lundi 7 juillet 2025

Escaliers et sortilèges à Positano : "La maison ensorcelée" Partie II chapitre 32

 Jardins secrets à Positano ou balade vers les amours passées 

 "La maison ensorcelée" 

Partie II Chapitre 32

Positano ! Le rêve d'enfance de l'Homme- Mari débutait par une sérieuse envie de fuir les ondes déchaînées de la foule cosmopolite dévalant les escaliers ou les escaladant  avec une frénésie désordonnée. Ce mouvement permanent ne suscitait- il  jadis la vocation d'ermite chez les êtres humains encore doués d'un certain bon sens ? Indifférentes à ces émois d'un autre âge, les grappes mouvantes, à demi- dévêtues malgré la brise d'avril, loin de chercher le silence et la paix, se précipitaient sur la plage et s'étalaient sous les parasols parmi les chansons stridentes lancées depuis les bars à peine ouverts. 

La saison d'avant la saison se célèbre avec une énergie débordante et un vacarme retentissant !
Postano n'est pas Capri, mais elle s'attache à guérir regrets sentimentaux et relents mélancoliques de tout son entrain ravageur.

 Les regards de Fils Dernier s'attardent sur une armada de jeunes  beautés du nord, parfaitement potelées, blanches comme le lait, leurs aimables rondeurs jaillissant de bikinis ornés de citrons, toutes décidées à prendre possession du moindre grain de sable afin de passer au plus vite de la nuance laiteuse à l'incarnat des poissons rouges.

" J'imagine le spectacle en juillet" dit-il en imitant le ton dédaigneux d'un philosophe fort détaché des contingences de bas- étage.

Puis, rompant avec la réserve hautaine des penseurs éthérés, il ajoute d'une voix plus humaine:

" Je reviendrai  peut-être ici en septembre, si  Dieu le veut, et bien sûr si vous louez un des appartements de cette vieille maison que vous êtes incapables de quitter. comment pouvez-vous être si conservateurs ?Une balade avec des amis dans ce village pareil à une gigantesque boîte de sardines, serait tout de même amusante. Sans l'art de faire des connaissances impromptues, à quoi bon le voyage ?

 Cela tenterait peut-être les fameuses nièces de votre amie de Naples ? Mais, j'ai le temps d'y penser, si nous escaladions la ville vers une Trattoria convenable maintenant ?

  Entrons dans la bataille ! Le monde entier s'est-il juré de visiter Positano en même temps que nous ?

 Je regrette presque Capri, son silence dans les bois, ses sentiers perdus, et ses criques désertes au printemps. "

Fils Dernier, sur ce beau discours, remarque une brèche au sein de la vague humaine, y plonge, et en ressort quelques marches plus haut, indemne, et enthousiaste. Il ne nous reste plus qu'à nous hisser à sa suite, degré par degré, en évitant tant bien que mal de heurter des files de visiteurs ignorant  superbement notre existence, Du mythique Positano, je n'entrevois que des murs de pierre, des portails clos sur des jardinets invisibles, des portes massives, et toujours ces volées de marches, cet interminable escalier dont l'étroitesse et la raideur font sérieusement vaciller notre bonne humeur.

Pire: je commence à en avoir par-dessus la tête de ce maudit Positano,  prétendument le joyau de la côte Amalfitaine. Voici  quelques siècles, sans doute, aurais-je cédé à la fascination de cette singulière faille creusée par une main divine dans la montagne et qui s'est hérissée de maisons fragiles, de vergers suspendus, de terrasses gracieuses, un village aérien, installé à la manière d'un énorme nid au-dessus de la mer.

 Mais en ce jour étouffant, perdue moi-même au sein d'une époque qui prétend que l'art du voyage se résume à faire un tour en groupes compacts au lieu de laisser l'inattendu vous bouleverser, et le passé vous sauter au visage, allons donc !  en vérité, nous sommes englués dans  cet étouffant Positano, jusqu'au prochain bateau en partance vers Capri.

 Ce cauchemar est des plus risibles et j'ai honte de moi. Gardons l'espoir, et élevons- nous jusqu'à l'épuisement de nos forces, quelque merveille, et qui sait une trattoria , nous surprendra certainement au sommet de cette "traversa" qui exténueraient de bons vieux dromadaires,  et qui pour le moment ne nous offre que l'ennuyeux spectacle de dos suants ou de faces haletantes. L'air pur du large, ou de la montagne, se respire -t-il parfois à Positano ?

