monde s'amuse parce que vous demandez partout une «insalata caprese» et rien de plus, je le tiens de mon amie du restaurant d'en face, celui-là où vous avez dîné hier soir avec mon neveu et son épouse, cette jeune femme qui a bien de la chance d'avoir mis la main sur un aussi bon époux, si courageux, si dévoué, si altruiste, en vérité, presque aussi intelligent que mon fils et Dieu sait qu'il l'est ! vous ignoriez que mon fils occupait une haute fonction à Rome ?
Eh bien, oui, nous en sommes tous très fiers, et mon neveu tient de lui ! où en étais- je ? Ah, votre fantôme, mais Madame, vous ne faites pas l'âge que vous n'avez sans doute pas atteint, malgré votre minceur, votre teint blanc, vous nous ravissez par votre charmante façon de vous habiller, ces petites robes, c'est tellement français ! on vous regarde le matin et vous portez déjà une robe différente le soir, toujours parfaite, enfin pour une Française de maintenant, mon Dieu, mais quelle époque, comme tout change, vos compatriotes sont tellement tristes, ou pire vêtues de sacs flottants !
La France a beaucoup perdu depuis ma jeunesse... Heureusement, vous, votre drapeau français c'est votre élégance, j'approuve cela. J'ai bien fréquenté les Français autrefois, enfin, au moins un de vos compatriotes, j'étais si jeune, et lui si amoureux de moi et encore plus de Capri, mais les années se sont envolées, et je ne parle plus votre langue comme avant, quand la mer avait ce bleu des Îles du Vent, et que les dauphins s'amusaient à se faufiler dans les grottes sous-marines et à se poursuivre pareils à de jeunes chiots, et à nous éclabousser d'écume du côté des rochers du Faro...
Moi, vous ne le croiriez pas car je suis très vieille, j'e n'ai plus d'amoureux, ou peut-être si, encore un, le dernier sans doute ; il est encore plus vieux que moi, l'amour n'a pas de rides, et le cœur vous tourmente même si vous pensiez être loin de ces tracasseries... bien reprenons !
Pas un mot à mes neveux, je compte sur vous...
Vous savez, mes clients apprécient que je sois impeccable, chic comme vous, alors je réfléchis à mes tenues dés l'aube, il faut que je sois très chic car les enfants adorent les dames bien habillées, ils le sentent voyez- vous, ils ont bien plus de finesse que leurs parents, surtout les enfants italiens.
Alors je me demande :
Vais-je mettre du vert avec du rouge ? Et ce collier de corail ? Non ! à mon âge, il faut des perles, et des belles, pas trop grosses, les vôtres sortent de l'ordinaire et en plein jour... Ah ! pardon ! un collier de famille, alors, vous êtes excusée, vous prouvez votre attachement aux traditions, mais attention aux voleurs à Naples...
Je parle, je parle, et j'oublie votre rencontre interrompue par la tempête avec le fantôme au chapeau.
Vous vous sentez bouleversée, je vous en prie, Madame, ouvrez les yeux, ce fantôme, c'est un homme ! un homme en chair et en os, et en Panama, un homme de Capri qui vous admire, qui vous suit et qui vous voudrait vous dire quelque chose, par exemple »Ti voglio bene », c'est gentil et cela reste sage, l'amour sait se montrer courtois disaient les Troubadours de votre Sud, chez nous, ces poètes existent toujours. Ne prenez pas cet air étonné, moi, je sais reconnaître l'amour, autrefois, un Français m'a aimée, et j'ai refusé de le suivre, mais il est revenu au bout de quarante, ou cinquante ans,...et je l'ai refusé encore ! vous me désapprouvez ?
Ah ! Ces Français ! toujours si romantiques ...Mais, Madame, comment aurais -je pu quitter Capri ?
L'amour ne m'aurait pas suffi, Capri c'est mon sang, mon air, ma lumière, mon âme, vous me comprenez ? On ne quitte pas Capri si Dieu vous a donné cette chance miraculeuse d'y être né
.Mais, ce Français, il ne voulait pas me comprendre :
« Paris, disait- il, Paris va t'enivrer, tu oublieras ton île, tu ne pourras plus te passer de moi et de Paris, n'hésite pas, viens ! »
Et quarante ou cinquante ans après, il est revenu me chanter ce refrain, quel fou !
