jeudi 11 avril 2024

Lundi de Pâques à Capri: La maison ensorcelée partie II Chap 7


 La maison ensorcelée

 Seconde partie Chapitre 7

 Lundi de Pâques à Capri

 Nous avions décidé d'aborder à Capri à Pâques, sans savoir qu'une pyramide de complications , obligations, ennuis aussi divers que pesants, se dresserait jour après jour devant cette résolution fervente et parfaitement incomprise de nos proches. En particulier du véhément Fils dernier proposant une escapade,  beaucoup moins onéreuse à son avis, vers les Cyclades, histoire de nous faire réaliser que Capri n'était qu'un gros caillou suscitant une vague nostalgie et beaucoup de bruit pour rien. Sa mauvaise foi avait beau être évidente, elle accentua en moi le confus désenchantement qui me hantait depuis que nous avions enduré sur l'île à la fois le froid de janvier et l'état de ruine avancée de la maison ensorcelée.

 Allions- nous aimer encore et toujours ce rocher  sublime et menaçant, en le sachant vaincu, abandonné de ses fées de la mer , de ses Atlantes, de ses pirates grecs et de ses hardis pêcheurs de corail ? Pauvres montagnes dominant de leur majesté austère une foule bruyante fort peu encline à chercher silence et solitude sur les sentiers du péril, ou à s'égarer parmi les oliveraies mystérieuses enfouies sous les broussailles... 

Je pensai aux voyageurs vantant le charme inoffensif des couleuvres d'avril, et au mythe du gros serpent noir gardant l'âme de Tibère en son effrayante forme , et à ma mélancolie s'ajoutait ma phobie à l'égard de ces charmantes créatures. Je n'osai demander à Fils dernier s'il existait pareil danger à Corfou ... Mais j'eus la présence d'esprit de me souvenir que nul ne nous attendait patiemment sur l'île adorée par la famille Durrell, et que mon grec appris au lycée ne m'aurait permis que de bafouiller lamentablement face à un aimable berger vivant au temps de Xénophon.

"Capri vous attend' assurait les messages déferlant sur nos portables, Capri ne pouvait nous trahir,  nous avions décidé de revenir à Pâques, il fallait oser et prendre les billets aux horaires absurdes de la compagnie la moins coûteuse et la plus fantasque.et n'écouter que son coeur. Je fis semblant d'écouter les conseils raisonnables et n'en suivi aucun. 

  Fête de Pâques en famille oblige, nous ne revîmes pas Capri sous les cloches à toute volée, mais le lendemain, en oubliant  que nous étions sous le joug de l'heure d'été, qu'un jour férié rendrait le voyage facétieux, et que les heures de bateau changeaient en l'honneur de la saison touristique dont le rideau se levait sur les futures comédies ...

 La traversée des airs, puis celle du golfe fut un exploit  qui nous sembla tenir du prodige ; l'avion était en retard selon l'habitude ; de la maudite compagnie, mais à notre extrême soulagement, le bateau le plus véloce en avance, en fin de compte, notre étourderie nous portait chance !  l'admirable Antonio qui nous avait vaillamment espéré une longue heure devant l'aéroport, sous l' impitoyable soleil  de ce début de printemps Napolitain, fut trop heureux de nous jeter sur la passerelle,  nantis d'un plat de macaronis et du gâteau de pâques traditionnel cuisinés avec amour par sa virevoltante épouse:

 " Veronica a eu si peur que vous ne trouviez rien à manger ce soir; c'est le lundi de Pâques, l'aviez- vous oublié ?  Non, ne me remerciez- pas, nous aurions été si tristes de vous imaginer affamés et épuisés, quel triste retour cela vous aurait semblé, vous qui étiez si impatients de revenir après ces six mois loin de l'île ! "

 Le bateau s'élança, fougueux et impétueux, presque vide,  si ce n'est une poignée de capriotes encombrés de sacs de victuailles, et une jeune Russe aux courts cheveux platine, aussi haute qu'une tour, trébuchant avec effroi sur  des talons aiguilles d'une hauteur aussi extraordinaire que sa propre taille, au vif intérêt des quelques hommes d'équipage.

 Frappée d'éclairs, cernée de murailles vaporeuses, la mer était d'argent pur. Nous étions enfermés au sein d'un monde de nuages et de brume, ni Ischia, ni Procida, ces îles voisines et lointaines, ne guidaient notre route. Au milieu absolu du golfe, notre bateau dansait sur les volcans invisibles, les cités englouties, nous flottions sans volonté, soumis au peuple de la mer. Comment osions- nous bouleverser  ses créatures de notre vive allure de barbare ?  Q' allaient penser de nous les déesses aux cheveux verts, aux yeux d'aigue-marine qui se plaisent tant à jouer au sein du cristal liquide, piqueté de bouquets d'or et de soleil rose ?

 Soudain, un dauphin bondit  comme pour nous souhaiter la bienvenue, je poussai un cri de bonheur et nous franchîmes la passe agitée, l'île  qui se faisait désirer depuis le début de la traversée, surgit nette et hautaine de ses brumes, moqueuse et majestueuse. La citadelle de nos espoirs défiait les tumultes du monde et nous ouvrait sa porte d'éternité.

La tempête annoncée eût le bon goût de se tapir dans un coin et de nous laisser l'illusion d'une douceur invaincue. Le premier taxi de la saison nous félicita de notre choix judicieux, le lundi de Pâques, nous aurions la paix ! les touristes ne sont pas encore arrivés, rien n'est ouvert ou presque, si vous vouliez voir des gens et louer un gozzo, alors, il fallait venir à la fin du mois ... .Même les restaurants sont fermés aujourd'hui, ah !vous avez de la nourriture ? Je suis content pour vous, bien, vous voilà arrivés, non, ne me donnez pas autant, je vous connais tout de même ! " 

Personne sur la Piazza Caprile d'habitude hurlante ...

 Mais une brise parfumée se lève à l'instant précis où nous poussons le petit portail du jardin blotti au bas du noble escalier aux balustres blancs de cette partie d'ancienne Villa bâtie par un excentrique de la Belle- Epoque, qu'Antonio nous loue avec gentillesse, si d'aventure elle est libre, quand l'envie de revoir Capri s'empare de nous, et que nos moyens sont suffisants pour cette folie. Tant de conditions afin de mériter de rejoindre les âmes flottantes des amants de Capri ! J'invoquai encore une fois le vieil et terrible romantique de la Villa San Michele, ce docteur Axel Munthe qui parti de rien rebâtit une antique Villa sous l'égide du fantôme de Tibère ; sur l'île, les plus folles histoires sont toujours vraies ... il ne manquait que la nôtre, mais nous étions bien éloignés d'ouvrir en propriétaires la porte de cette pauvre maison qui s'était solidement enracinée dans la tête de l'Homme-Mari, et au fond de mon coeur.

 La clef de la Villa arborant un nom un tant soit peu arrogant en langue germanique tourna avec la rudesse habituelle, et malgré les volets fermés sur les fenêtres à meneaux, la grande salle brilla de tous les feux du soleil d'avril afin de nous saluer, nous ses habitants saisonniers, éphémères, mais si fidèles et si dévoués. Les gravures choisies par nos soins en guise de Merci tranchaient sur la blancheur des murs, l'énorme tableau représentant une ferme désuète s'étalait toujours au-dessus d'un des sofas blancs comme neige, et l'étrange vue du jardin de la maison ensorcelée garnissait irrémédiablement la minuscule tourelle. 