 Ce gros bourg est taillé à même la roche au coeur d'une sorte de gorge profonde, chutant dans un vallon que je m'échine à  découvrir, tout en n'apercevant que des placettes biscornues, des murs enfouis sous les lianes des Bougainvillées et des citronniers en pots placés sur les seuils, une façon de réconforter les courageux en mal d'escalade vers un sommet qui n'arrive toujours pas.

L'escalier tourne, la foule s'égaille, le vent se lève et enfin, une vue d'une beauté à serrer le coeur et à ragaillardir l'âme se déploie par -delà les maisons aux vives nuances et les ruelles peuplées de visiteurs frénétiques, éberlués d'assister au passage incertain  aux "Heureux du monde" en limousines sombres, lunettes sombres, vitres fumées.

 Mais sur l'horizon étincelle Salerne la belle des belles, et au bout du golfe, une chaîne de montagnes vaporeuses. La mer a la pureté glacée et  brillante d'une prodigieuse aigue-marine, le monde se pare d'une chatoyante irréalité, et c'est cet instant précis que choisit Fils Dernier pour briser le sortilège en nous désignant une trattoria séparée du paysage par une haie fleurie. L'Homme- Mari pousse un soupir de soulagement, et je ne suis pas si mécontente de troquer la vibrante poésie sommeillant dans le Positano bruyant et tonitruant, contre un repos à l'ombre des Lauriers -roses.

 La fatigue engendrant l'étourderie, nous oublions de jeter un oeil sur les prix des menus, et acceptons la table proposée par deux jeunes gens parlant seulement italien et assez aimables pour comprendre le nôtre.

Autour de nous, quelques familles nous surveillent avec une admirable discrétion. Les voyageurs hésiteraient- ils à se hisser jusqu'à ces hauteurs ? De l'autre côté de la rue, s'ouvre une grande grotte dont les parois clignotent, chargées de bougies ou de petites lampes, en l'honneur de la Madone. Un homme promenant son chien, ôte son chapeau, et installe un bouquet dans un vase sous une image sainte, Positano a plusieurs visages, et celui-ci m'émeut au point de m'inciter à accepter les suggestions du charmant cameriere. 

 Fils Dernier et l'Homme- Mari se concertent,  se concentrent, se chamaillent, et las d'essayer de traduire les noms imagés de la kyrielle de "plats du jour", finissent par lâcher prise. L'aventure, c'est l'aventure! Que ce charmant jeune héritier des Pirates d'Amalfi, ou des chevaliers de Sorrente, choisisse  à la place de ces trois voyageurs trop éreintés pour percer les mystères de la cuisine locale !

Un riostto stupéfiant nous entraîne vers les béatitudes promises aux voyageurs estimant leur devoir accompli. A mon immense étonnement, L'Homme- Mari et Fils Dernier refusent de bouger avant les "dolce". mais, en gentilhommes courtois, ils m'accordent l'entière liberté d'errer en quête  de rencontres extraordinaires, de statues extraordinaires, de chats non moins prodigieux , tout en me gardant de succomber aux beaux Italiens  et aux colliers de corail vendus souvent par ces derniers à des prix exagérés, les vertus de Positano ne sont-elles de vous ôter votre élémentaire bon sens?

 Recommandation qui s'applique autant à Sorrente, Capri, Amalfi et tutti quanti sur les rivages escarpés de l'antique "Grande- Grèce"...

Je fais mine d'approuver, et me sens au contraire déterminée à abandonner tout bon sens, sens commun et raison raisonnable. Le vent de la mer monte sur l'escalier longeant la grotte mystique, je sautille presque sur les marches lisses, et prend mon élan quand un habitant du cru sort de sa maison protégée d'une sorte de rempart et me scrute en arborant la mine la plus horrifiée.

Je m'apprête à  lui demander si ce chemin aérien m'amènera à un belvédère,

"Où allez-vous? Cherchez-vous quelqu'un? il y a un hôtel pour les personnes de votre style, mais plus bas, en suivant la petite corniche, c'est facile, redescendez et je vous guiderai, vous avez choisi un bon hôtel, élégant et tranquille, votre mari vous rejoindra-t-il bientôt ? Ou, pardon,  une vedova ? Che peccato !, una bella Donna sola a Positano !"