Comme vous êtes tenaces dans votre pays ! vous ai-je déjà raconté mon histoire ? Non, eh bien, écoutez -moi, et ne dites rien à personne, même si tout le monde s'en souvient ici...»
Nous voici à la veille de notre départ,(à moins que nous ne changions d'avis si une nouvelle prometteuse secouait l'inertie de notre ruine adorée en abaissant l'avidité excessive de son invisible propriétaire) je suis solitaire, et très heureuse de l'être, au cœur d'Anacapri, et je viens de répondre à l'injonction souriante de la tante de notre nouvel ami, le jeune créateur et écrivain.
Me voilà engagée sur un flot de confidences avec cette dame malicieuse et distinguée, remarquable de vivacité, qui brode inlassablement des robes destinées aux petites princesses, installée sur sa petite chaise, en face d'une gracieuse église blanche, sans doute la plus aérienne de l'île, un oiseau blanc au coeur d'Anacapri...
Comment résister à la bienveillante curiosité de cette artiste du chiffon précieux qui surveille la rue piétonne de son regard brillant de tendre sollicitude ? Cette grand-mère pétillante de bonté qui tend aux petits-enfants trébuchant sur les pavés un magnifique bocal rempli d'un arc en ciel de bonbons ?
Hier, après avoir joué la scène des adieux en lançant des regards désespérés à Fils Aîné, impavide sur le pont du ferry déterminé à fendre les eaux du golfe à quatorze heures trente précises, nous avons déambulé comme deux parents privés d'enfants au hasard des venelles d'Anacapri.
Par hasard, en respirant les senteurs d'un romarin croissant sur une terrasse (tout se joue sur le fil du hasard à Capri, monde clos où on tombe dans les bras des anciens et nouveaux amis), nous avons ému la charmante épouse de notre aimable écrivain, qui aidait sa grand-mère à arroser son jardin suspendu.
La passion maternelle vibrant au cœur de chaque famille qui se respecte en Campanie, nous avons eu droit à un bouquet cueilli aussitôt, et envoyé de cette altitude dans nos mains ouvertes, notre gratitude chassa la mélancolie du départ, Capri nous témoignait son discret attachement en nous couvrant de ses fleurs !
Lena, douce consolatrice des affligés, nous invita par la voie des airs le soir-même dans une trattoria où manifestement nous étions les seuls à ne pas connaître notre prochain Capriote.
Or, malgré l'extrême gentillesse du jeune couple, je me suis gardé de souffler mot de mon évanouissement du matin sur un banc de pierre romain au milieu des vestiges hantés de la Villa Damecuta.
Giulia et Fils Aîné, chavirés d'émotion en tentant de s'introduire dans la bouche d'un tunnel pareil à un énorme terrier de renards ou de blaireaux qu'ils prétendaient tous deux l'oeuvre de Masgaba, des Atlantes ou d'un Romain au génie inconnu, crurent que le ciel tourmenté et le vent menaçant m'avaient causé un vertige dont ils ne s'alarmèrent que par courtoisie.
Criant nos adieux à Giulia que son portable harcelait, nous nous enfuîmes sous la pluie coriace et ne reprîmes nos esprit qu'une fois installés dans le bus remontant vers Anacapri. Comme les caprices de la météo sont monnaie courante à Capri, le soleil livra une rapide bataille contre les noires nuées et en sortit victorieux à l'arrêt du bus Piazza Caprile. Ses feux victorieux adoucirent l'embarquement de Fils Aîné vers Naples, laissant ses parents inconsolables observer le spectacle nostalgique d'un ferry tanguant et fumant sur les eaux calmées.
Ma vision du matin me taraudait, tout en me rendant taciturne.