Quel tableau ! comment ne pas s'étonner d'y voir le sosie de notre Fils Théodore, (ou du moins tel qu'il serait  dans la force de l'âge) accoudé sur la balustrade de sa terrasse ? Cette belle terrasse qui brillait sous le pinceau du peintre, solide et élégante comme nous ne la rêvions, nous qui l'avions découverte délabrée et couverte de plantes enchevêtrées.

Finalement, le plaisir infini du retour sur l'île tenait aussi à ce fil, à ces retrouvailles avec une partie de maison ancienne que nous gâtions à l'instar d'une personne aimée, et qui ne nous appartiendrait jamais !

 L'heure de la passegiatta vespérale carillonna autour des jardins fleuries de clochettes jaunes et fit frémir les treilles aux glycines épanouies. C'était le moment de renouer avec Anacapri, on ne savait jamais ce qui aurait pu advenir à ce village immuable ...D'ailleurs, selon une tradition établie, nous nous devions de remonter jusqu' au Sphinx juché sur son parapet au bout de la via Capodimonte, créature de granit rose importée par Axel Munthe des entrailles d'une Villa de Néron au bord de l'Adriatique, juste en dessous de ce pesant monument, la mer frappait de sa rage les antiques bassins du Palais conçu par Auguste et achevé par Tibère qui aurait eu le très mauvais goût d'y élever des murènes ...

" Des hymnes d'esclaves aux murènes"... Indifférent à cette bribe de la Chanson du mal-aimé, l'Homme- Mari me pria de me hâter au lieu de réciter de la poésie.  Comment parler de poissons cannibales à Anacapri le soir du lundi de Pâques ? A défaut d'une aussi épouvantable rencontre, ce furent quelques sourires amusés qui nous escortèrent et un sillage de jasmin le long des venelles du coeur secret d'Anacapri, j'avais oublié où il fallait obliquer afin de déboucher sur la Casa Rossa, massive construction rouge clair, arborant sa fameuse devise en grec ancien: 

"Salut à toi ô citoyen du pays de l'oisiveté !"

Or, ce soir -là, les citoyens oisifs avaient manifestement fort à faire, et le silence s'étendait sur le village aux pergolas fleuries . Puis une exquise dame apparut, vive et alerte en dépit d'un âge respectable, c'était la charmante couturière des enfants sages, une personnalité romantique du village, infatigable et aimable.

 "Vous êtes de retour,  c'est bien, où pourriez- vous être mieux qu'ici ? Venez demain, j'ai beaucoup de nouveaux vêtements à vous montrer."

L'art de ne jamais perdre la bonne étoile ... Bien sûr que je viendrai, comment bouder cette dame pétulante cultivant la jeunesse d'esprit grâce à son amour envers les plus petits ?

 Deux  minutes plus tard, nous voici en train de remonter la via Capodimonte, l'atmosphère paisible s'alourdit, le vent descend des pentes rocheuses, et secoue les Pins Parasols accrochés sur les belvédères et vergers. Nous passons devant des boutiques fermées, celle de nos amis y compris, le soleil vacille, le souffle du vent se renforce, un long hurlement monte de la mer, le ciel vire au gris et nous voilà en face de la tempête rugissante, s'exténuant contre les écueils en contre-bas, et  nous jetant son ire en pleine figure.  Le paysage de roches entassés et de pins fragiles vibre  et gémit, le corridor étroit menant aux premiers marches de la Scala Fenicia retentit de vociférations démoniaques, les falaises tremblent,  et nous rebroussons chemin, vaincus par ce qui ne sera jamais vaincu: la loi des éléments sur une île qui ne se donne qu'en apparence et n'appartient à personne.

Demain sera plus pacifique, demain sera le jour des retrouvailles avec les hommes qui luttent, travaillent, espèrent et se désespèrent, ce soir, l'île clame son indépendance hautaine.

Et nous courons, nous avouons notre humilité, nous la supplions de nous épargner de sa saine fureur.

 La maison heureusement n'est pas loin, et à peine  entrés en ce refuge immaculé, la tempête s'échappe vers le ciel déjà brouillé par la nuit, la mer sanglote doucement, et les oiseaux  un moment opprimés,  lancent leurs chants soulagés sur les pergolas échevelées.

A demain, pour une aube de printemps sur une île qui ne dort jamais que d'un souffle...

Nous n'avons pas eu tort de revenir, je pressens  déjà les surprenantes péripéties qui nous attendent durant ces rapides journées à tenter le hasard sur la passerelle oscillant entre visible et invisible, réalité et éternité ...La maison ensorcelée nous attirera-t-elle encore ? Vaincrons- nous cette obsession absurde ?

Le sort sera-t-il bon prince ? Demain ...Dans le verger voisin, un paon grince son cri, un coq annonce l'aube à minuit, un chat saute sur une tonnelle, la nuit ne dort que d'un oeil sous la protection du Monte Solaro cerné de volutes d'opale et veillé par une ronde d'étoiles. 

A très bientôt!

 Nathalie-Alix de La Panouse

 Ou Lady Alix

Chroniques littéraires depuis 2015

 Roman à Capri La maison ensorcelée première partie

Roman épistolaire ;"Les amants du Louvre" ou  Talleyrand et la comtesse de Flahaut

Souvenirs d'une malle parisienne

 Articles sur Capri 


Place d'Anacapri, sur le puits, une chèvre grimpant sur une échelle :
C'est l'emblème de ce village blotti sous le monte Solaro
 Isola di Capri,  Lundi de Pâques 2024

Photo: droits réservés Vincent de La Panouse









mercredi 20 mars 2024

La maison ensorcelé: Roman à Capri Partie II chap 6 Le sentier des chasseurs



 La maison ensorcelée

 Roman à Capri

 Seconde partie 

 Chapitre VI ou Désenchantement sur le sentier des chasseurs

 Un frisson me secoue ! Ai -je encore rencontré  un de ces êtres immatériels qui prennent un malin plaisir à baguenauder sur les senties de Capri ?

 Salvo se retourne, la mine grave et le regard sinistre.

 "Je lis dans vos pensées, mais non, ce beau Signor a  simplement décidé de grimper sur le sentier des chasseurs. Je lui souhaite beaucoup de courage par ce mauvais temps, et aussi de ne pas perdre son chien qui risque de choir  de la falaise prodigieusement haute.

 Je vous rassure tout de même, vous semblez l'avoir pris en sympathie, je me demande bien le secret de cette fascination qu'il exerce sur les gens, les femmes en particulier. Il se prend pour un descendant de Malaparte peut-être ! En tout cas, à ce qui se dit, moi j'ignore tout, je ne le connais que de vue,  ce serait un homme en bonne santé,  malgré un âge  supérieur au mien, et un grand connaisseur du Monte Solaro.

 Quoi d'étonnant d'ailleurs puisqu'il arpenterait l'île depuis son enfance, selon une légende qui le pare de magnificence et de gloire ! 

 Enfin, magnifique ou non, ce Signor luttera sur ce chemin de crète, où se jetteront, contre sa personne, les éléments pleins de rage et indifférents à la faiblesse des pauvres humains. Moi aussi, autrefois, je le suivais ce sentier qui longe le pire des précipices, on entend le fracas de la mer comme si le tonnerre grondait avec fureur  et on ne s'entend plus crier dans ce vacarme, même par temps clair ! 