Ciel ! serais-je tombée sur un séducteur à l'italienne ? Je réplique, indignée,  dans mon italien de fantaisie en jurant mes Grands- Dieux que mon époux n'a aucun désir de me transformer en "vedova', et qu'il m'attend en bas, à la Trattoria des Lauriers- Roses. *L'Homme rit , et d'un ton plus amène,  je lui confie  que je cherche simplement une  belle et vaste vue sur Positano, un belvédère qui m'aiderait à trouver  des jardins traversés par un torrent, au fond d'un vallon ... Mais, peut-être, ce ruisseau n'existe-t-il plus ?

Tout en parlant, je tourne sur mon annulaire ma bague romaine sertie d'une émeraude fendillée.  Je n'ai pu m'en séparer, elle a quitté sa cachette dans notre vieille maison en France, et je la glisse  sans y penser chaque matin depuis notre retour en Campanie. Une intuition bizarre, une confuse nostalgie, comme l'impertinent fantôme de Capri me connait, je suis pétrie d'obscure nostalgie, m'incite à lui conférer le titre de talisman.

Un étrange talisman qui ranime les ombres du passé et ressuscite les froides étoiles teignant de la pâle lueur des nostalgies le présent incertain. J'entends un bruit de poulie grinçante, un fracas léger et sonore d'eau giclant dans un seau, des rires de jeunes filles, existerait -il encore un puits en marche à Positano, antre du tourisme haletant ?je me penche à tomber , la balustrade frémit, mais ne rompt heureusement pas , et j'entrevois un vallon resserré , que traverse un ruisseau d'une limpidité de torrent, un cours d'eau qui se hâte lentement vers la mer, en humectant de bienheureuse fraîcheur vergers et potagers. Point de tourisme, un paysage humble, témoignant de la patience des jardiniers, de l'indifférence à la foule qui se déverse plus haut sur les escaliers et les ruelles en pente.

 Ce vallon a échappé au temps, et il m'attire à tel point que j'en oublie le sens du ridicule, me voilà me faufilant vers un sentier, insouciante du risque, guidée par un souvenir opiniâtre et brumeux.  Ce puits, ces deux jeunes filles, elles ont vécu, elles vivent peut-être toujours, invisibles aux yeux mortels, je ne suis venue à Positano que pour les revoir, elles ont gardé quelque chose qui m'appartient.

La descente ne dure guère, mais je trébuche, soupire, et soudain éprouve une sensation de paix exquise, au bord du ruisseau, un petit univers clos, digne des Bucoliques de Virgile, (qui aima tant ces rivages enchantées) une vision pastorale surannée bat son plein. Une chèvre me fixe d'un regard inquisiteur, quelques poules fuient, indignées de mon intrusion, un chat s'allonge sur une grosse pierre, des outils jonchent un potager dont la terre rougeâtre va être retournée. Les rumeurs du bourg se sont évanouies dans l'air humide, parfumé de senteurs piquantes, et  d'effluves marines. 

Je lève la tête, les terrasses se penchent vers le vallon, pourtant, l'atmosphère a changé, Positano ne ressemble plus qu'à un village caressé de soleil et endormi sous la brume filtrant des montagnes. Mais, loin de m'épouvanter, cette métamorphose m'apaise, je suis revenue dans un Positano qui m'est familier, l'autre, le carrefour cosmopolite, résonnant des cacophonies d'une foule en marche perpétuelle,  il me paraît aussi lointain que l'Inde ou la Chine. 

Un appel joyeux retentit, une poulie chante de sa voix rouillée, deux jeunes filles m'entourent, me présentent leur gentille offrande, de l'eau fraîche, une fleur, un citron et se réfugient dans un fou- rire,, confuses de leur audace. Mais quelles tenues incongrues !Comme elles sont jolies, et comme elles paraissent désuètes, affublées de jupes grises en étoffe grossière, le buste emprisonné dans un corset de velours noir,  un collier  à grains d'or et de corail sautillant sur leurs chemises blanches, et de larges cercles d'or chahutant autour de leurs visages d'un modelé classique.

Deux bergères au profil grec et au chignon romain traversé d'une épingle d'argent: deux déesses en sabots arborant  des bijoux précieux et souriant de toutes leurs dents blanches à rendre jalouses des actrices américaines !une phrase de l'amoureux invincible des jeunes Capriotes vers 1870, l'écrivain pauvre, jeune et génial, Ferdinand Gregorovius me traverse la mémoire:

"Le grand mérite  des Capriotes, ce sont leurs dents , qui sont splendides, peut-être parce qu'elles n'ont  pas toujours de quoi manger ."