A quelle personne sensée raconter que des Dames vêtues de blanc m'avaient menée vers l'éternel maudit gentilhomme coiffé d'un Panama somme toute à la mode Capriote, mais d'une allure franchement bizarre ? Surtout pas à l'Homme- Mari qui m'aurait obligée à quémander des calmants ou tisanes insipides dans la pharmacie voisine !
D'ailleurs, j'avais compris que le bel inconnu au Panama lui agaçait prodigieusement les nerfs, mieux valait pour moi de me taire de peur de susciter une crise conjugale inutile sur ce rocher voué aux aspects les plus harmonieux de la vie.
La nuit ne me donna pas la clef de ma rencontre de la veille, cette fois, aucune voix n'apaisa mon insomnie. Mon dernier jour avant notre retour d'automne, me trouve perplexe et mélancolique, je cherche un souvenir qui se dérobe, une réalité qui n'a plus de consistance, et me suis entichée sottement d' une maison délabrée aussi chère qu'un hôtel particulier à Neuilly !
Allons- nous abandonner cette ruine à son triste sort en acceptant qu'n heureux du monde de préférence Helvète la ravisse un jour notre inexplicable attachement ? Que non pas !
L'Homme- Mari, levé aux aurores n'est pas d'humeur à baisser pavillon ! Étonné de mon accès de fatalisme inhabituel, il me rappelle que nos charmants amis, Amadeo et Lena, ont gentiment griffonné le nom d'un expert en ventes impossibles, qui, selon eux, serait enchanté de nous aider à attendrir le dur propriétaire de cette maison vétuste qui nous plaît tant.
Je n'en crois pas un mot, le jeune couple idéaliste par nature est incapable de déceler malice ou ruse chez son prochain, mais, ignorent- ils vraiment qu'à Capri, l'immobilier ne connaît nulle pitié, nul romantisme ?
Tant pis, l'Homme- Mari en sera quitte pour se perdre dans le dédale des venelles blanches du bourg de Capri ! et moi, épouse égoïste, je flânerai libre et oisive sur nos hauteurs. Descendre vers la petite ville grouillante de touristes alors qu'Anacapri se pare de sa sereine clarté matinale, me paraît une perspective aussi irraisonnée que traverser le Sahara à pieds et vêtue de vison...
Voilà pourquoi, l'esprit battant la campagne, je me retrouve en train d'écouter le récit des amours oubliées d'Anacapri, dans la plus minuscule boutique de l'île encombrée de vêtements désuets et de lainages tissés sur d'antiques métiers qui usèrent la patience des cousines de la reine Pénélope...
« Voyez vous, Madame, il y environ cinquante ans, un peu plus ou un peu moins, je mélange beaucoup de choses, je suis très vieille, pourtant je pense souvent ne pas encore avoir atteint mes vingt ans !
Eh bien, quand je les avais ces vingt ans dans ma chair, et non dans mon âme comme maintenant, un jeune Français à débarqué à Marina Grande.
A l 'époque, l'île souffrait de l'envahissement de gens très fortunés qui cherchaient à se distraire mais ne nous considéraient qu'en tant que serviteurs ou sauvages !nous ne valions pas mieux que nos chèvres à leurs yeux de personnes incultes, nous les descendants des Atlantes, des Pelages, et des compagnes des empereurs de Rome !
Les voyageurs du grand tour avaient disparu, et les esthètes ou passionnés un peu fous , Norman Douglas, Axel Munthe, le comte Fersen, tout ce beau monde avait laissé la place à ces gens riches et dépensiers, arrogants et autoritaires qui festoyaient la nuit, et et dormaient le jour.
Moi, j'étais d'une famille de onze enfants, très pauvre, mais mon frère aîné avait réussi à obtenir son diplôme d'architecte, le dernier maillon d'une lignée de bâtisseurs Capriotes, depuis les empereurs romains ! Et sans doute les Grecs !
Et voici que l'on nous prie de loger au début du printemps, un étudiant en architecture, un jeune homme qui avait une bourse d'études, un spécialiste des murs romains... Une aubaine pour ma mère qui louait une jolie chambre très propre, dans notre maison, à côté de la villa San Michele, pendant que moi, je filais des pulls en mohair sur un métier légué par ma grand-mère qui l'avait reçu de la sienne et ainsi de suite...