De cette ligne frôlant le vide, vous descendez, si vous franchissez les bosquets et les prés, parfois fermés par des barrières qui n'existaient pas, dans le passé, droit sur les allées du Parc des Philosophes, ou en sens inverse, vous remontez vers le Monte Solaro. Si vous avez de l'endurance, vous passerez au-dessus de la vallée de la Cetrella, en empruntant cette passerelle tendue entre les deux chaînes montagneuses de l'île, le Passetiello qui suscitera en votre coeur une terreur de chaque instant, non, je ne plaisante pas, écoutez et surtout n'y allez pas !

 Sinon, vous avancerez en croyant perdre pied, en surplombant des gouffres effrayants, des pentes lisses, en vous accrochant au moindre tronc, en suffoquant face à l'escalade des rocs qui marquent le passage vers Capri, puis, sans comprendre comment, vous vous retrouverez sur l'escalier raide qui plonge jusqu'à l'Hôpital. 

C'est un bon point de chute si vous revenez avec une cheville tordue ou un genou enflé !

Cara amica, je vous parle d'une véritable ascension que seuls les acrobates, les alpinistes, ou les soldats  réussissent, et seulement par beau temps. 

Mais, si vraiment vous comptez un ancêtre qui aborda le 8 octobre 1808  au-dessous des falaises les moins abruptes, et qui se hissa sur une mince échelle d'éclairagiste napolitain en contre-bas du Fortinio d'Orrico, eh bien, ce sentier est votre légende de famille ! C'est lui seul qui vous racontera l'épopée de ces hommes que Murat envoya  défier l'Anglais en courant presque du Monte Solaro jusqu'au bourg de Capri où la canonnade faisait rage.

Je me souviens que ce fut sur ce  chemin des airs menacé, tantôt par une gorge d'une profondeur à vous faire tourner la tête si vous êtes sensible au vertige ou si vous avez trop d'imagination, tantôt par un ravin impitoyable qu'il vous faudra franchir la main agrippée à une frêle chaîne en guise de parapet, que le Général Lamarque, ce héros dans les veines duquel coulait  des chevaliers du Roi Arthur, entraîna ses hommes, des Béarnais rompus à la marche en montagne pour la plupart.

 Malheureusement  le jeune Général en  perdit une bonne partie, victimes du vertige ou de la nuit masquant les embûches du plus angoissant sentier de Capri. On chuchote souvent là-haut, on se tait aussi, on avance en écoutant parfois sourdre des cailloux acérés , des gouffres noirs, des bosquets touffus, les clameurs des braves qui prirent ce sentier des fous pour jeter l'Anglais à la mer, et furent eux-mêmes avalés par le vide ... Et j'oubliais les canons hissés par un prodige inexplicable sur les flancs du Monte Solaro, et la Scala Fenicia descendue sous la mitraille !

 Ces hommes, au coeur téméraire, à la fidélité sans faille, comment les Maltais de la garnison auraient- ils pu ne pas les imaginer guidés par les anciens dieux ?invincibles! et les Maltais s'enfuirent, on raconte même que certains partirent à la nage !  "

Je soupire trop glacée soudain pour pleurer d'émotion, comme je me reproche mon ingratitude ! Mais, aujourd'hui, je suis épuisée,  je me moque de la bataille de Capri, l'évocation de mon ancêtre inconnu  m'horripile,  les aboiements des deux chiens me sont odieux, l'hiver me joue un mauvais tour. Ce Signor imposant et courtois, je veux ne plus lui accorder une seconde de ma vie, il m'a déjà oubliée, et s'est amusé à mes dépens. Sotte  que je suis ! je lui ai fourni une histoire à faire mourir de rire Rome, Naples et Florence, et le monde entier !

La tempête coule comme un fleuve de lait sur la mer qui vire au bleu- ardoise, j'ai beau me sentir en sécurité sur le facile chemin de la Migliera, escortée par mon ange- gardien capriote, Salvo, et les deux caniches, celui de notre ami et l'infernal compagnon de la gentille Signora Rosetta, qui trottent devant nous en affectant une hypocrite docilité, une peur absurde fond sur moi.

 Je meurs d'envie de m'élancer, chien à ramener ou non, ce maudit cabot sait de toute façon où aller,  afin de fuir l'horrible pressentiment qu'un aréopage de créatures sorties de la roche impassible se prépare à nous prendre en chasse !

 Je n'ose regarder en arrière; autour de nous la brume s'épaissit, bientôt une sorte de muraille blanche efface  les arches soutenant les vignobles, la montagne au-dessus de nos têtes, la mer grondeuse et furieuse, les toits arrondis d'Anacapri et la gracieuse coupole de Santa Sofia.

 Qui nous délivrera de cette prison humide ? Soudain, ranimant mon esprit en déroute, à l'instar d'une clochette de cristal, tintent  ces étranges mots d'un étrange poète:

" Moi qui sais des lais pour les reines, 

les complaintes de mes années, 

Des hymnes d'esclaves aux murènes

La romance du mal-aimé

Et des chansons pour les Sirènes"

Si seulement je pouvais charmer les Sirènes ! Peut-être serait-ce la clef de cette histoire qui ne cesse de s'embrouiller ...Il  se murmure que Tibère élevait des murènes dans ses bassins du Palazzo a Mare,  calomnie politique ou épouvantable manie ?

 Le froid nous force à hâter le pas, un escalier  moucheté d'herbes flétries se devine  dans un renfoncement, je me souviens de l'avoir gravi dans une autre vie datant d'-une heure à peine .

Salvo m'y précède, je le suis en aveugle, le paysage s'est métamorphosé en un interminable corridor gris- perle , et je cite  la chanson  du mal-aimé, preuve de mon immense accablement mental:

" Un soir de demi- brume à Londres

Un voyou qui  ressemblait à

Mon amour vint à ma rencontre

et le regard qu'il me jeta

Me fit baisser les yeux de honte"

Ma voix a beau flotter sur la houle du vent, Salvo en devine le son presque imperceptible.

 "Come sta ? Vous vous sentez mal ? Nous sommes de l'autre côté de la maison de l'amico Antonio, vous ne voyez pas la tourelle, mais elle vibre, et la tempête doit énerver votre mari ! Je vais ramener le chien à la Signora Rosetta, regardez, oui, on ne voit rien, mais tentez de regarder,  le portail est juste là, faites le code, je vous prie !

Cara amica, la vérité c'est que vous n'en pouvez plus de Capri, voilà ce qui arrive quand on idéalise l'hiver sur notre île. Vous tremblez de froid et vous êtes déçue de votre bavardage avec le chasseur qui ne chasse pas d'ailleurs. Il a déjà oublié votre existence, ses paroles ont volé avec le vent froid et lui, eh bien, je pense que vous le reverrez jamais. Je me trompe parfois, je le sais, mais mieux vaut prévoir des choses sombres, au moins, vous ne souffrirez pas. Luttez contre vous au contraire, si,  par malheur, vous aviez le coeur débordant d'espoir .

 réchauffez- vous, venez dîner à la maison et prenez le bateau demain, sauf s'il n'y en pas. Tout dépend de la vigueur de la tempête qui nous attaquera très vite. Nous n'en sommes qu'à un gentil début. Cela ne vaut rien Capri en janvier, revenez au printemps, comme d'habitude,  et un miracle vous surprendra certainement, nous en parlerons tout à l'heure.