Positano n'est pas si loin de Capri, et la beauté grecque s'y épanouit sur les falaises.

Mais, basta Gregorovius ! Les jeunes divinités se sauvent et je reste seule devant leur puits salvateur. j'ai envie de dire mon puits, ce qui prouve un grand délabrement mental. Pourquoi ce puits, très beau, de facture ancienne, très large, à la margelle imposante, m'appartiendrait-t-il ? Pourtant, au sein de cette cavité majestueuse, se cache quelque chose qui m'appartient. Une voix métallique s'exprime entre la brise tombant des montagnes et le vent âcre montant de la mer:

"Quelle idée présomptueuse de confier un souvenir qui vous était si précieux à cette épaisse maçonnerie, songez donc ! presque deux siècles d'humidité ! Le portrait sera rongé, délavé, et le papier s'effritera sous vos doigts. Ainsi ne vous restera-t-il que la nostalgie, l'entêtante, la cruelle, l'intolérable, la ravageuse nostalgie... N'y touchez pas ! Vous perdrez la paix durement gagnée ... ."

Je n'écoute rien, ce maudit spectre d'un passé tumultueux dont les élans coulent à l'instar de l'écume d'une mer véhémente, a beau parler, je ne le crois pas, je ne veux plus l'entendre, seule une insatiable curiosité m'incite à palper les parois du puits. Autrefois, ou en ce moment- même où le passé enlace le présent, les puits étaient creusés de petites niches dans lesquelles on glissait le beurre, et  d'autres denrées craignant la canicule. Une première niche ne contient que du fromage enveloppé dans un linge blanc.

 La seconde est vide, la troisième plus profonde m'oblige à me pencher de façon assez périlleuse, je devine  l'eau lointaine, un vertige m'envahit, il faut y résister ! quelle vieille magie loge- t-elle encore en ce puits ?

Je tâtonne, et mes doigts sentent un objet froid, que j'ai peine à ramener au jour, déçue, je contemple sans joie  ma trouvaille qui n'a rien à priori de bien extraordinaire; une minuscule ronde, d'agent noirci, rongé à faire pitié. Elle s'ouvre d'elle-même, et un bout de velours en miettes roule sur le sol. 

J'en extirpe courageusement non point un joyau étincelant mais un lambeau de papier griffonné de deux écritures  l'une que je reconnais, dure et noueuse, l'autre échevelée, ruisselante de jambages, un bruit mat, c'est un portrait effacé, les traits d'un visage d'homme impossibles à retracer, le mystère resterait entier si les premiers mots n'étaient presque déchiffrables, et si la musique  des suivants ne chantait depuis si longtemps dans ma mémoire ...

" 10 avril1 835, retour à Positano, sans doute n'y reviendrons- nous que dans une vie prochaine, si on nous en donne le droit. j'aime à la folie ces vers neufs  de ce poète que vous jugez pompeux:

Mon âme a plus de feu que vous n'avez de cendre !

Mon coeur a plus d'amour que vous n'avez d'oubli!"

Au bas du papier déchiré, une autre main a ajouté quelques mots illisibles ...Seule l'écriture est un ultime portrait.

Victor Hugo, un poète moderne à cette époque, je scrute le portait délavé, et en filigrane se superpose un visage qui s'efface de plus belle, le papier achève de mourir sous mes doigts, que suis-je venue faire dans ce vallon ? Nostalgie!  Certainement pas, j'en ai fini avec l'amère nostalgie, ce poison ne me gâtera pas cette journée, ni les autres, et je décide de jeter du pont du bateau tout à l'heure, l'émeraude à double- vue.

"Vraiment? Pensez-vous que vous en aurez la force ?"

La voix s'amuse à mes dépens, mais elle ne l'emportera pas. Un vacarme prodigieux chasse le calme surnaturel du vallon, le passé a fui, et mon horrible portable me rappelle à l'ordre, on me réclame sur la plage, le bateau ne saurait tarder.

Je dis adieu à la charmante vallée et au puits qui n'a pas changé, seul vestige d'une époque qui fut mienne...Je ne reviendrai sans doute jamais en ce lieu ...

"Pensez-vous ?" 

Si seulement cette voix se taisait !

A bientôt pour la suite de ce roman-feuilleton entre Capri, Positano, Sorrente , Naples et Amalfi, 

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Jeunes filles près de Positano vers 1900




 

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