Peut-être le sang de la reine Pénélope coule-t-il dans mes veines . En tout cas, le Français y croyait dur comme fer ! nous avons eu un coup de foudre, tout de suite, à la première seconde, j'ai cru l'avoir déjà aimé en des temps plus anciens, et lui aussi, il a ressenti cela, c'était comme si la vie nous offrait une nouvelle chance, comme si nous nous étions attendus pendant des siècles. Ma mère m'avait envoyé le saluer à l'arrêt du bus.
Mon frère est descendu en souriant d'un air complice; puis, lui.. .Il y avait déjà foule sur la piazza Vittoria, mais quand il m'a souri, le spectacle de la rue, les appels des chauffeurs de taxis, les cris des voyageurs, tout s'est effacé, il était si beau ! avec un chandail troué aux coudes, et il parlait un italien si bizarre, un peu comme le vôtre, un italien tiré des livres, alors, vite, moi je lui ai donné des leçons, et c'était un élève très doué! enfin, nous aurions voulu ne jamais nous séparer, mais la vie sépare ceux qui s'aiment, il me chantait cela … et j'ai refusé de le suivre, on m'a jugé méchante, capricieuse, non, j'avais du bon sens ! j'avais trop de perdre son amour, voyez- vous, sur les falaises d'Anacapri, j'étais belle, mais à Paris ? Il ne m'aurait plus aimé , car c'est de Capri qu'il était amoureux, et Capri ne vieillit pas, alors que moi dans votre ville des lumières, j'aurai perdu ma fraîcheur à force de nostalgie, et il aurait peut-être cru avoir ramené une chèvre sauvage ! »
Je proteste avec tant d'indignation que l'amoureuse octogénaire en est secouée d'un rire juvénile ...
« "La chèvre c'est votre drapeau à Anacapri, il n'y a aucune honte à lui être comparée, dis-je, mais ensuite, après quarante ans ou davantage, vous ne l'aimiez plus quand il est revenu ? »
« Oh si je l'aimais ! je n'ai jamais aimé que lui, mais on ne se rend compte de ces sentiments- là que longtemps après ... mais j'avais une famille, des responsabilités, des petits-enfants, si seulement il avait accepté de s'installer sur l'île, pourquoi pas ? Or, lui aussi il avait fondé une famille, et même si nous étions libres, veuve et veuf, les enfants pesaient trop sur nos vies, il est encore reparti, tout en m'offrant son livre sur Capri, un livre en Français, dans lequel il aurait glissé notre amour …
Attendez, je vais le chercher ! C'est dommage, je n'ai pas su traduire ces pages, parler avec les gens, ça va, surtout avec les mains, les sourires, on se comprend, mais comprendre un gros livre, cela me dépasse, jamais je ne saurai ce qu'il a écrit sur moi, c'est vraiment très triste ...«
la charmante amoureuse fourrage dans ses tissus, et me présente un livre que je connais par cœur, ma bible sur Capri! le hasard est bon prince et mon émotion violente... L'aimable Dame me lance un regard suppliant :elle voit en moi l'envoyée du destin Je ne peux me taire davantage.
« Quelle coïncidence merveilleuse, dis-je dans un murmure, l'auteur avoue à cette page que l'amour prête ses ailes à de jeunes Parisiens perdus.. »
L'amour ancien frissonne autour de nous et le froissement de ses ailes résonne comme l'écho de sa grâce..
« Madame, chuchote ma confidente, sur notre île, l'amour qui fut si vif, si douloureux, si cruel et si tendre, l'amour, le dur amour, le parfait amour, le vieil amour oublié sous les cendres des jours anciens, cet amour imparfait et parfait, inutile et indispensable, fruit de notre âme et de nos désirs cachés, eh bien, ce vieil amour ne meurt jamais ! vous verrez !
A bientôt pour la suite,
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
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La gracieuse église de Santa Sofia au coeur,d' Anacapri, sur les hauteurs romantiques de l'île de Capri, (crédit photo Vincent de La Panouse) |
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