 A presto, dépêchez- vous, le portail se referme ! "

je traverse la petite cour enfouie dans son brouillard suffoquant, j'ouvre à tâtons le petit portail et chuchote au jardin invisible:

" J'ai hiverné dans mon passé

Revienne le soleil de Pâques

Pour chauffer un coeur plus glacé

Que les quarante de Sébaste

Moins que ma vie martyrisé"

Salvo a raison, Salvo a toujours raison, et le  poignant et vigoureux poète Apollinaire m'a délivré de mon mal de tête moral et physique. Nous reviendrons à Pâques, et entrerons dans le jardin abandonné  du pas conquérant des propriétaires, les Sirènes baisseront leur garde,  elles ne seront pas les seules :  comme pour Axel Munthe, San Antonio,  le Saint protecteur d'Anacapri aura la bonté de faire un miracle ...

Je ne désire plus l'aide de personne, c'est Capri qui tient la barre de notre destin sur sa roche titanesque, Capri et ses peuples  invisibles,  ses esprits de l'air et des eaux, cachés au sein des grottes marines, des cavernes à pic, et des sentiers du vide.

Le reste n'est que littérature, bavardage oiseux ou  manipulation  !

" Enfin un peu de bon sens, dit une voix dans la brume étourdissante, vous m'étonnez ! Je vous retrouve à Pâques, cela ne sera pas la première fois."

L'homme de mes cauchemars, le spectre au chapeau démodé, me salue bien bas avant de s'évaporer au sein du nuage couleur de perle.

"Mon beau navire ô ma mémoire"...

 Capri rend fou ! et ses fruits effacent les tumultes d'un monde en proie aux terreurs et aux crimes, seul le passé navigue sur ses eaux de cristal, d'améthyste et de lait.

A bientôt pour la seconde partie  de ce roman irréel, vécu et inventé,

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Sentier des chasseurs à Capri en hiver
crédit photo Vincent de La Panouse

mercredi 6 mars 2024

Confession face à un précipice à Capri: "La maison ensorcelée" partie II chap 5



Bavardage en plein vent sur le belvédère de la Migliera 

" La maison ensorcelée" 

Seconde partie

 Chapitre 5 

 J'étais ainsi en face de la mer secouée de rage blanche et voilée de soie immatérielle vers l'Orient, en compagnie , Capri oblige, d'un galant inconnu, très amusé à l'idée de m'entendre raconter mon irrépressible convoitise envers une humble maison décatie, aux confins du divin rocher.

 Je le regardais avec les yeux de Morgane pour l'enchanteur Merlin, ce qui ajoutait une note de romantisme à un paysage tremblant de beauté féroce, l'amoncellement des rocs aigus au-dessus de nos têtes et à nos pieds prouvaient surtout l'écrasante victoire de la nature à l'état de grand fauve.

 Nous étions deux misérables humains, dissimulant sous un sourire désinvolte la peur absurde qui noue le ventre et tord le coeur de chaque créature sensée assise sur un rempart de grosses pierres risquant à tout instant de dégringoler dans le plus raide, le plus cinglant, le plus  inconcevable des précipices. La Migliera en fin janvier ! autant dire un défi inutile et beau comme tout ce qui est inutile.

Comment confier notre désir insensé de remonter le temps dans un jardin abandonné, alors que l'éternité allongeait sa griffe sur ce promontoire spirituel échappé de l'Atlantide ? Et comment trouver l'audace de lui demander qui il était ? Je ne me souvenais que de façon très incertaine des traits du fameux grand homme de l'île.  Ce monsieur impavide, bizarrement dessiné sur le bleu orage de l'horizon mouvant, ne m'évoquait qu'un portrait  d'un peintre de la Renaissance Italienne: ce qui reste l'apanage de la plupart des gens distingués de Florence, Padoue, Naples, Rome et tant d'autres cités grandes ou petites de ce pays envoûtant. 

D'ailleurs, même si le hasard de cette promenade de chiens indisciplinés m'avait envoyé le voisin du dessus, qu'aurais- je eu finalement à lui dire ? Cette affaire de bail interminable suintait la farce de mauvais goût. Pourquoi diable le merveilleux grand homme aurait-il gâché son temps et son argent afin d'acquérir une cabane en ruines dans le but saugrenu de la louer pour 50 ou 99 ans, voire, si Fils Dernier ne plaisantait pas avec les coutumes africaines, 999 ans à une famille de distingués rêveurs dramatiquement obsédés par Capri ? 

 Je risquais de perdre à jamais la mince sympathie que cet aimable propriétaire de chien semblait m'accorder. Mais il attendait ! j'esquissai un subtil geste de fuite, et il me retint d'un froncement de sourcils exprimant son indignation devant tant de lâcheté.

 Je compris que le sort en était jeté... Je devais passer aux aveux !

Je racontai notre singulier roman capriote, depuis ce jour fatal où un acheteur plus fortuné m'enleva un tableau attribué au jeune peintre qui se vanta d'avoir franchi l'arche étroite du palais aux eaux azurées de la Déesse Mémoire, je défendis la cause de mon prétendu ancêtre qui logeait les artistes aux poches vides dans cette maison à la terrasse ouverte, avant que les arbres n'en étouffent la vue, sur la mer turquoise où  bondissaient les dauphins, où dans les tempêtes se levait la voix de cristal maléfique des dernières Sirènes. Je dévidai sans hâte le fil d'Ariane qui nous mena jusqu'à cet portail vert, aussi pittoresque et vétuste que dans mes souvenirs de rêve enfantin, j'osai confesser mon amitié avec un chat qui se posait en propriétaire du domaine secret, mon ancien et incompréhensible roman d'amour avec un voyageur égoïste et fantasque, affublé d'un couvre-chef déformé.

 Je repris mon souffle avant de me lancer à la chasse aux trésors dans la brocante la plus défraîchie du vieux- Naples, et achevai en lui tendant la lettre étrange qui avait déterminé un couple pourtant doué de raison à descendre l'Italie au coeur de l'hiver jusqu'au port  de Marina Grande.

" Or, voyez- vous, nous avions tout de même raison dans notre déraison. Je suis loin d'être la seule à révérer Capri ! tenez, Raymond Guérin, ce nom ne vous dit certainement rien, mais ce fut un bon écrivain et par le plus capricieux des hasards, un ami de Malaparte, et bien, cet hommes de Lettres enlisé au sein des déserts de la littérature ingrate, et rendu par miracle à la lumière de l'édition, m'a émue par sa passion capriote; voulez-vous que je vous lise quelques mots qui sont repris sans le savoir par tous les voyageurs sensibles ?"

Le promeneur  ajuste ses superbes lunettes de soleil, (certainement crées par Arturo, j'en jurerais !) et agite une main autoritaire.

" Dai !"

 " Voilà, je viens d'acheter ce journal de bord qui narre le séjour ou voyage immobile  du sage écrivain  Bordelais sur ce navire sanglant que reste la maison rouge de Malaparte."

 L'homme a un bref ricanement et dit d'un ton détaché:

" En réalité, je préfère la formule cinglante de votre Peyrefitte  qui la comparait à un "homard desséché sur la roche" ou quelque méchanceté spirituelle dans ce goût-là. Mais, allez, allez, lisez puis nous parlerons de tout cela, attention, Capri est dangereux ... Respirez ! c'est bien, je vous écoute, je suis curieux de vous savoir émue grâce à la prose d'un Bordelais égaré à Capri, j'y vois une sorte de miracle, notre île rend fou les plus sages !or, vous, Madame, vous me semblez une folle de la plus belle eau! c'est un compliment, ne me jetez pas ce livre à la tête."

 Je m'oblige à sourire à l'italienne et me souviens que je dois très bientôt avouer à la Signora Rosetta que j'ai égaré son caniche bien-aimé sur la balade la plus facile de Capri. Est-ce le moment idéal pour lire la déclaration d'amour capriote d'un écrivain  français fasciné par Malaparte à un promeneur sardonique ?

"Vous n'aimez plus votre Bordelais ?" 

"Si ! juste quelques mots et je repars à la poursuite du chien de la Signora Rosetta, je suis déjà morte de peur: elle va se répandre en pleurs et moi en excuses idiotes, un drame insoutenable !

 Maintenant, écoutez !"

Je tire du fouillis de mon sac un maigre livre déjà corné par mes soins et en bat les pages avec l'énergie d'un naufragé cherchant à se raccrocher à une épave.

"C'est tout simple, dis-je, absorbée par mes feuilles de papier que le vent montant de la mer s'évertue à bouleverser sous mes doigts malhabiles, le couple navigue, Capri en vue et le doute au coeur, la déception sera-t-elle la triste fatalité du retour ? Or, Capri arrive droit sur eux et ..."

Le promeneur s'est levé, et je continue, appliquée à l'instar d'une candidate à un oral littéraire.

"Allons, le paysage au moins restait fidèle à lui-même. Miraculeusement fidèle ! Plus que fidèle, même !

Car, à distance, il émanait de lui une sorcellerie qui leur était familière. Avant d'avoir touché terre, ils étaient subjugués ! c'était bien toujours la même magie qui opérait, celle qui avait toujours magnifié leurs sens, celle qui, comme un encens qui s'étendait à la ronde, parfumait l'âme de ceux qui revenaient et emplissaient leurs yeux de larmes.

Le voilà le refuge, le coin sacré, le royaume secret de la félicité, là dans la mer immense qui le protégeait du continent, dressé comme le mirage d'une autre Atlantide, connu uniquement de ses amants et vivant sa vie à lui, en dehors du temps et tel qu'il suffisait d'y aborder pour y être, du coup, à jamais retranché du reste de l'Univers, à jamais envoûté, à jamais sauvé !"

Je me tais, moi aussi les yeux en pleurs, puis la honte m'envahit, le promeneur ne va-t-il ironiser devant un tel flot exalté ? il me tourne le dos, et je ne sais pourquoi, je songe à un vaste oiseau de mer ouvrant ses ailes, autour de nous s'excite un ballet de mouettes aux cris vindicatifs, le vent s'accroit et les vagues frappent les rocs d'en bas d'un élan de fin du monde. Les sortilèges glissent autour de ce promontoire dans la clarté de nacre et d'or annonçant Midi en hiver à Capri.

 "Oui, dis-je timidement, vous jugez ces paroles assez naïves, emphatiques, outrées peut-être ? Pourtant, elles jaillissent d'une émotion vive et franche. J'éprouve exactement cela à chaque retour."

 Le promeneur ne se retourne pas mais consent à briser l'âpre vent d'une brève interrogation.

" Vous éprouvez ces sentiments d'un romantisme désuet chaque fois que vous vous heurtez à la foule des touristes se ruant sur le port comme si le funiculaire en était l'endroit le plus sacré au monde ?Vous pleurez en respirant l'odeur des frittes gluantes laissées par terre grâce au laisser-aller des voyageurs modernes ? Vous murmurez des mots d'amour à Jacques Fersen, Axel Munthe, Norman Douglas, à vos peintres du dimanche, dont ce maudit Kopish qui déchaîna sur nos criques la curiosité de l'Europe blasé en quête d'une nouvelle Atlantide,  sans vous soucier du vacarme des taxis, des braillements des portables, des commentaires stupides sur le prix des chapeaux et des sandales ?

Oui, vous éprouvez vraiment cette passion qui vous enlève vers le Sphinx, et ranime en votre âme le souvenir d'un jardin qui fût  le vôtre,  qui réveille en votre coeur le parfum des amours mortes, vous aimez la Capri invisible , celle qui déploie ses splendeurs en hiver, ou à la fin de l'Automne, et parfois au début du printemps; et  vous marchez sur les sentiers qui n'existent plus et bavardez avec des fantômes cqui existent à nouveau afin de vous plaire encore une fois. Vous méritez ... Ou, vous le méritez, je crois que je vais ... uniquement parce que vous le méritez... écoutez, chère madame, vous méritez d'être ramenée chez vous et de boire une tisane calmante.

 N'est-ce pas votre avis mon cher ami ?"

Un aboiement joyeux retentit derrière nous et un caniche blanc et lustré se rue dans mes bras, son maître suit d'un pas lent et digne, la méfiance inscrite sur son visage d'habitude avenant.

 il tient en laisse la maudit petit chien de la charmante Signora Rosetta et nous salue de façon à nous prouver sa pleine et entière désapprobation.

" Il est dangereux d'exposer la cara amica à un vent si violent sur un belvédère qui a vu de si horribles accidents... je suis tout de même enchanté, Signor, d'avoir l'honneur de vous rencontrer. Venez maintenant, cara amica, nous avons le devoir de rendre son compagnon à la pauvre Signora qui vous l'a étourdiment confié ce matin.  Votre époux s'impatiente aussi. il compte autant que le chien, à mon avis ."

Salvo me gronde et je reviens sur terre, très soulagée de saisir la laisse du caniche épris de liberté. L'animal de compagnie adoré par toute la famille de nos amis a reçu manifestement une excellente éducation, il obéit sans protester, éternue en guise de salut destiné au promeneur, et s'assoit sur mes pieds.

 Je ne sais comment rétablir l'harmonie purement capriote qui s'est envolée d'un coup.

 Salvo  arbore une mine quasi hautaine, le promeneur persiste à considérer la mer blanchie d'écume et à humer la tempête qui accourt.  Je suis certaine qu'il n'a pas été choqué par mon histoire farfelue, j'ai eu l'intuition qu'il voulait m'aider ... Or, Salvo a tout figé !

" A bientôt, chère madame, dit l'inconnu d'une voix sans timbre, à bientôt, mais cessez de croire aux sottises et aux mensonges, n'ayez foi qu'en vos amis dont le Signor qui désire vous ramener à Anacapri saine et sauve, c'est votre sauveur à Capri ... Mais que ce chien est bruyant ! le mien a la délicatesse de se taire quand il faut. Signor, Madame, tanti saluti ! "

Salvo m'entraîne comme si la falaise allait se rompre, j'ai juste une seconde pour revoir ce belvédère intangible, pareil à une figure de proue sculptée par les Atlantes, le promeneur a disparu ...

Un air ancien ondoie dans ma mémoire, "Di tanti palpiti, di tante pene ",  une chanson d'amour et de mélancolie, un air qui a traversé le temps ... 

Ce fil d'Ariane chante-t-il en vain  sur les rocs résonnants des échos du vent et du passé ?

A bientôt pour la suite de ce roman à Capri, 

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Capri :Lumière d'hiver sur les Faraglioni

Crédit photo Vincent de La Panouse

                                                          


mardi 20 février 2024

L'art d'égarer son chien à Capri : La maison ensorcelée, seconde partie chapitre 4



 La maison ensorcelée ou Roman à Capri

Seconde partie chapitre 4

A la poursuite d'un chien perdu sur le chemin de la Migliera

Je me dois d'avouer quelque chose qui me remplit de honte. A mon vif regret, et malgré un attachement sincère envers les braves chiens renversant fauteuils, vases fragiles et autres objets posés sur leur passage, dans leur hâte à sauter au cou de leurs maîtres, ma préférence va aux chats, élégants, hypocrites, voire sanguinaires, et toujours d'humeur versatile.

 Le chat, de race ou de gouttière, cette différence n'ayant aucune valeur (sauf chez les snobs qui de tout manière sont la risée du genre félin ) vous oblige à vous conduire comme la bienséance féline l'ordonne : selon sa loi. il n'en démordra jamais, tout en vous gratifiant d'une affection immense soigneusement dérobée sous une mine réservée, un tantinet hautaine.

 Vous n'aurez pas d'autre choix que de bien vous tenir avec une rigueur austère, de tenir votre maison avec un soin helvétique, votre famille d'une main de fer, et de refuser votre porte à ces fléaux honnis par tout matou respectable :  invités discourtois et bruyants, paresse générale, mauvaise cuisine, poussière sur le piano ou sur les cheminées, tapis troués, sofas inconfortables, lits ou fauteuils revendiqués par les  encombrants membres de votre famille pour un usage strictement humain. 

Le chat  dépeint pour l'éternité par la plume malicieuse de l'ami Jean de La Fontaine :"bien fourré, gros et gras, un vrai bonhomme de chat" vit chez vous et occupe sans remuer une moustache délicate la place la plus agréable. au nom d'un principe datant de la déesse Bastet, autant dire de la nuit d'avant la nuit des temps.

Enfin, le chat  est heureux à Capri où on s'ingénie à lui rendre la vie facile en échange de sa seule  bienveillance désinvolte. Protégés des hommes et peut-être des anciens dieux, tapis sur les rochers ou blottis à l'ombre des bosquets de pins, endormis sur les toits arrondis des citernes, les félins rodent pendant les nuits transparentes de l'été capriote, surgissant d'un jardin à l'autre à l'instar de génies familiers, menant une chasse silencieuse dans les buissons parfumés ou de véhéments combats pour la conquête d'une beauté à la robe de soie rousse. 

 Les pêcheurs installés sur la roche glissante de la Grotte Bleue acceptent cette offrande tacite: un poisson pour les chats qui guettent à leurs pieds le vol des prises frétillantes, un autre destiné aux mouettes souveraines qui les observent de leurs yeux verts autoritaires. Qui oserait s'en offusquer ?

Certainement pas moi ! mais ce matin, levée à l'aube afin d'en finir au plus vite avec la pluie de messages tombant de nos instruments nous liant  à ce qui n'est pas Capri, à ce monde bruissant de corvées, devoirs, déceptions, mesquineries qui reste le pain de l'amer quotidien, c'est à un chien que j'ai affaire, un chien innocent qui ne se doute heureusement de ce que cache mon obligeance à l'égard de sa gentille maîtresse.

 Ce caniche écervelé et indiscipliné a la mission de me donner un prétexte habile sur le chemin de la Migliera, promenade exquise, si le soleil se décide à franchir la couronne de nuages encerclant le Monte Solaro. Et surtout fréquentée par de très distingués maîtres de petits chiens, les uns et les autres,  doctement vêtus de manteaux venant des meilleurs tailleurs de Naples ou Rome. Si la chance daigne me sourire, mon chien emprunté sautera au cou de celui de l'auguste voisin  de cette ruineuse maison en ruines que de bizarres individus à mine patibulaire nous suggèrent de louer pour 50 ou 99 rapides années; tandis que notre audacieux Fils Dernier nous conseille avec un aplomb vengeur  un cortège de réjouissances allongé jusqu'à 999 ans.

 La suite appartient à un avenir confus... Si les promeneurs baladant leurs chiens bien élevés sur la Promenade des Anglais à Nice raffolent des présentations entre humains et canins, ce charmant phénomène risque- t- il d'émouvoir le sentier caillouteux longeant vignobles et parcs battus des tempêtes qui traverse  les hauteurs d'Anacapri jusqu'au terrifiant belvédère  de la Migliera ?

  Ce sublime balcon, hissé sur un rempart de pierres entrechoquées,  surveille la crique du Faro depuis une hauteur à foudroyer une âme sensitive attirée par le fracas  démonique de la mer heurtant avec une sombre délectation les écueils fouettés d'écume.

Serait-ce vraiment un rendez-vous de paisibles caniches ou cockers citadins ?Je me suis vite enflammée, dans la lumière pâle de ce matin vaporeux, le doute m'envahit. D'ailleurs qu'expliquer à l'illustre personnage ? Comment plaider la cause d'une famille dénuée de fortune et tout de même ensorcelée, voire entêtée par la ruine en bas de son domaine secret ?

S'il n'est pas l'auteur de cette lettre bizarre que nous avons eu la sottise de prendre au sérieux, il va s'emporter, se fâcher, me tourner le dos en protégeant son chien de la mauvaise influence du mien !

Quant à mon délicieux caniche emprunté, le voilà sautillant, aboyant comme un sauvageon, arrachant son petit manteau et se roulant dans l'unique flaque du chemin. Jamais je n'atteindrai le belvédère accompagnée de cet animal déterminé à me fuir !

Une horrible pensée me secoue d'épouvante: et si le maudit toutou allait chuter étourdiment sans espoir d'être rendu à sa maîtresse sauf sous l'aspect de piteux débris ?

 Je viens d'endosser une très grave responsabilité, on ne saurait emmener un caniche prendre l'air à Capri sans une forte poigne et une laisse solide. Or, à peine avoir gravi l'ultime escalier nous hissant sur le beau chemin, de la Migliera, le temps de souffler, de faire quelques pas dans la brume irisée de miel, l'infernal petit compagnon m'échappe sans demander la permission !

 Je hurle son nom à tous les échos d'Anacapri, toutes les dames alourdies d'un panier, caquetant sur leurs bancs, tous les messieurs vénérables palabrant devant les arches soutenant les talus escarpés, tous les enfants galopant sacs au dos vers l'école de la Piazza Caprile, sursautent comme si j'agressais mon infortuné prochain. Qui suis-je pour bouleverser la paix hivernale ? Quelle audace de mêler ma voix accusant un terrible accent français à la mélodie cristalline montant de Santa Sofia ? Je ne suis qu'une voyageuse agaçante,  mais ce caniche effronté représente le soleil, la lune et les étoiles pour sa gentille maîtresse,  il est de la première nécessité de le remettre sur le droit chemin, quitte à dévaler une falaise sur les genoux  à goûter la mer glacée, ou à ramper dans un verger clos, sa laisse entre les dents ... 

"Orlando, obéis, reviens, maudit chien, cattivo !"

 Hélas, le chien indomptable ne comprend pas plus mes menaces en italien que mes promesses de bonne nourriture en français. Je continue de me hâter, mon coeur menace de se rompre,  ma tête est vide,  découragée je cesse mes efforts inutiles et respire les tourbillons d'air montagnard .

 La mer ce matin a une nuance de pâle aigue-marine. Ses vagues secouent leurs crinières blanches, tremblent de rage, et protestent contre un ennemi invisible, le ciel arbore sa teinte ineffable de janvier et le soleil délicat n'éclaire aucun chien blanc comme neige ! nul ridicule manteau rouge cerise ne se devine ni sur les murets, ni derrière les hauts portails, et pas davantage sur les marches grimpant vers les quartiers les plus inaccessibles d'Anacapri, ces maisons agrippées au vide, jaillissant des rocs et privées d'accès civilisés. 

Ne m'a-t-on raconté qu'un cardiaque avait succombé là-haut, faute d'ambulance capable d'escalader ces âpres degrés ? Je marche vite afin de fuir cet endroit tragique, et à force de me précipiter dans la solitude  hivernale,  je m'approche du restaurant La Gelsomina,  haut lieu de réjouissances traditionnelles, clos en cette saison.

 Défendu par un rempart d'épais taillis, en face, de l'endroit voué aux plaisirs futiles,  l'austère parc philosophique est noyé sous les feuillages, ronces et  branches tombées. sur les rochers, les nobles devises de Marc Aurèle sont presque effacées. L'hiver s'évertuerait- il  à étouffer les  lumières des anciens philosophes ? Assurément un tour des Sirènes narquoises ! Il existe sur la terre et dans le ciel tant de mystères échappant à la philosophie ... 

Je ne le sais que trop, moi qui regrette en secret une sorte de fantôme coiffé d'un absurde panama ou chapeau de paille d'Italie, ami  ou aimé oublié qui me surprenait, m'agaçait, me hantait, me bouleversait, à chaque coin de l'île ?

 Pourquoi m'a-t-il abandonnée ? Je ne le croise plus à mon grand soulagement et mon immense regret...Je l'aimais sans le dire et sans espoir, il y a si longtemps, mais Capri me l'a repris, il s'est envolé sur la passerelle reliant l'île à l'invisible. Depuis, ma vie a suivi un cours ordinaire, je me refuse à penser ennuyeux, on ne meurt plus d'ennui quand on a le projet d'un bail de 99 ou 999 ans pour une cabane en ruines  blottie dans un vallon de soleil et de vergers.

Ces élucubrations ne me rendent pas le caniche écervelé ! En l'égarant, je vais perdre ma réputation, l'amitié d'une excellente personne, l'estime de l'Homme- Mari, et l'espoir de me présenter en  future voisine des plus gracieuses à notre si honorable et honoré voisin connu de la terre entière, sauf de nous

Un aboiement me redonne espoir, je cours comme une chèvre poursuivie par un loup et, au beau milieu  du  bosquet où luit la blanche et suave statue de la Vierge des Marins,  me voici trébuchant presque sur un caniche excité qui n'est pas le mien. Pourtant l'animal me traite en personne de confiance, quasi en vieille connaissance,  j'écarquille les yeux, serait-il envisageable de le faire passer pour le disparu ?

 "Signora, il me semble que mon chien vous apprécie beaucoup ! il a bon goût, il ne salue que les personnes aimables,  et françaises, je parle votre langue, j'en parle tellement d'ailleurs, mais le français me plaît particulièrement.  Mon chien déborde d'affection pour vous, regardez, il essaie de déchirer votre manche,  allons! sois poli avec cette dame qui ne te gronde pas comme tu le mérites ! mon chien est vraiment insupportable, j'y pense, ne l'auriez- vous déjà rencontré ?

 Si vous suivez souvent cet itinéraire jusqu'au Belvédère,  vous avez dû  le croiser; voyez- vous, ce petit animal n'aime rien tant que les promenades en solitaire, une manie parfaite chez un humain d'autrefois,. Croyez- vous que mon chien ait été celui d'un philosophe de Capri dans une vie antérieure ? Il adore errer dans les allées tortueuses du parc philosophique, j'y vois un signe ... Mais, vous avez l'air angoissée, auriez- vous égaré quelque chose ?"

"Oui, dis-je sur un ton prouvant un égarement mental flagrant, 

Oui, un chien, un caniche habillé d'un manteau rouge, un animal qui ne m'appartient pas,

 c'est un drame  dont vous ne sauriez mesurer l'intensité..." 

 L'inconnu me scrute d'un air perplexe,  je crains de l'avoir offensé par ma franchise absurde, un homme de son genre ne s'attarde pas à bavarder avec une voleuse de caniches...

Son visage s'illumine soudain.

" Je vous reconnais ! vous êtes la gentille dame française qui s'est proposée pour balader le chien de la Signora Rosetta, oui, je l'ai rencontrée, elle allait faire ses courses, et m'a tout raconté,  ne tremblez plus, ce chien  déteste les promenades de santé, il a dégringolé par les jardins et à cette heure, il dort sur la terrasse de la Signora. Nous avons un ami en commun, un fou ! celui qui invective les touristes  via Giuseppe Orlandi l'été, et devant chez lui, via Follicara, quand il voit une charmante dame si possible française, descendre les marches. 

 Venez, j'apprécie les conversations avec des gens fantaisistes, et il faut l'être pour séjourner en plein hiver à Capri. Quelle mouche vous- a-t-elle piquée comme on dit en français ? Moi, c'est simple, je viens, ici, hiver, printemps, été, automne, depuis que je suis petit. Et chaque saison me donne de la joie, de la beauté, et beaucoup de force pour ne pas perdre courage  et conserver ma jeunesse d'esprit..."

"Comme je vous envie !  vous vivez notre rêve,  croyez- le si vous le voulez, Capri nous tient tant au coeur et habite tant notre âme que nous en devenons fous.""

L'inconnu au chien civilisé ralentit sa marche et scrute cette Française qui avoue sa folie capriote avec une extrême attention.

 "Vous ne me semblez pas folle, romantique oui, aimez- vous la Villa Moneta à l'autre côté de l'île? Oui , donc j'ai raison, vous courrez après un rêve romantique, une Capri romantique, des fantômes aussi je pense, toutes les âmes romantiques entretiennent d'excellentes relations avec les voyageurs du royaume d'en -Haut. Vous rougissez, cela vous va bien, vous êtes trop pâle. 

La signora Rosetta m'a raconté des choses très curieuses sur des Français distingués qui ne cessent de supplier un homme invisible de leur vendre une maison romantique que personne ne trouve digne d'intérêt à part eux au pied de la Piazza Caprile à Anacapri. 

La signora Rosetta a un très bon coeur, elle se fait beaucoup de soucis pour ces gens qui s'obstinent à dompter le destin.  Si vous continuez à rougir, on vous confondra avec une tomate du Vésuve ! allora ?  Regardez, je lâche mon chien, il se sauve vers la montagne mais je sais qu'il nous rejoindra une fois que nous serons installés sur les rochers bordant le second belvédère, le plus terrifiant, le plus grandiose... 

Admirons ce spectacle, la brume libère l'horizon,  et nos paroles volent sur la mer calmée. Dai ! je vous écoute, cette histoire me plaît, elle est née des entrailles de l'île, je soupçonne Axel Munthe de vous inspirer, vous l'avez trop lu, oui ? Oui ! pourquoi cette passion pour un jardin abandonné qui a vrai dire n'offre rien d'extravagant. juste des allées où chante le rossignol des ruines, des fleurs rouges, des fleurs blanches, un bassin qui se fissure, une promenade interminable qui ne sert strictement à rien ... Racontez ! j'écoute,  peut-être  vous trouverais- je la clef de votre rêve."

 Les yeux perdus vers les Faraglioni, à cette hauteur métamorphosés en trois nains grotesques, l'esprit nageant sur la mer impétueuse charriant des émeraudes liquides au sein de ses eaux célestes, je commence mon histoire ... Ce Signor serait-il un frère de l'enchanteur Merlin ou de l'Aède Démodocos ? On ne sait jamais qui vous rencontrez à Capri ...

A bientôt ! pour la seconde partie de ce roman à Capri,

 Lady Alix ou Nathalie- Alix de La Panouse



Sentiers de chèvres à Capri
  
Crédit photos Vincent de La Panouse

 



 

dimanche 4 février 2024

L'art d'obtenir un bail de 999 ans à Capri ou "La maison ensorcelée" Partie II Chapitre III



 "La Maison ensorcelée"

  Roman à Capri

Un bail de 999 ans pour une maison en ruines

 Seconde partie Chapitre III

Nous étions soudain seuls à peine réchauffés par le subtil soleil de janvier qui s'évertuait à transpercer de sa flèche la couronne de nuages posée sur la belle cime du Monte Solaro.

Salvo venait de nous laisser après une terrible explication !

A sa vue, fort étrangement, les prétendus et prétentieux messagers de l'homme le plus magnifique de Capri, légende vive et remarquable, fierté de l'Italie, roman épique à lui seul, et aussi invisible que les dieux en villégiature sur leur ancien fief, esquissèrent un  déconcertant mouvement de fuite.

Troublés, nous reculâmes vers le bassin toujours surchargé de lianes enroulées autour d'un  angelot potelé  tendrement accroché à un dauphin de belle taille, son refuge face à l'adversité. Ses compagnons de pierre, hardis dauphins et tritons bondissaient en vain sous l'amoncellement de débris et de feuilles couvrant l'eau morne et glauque de l'émouvante fontaine de jadis.

Salvo transformé en archange Saint-Michel, un des protecteurs de Capri, dont la vocation est de pourfendre de son glaive un dragon hideux, se lança à leur poursuite et réussit à claquer le portail donnant sur la ruelle d'un geste à ce point magistral que nous en fûmes pétrifiés d'étonnement et de crainte.

A quel danger venions- nous d'échapper ?

Au pire ! Salvo en aurait mis sa main au feu, et il regrettait qu'un précipice, en particulier celui particulièrement terrifiant de la Migliera, ne fut à sa portée.

 "Ces gens-là autrefois, nous les aurions confié aux poissons pour leur apprendre à se moquer de nos amis !  mais, oui, voyons, jamais un homme aussi considérable que le propriétaire du domaine en surplomb de ce misérable jardin, n'aurait confié une affaire importante à ces deux pingouins. 

Que dites- vous,  cara amica ? Je ne me trompe jamais ! vous savez que je ferai tout pour mes amis, alors, quand Flavia m'a raconté cette histoire de rendez-vous, j'ai compris que vous alliez tomber comme  d'une falaise, de la Punta Tragara par exemple, pourquoi vous inciter à descendre toute l'Italie en plein hiver et à embarquer sur une mer furieuse, Pour endormir votre méfiance ! Vous n'avez rien promis au moins, rien signé, et surtout rien donné, pas un seul billet ?" 

L'Homme- Mari s'empresse de rassurer notre bouillant sauveur habituel qui semble suggérer, si je ne m'abuse, que nous aurions entassé force billets ou même lingots d'or au fond de nos poches ! 

"Bien, il faut que je me calme, voyez- vous, je dois surveiller mon coeur, mais quand il s'agit de vous, cela n'a plus d'importance. Nous vous attendons bien sûr pour dîner, si, c'est la tradition, on n'a pas le droit de déroger aux belles traditions, vous n'apportez que votre sourire, cara amica, Giulia se réjouit de parler de la mode en France, et moi de la situation politique, Flavia a déjà commencé à préparer la torta caprese et les raviolis, pas ceux que vous mangez en France, cette horreur, un crime contre l'Italie...

Maintenant, reposez- vous, promenez- vous avant qu'il ne fasse froid, je vais réfléchir à cette histoire et vous suggérez des conseils  que vous aurez raison de suivre. A prestissimo ! ciao, carissimi, j'oubliais, come state ? Malades ? On ne le dirait pas Capri vous a déjà guéri!"

Et Salvo de s'évaporer à son tour comme poussé par l'esprit des Lieux ...

Submergés par les ondes  de cette verve torrentielle, stupéfaits de la tournure prise par ce rendez-vous,  notre entendement en proie à la confusion engendrée par Capri, nous sursautons ensemble en entendant braire notre portable. Une voix nette, autoritaire, outragée retentit dans l'air palpitant de ce pur cristal qui fut celui de la création du monde.

Henry, alias Fils Dernier, a retrouvé notre trace et s'évertue à nous arracher la vérité. L'Homme- Mari qui a la manie d'être  confiant au moment où il devrait se taire, livre notre secret, et annonce la mirobolante perspective d'un bail de 99 ans proposé par des gens à priori sérieux, mais traités d'escrocs impitoyables ou peu s'en faut par notre digne Salvo.

L'ire de Fils Dernier éclate en brisant les barrières de la bienséance familiale !

"Comment ? Qu'est-ce que cette histoire  de fous ? D'abord qui sont ces gens ? Avez-vous une preuve de leur identité, de celle de leur patron ? Pourquoi plongez- vous sans méfiance dés que l'on vous agite cette maison en ruines à la figure ? N'en avez-vous pas assez avec notre vielle baraque décatie ? C'est entendu, Maman ne supporte plus l'humidité, mais avez-vous songé que le climat de votre île adorée concentre une kyrielle de désagréments pire que la présence de l'ancien lit de la rivière installé sous notre vraie maison ?  Souvenez- vous des tempêtes d'hiver à fracasser des chênes, des averses perpétuelles du printemps, des brumes sempiternelles, et des pics de chaleur intolérables au coeur de l'été ? Et les charges, le coût inouï des artisans de l'île toujours ravis de manoeuvrer les étrangers sympathiques qu'ils s'imaginent crouler sous l'or; et  pour finir, les damnés impôts, y pensez-vous ? 

 Méfiez- vous  de la lumière implacable, terrible, souveraine, cette lumière qui rendît borgne votre vieil ami Axel Munthe, ce fantôme de la Villa San Michele qui devrait avoir honte de vous inciter à courir après votre rêve. Et surtout prenez garde à ce prétendu bienfait d'un parfait inconnu; cela sonne faux, cet homme n'a aucun besoin de vous, sa fortune dépasse l'imagination, du moins si on en croit les potins de l'île...

 Rien , vraiment rien, n'empêche ce puissant et magnifique descendant des empereurs de raser définitivement votre jardin de Caprile si ce paysage poétique lasse ses invités aux goûts plus pragmatiques. Ou encore qui l'empêche d'éventrer votre domaine adoré comme une mine à ciel ouvert, s'il caresse le glorieux espoir de remonter la marmite aux pièces d'or de Barberousse du fond de la roche. Revenez au plus vite, votre vie normale vous attend, et nous aussi tout de même.

 Ah ! j'oubliais, en Afrique, j'ai entendu parler de ce genre de bail, par contre, on y préconise une durée de 999 ans,  voilà qui paraît raisonnable, posez donc la question à ces baratineurs... Je vous rappelle très vite, d'ailleurs, j'ai droit à quelques jours , si vous persistez à vous conduire de manière inconsidérée,  il va me falloir encore une fois  vous rejoindre sur ce maudit rocher et apprendre qui est votre fils à cette paire d'arrogants pingouins. 

Vous m'inquiétez beaucoup, oui, pas un mot aux deux autres, heureusement,  ils ignorent où vous êtes, Capri en janvier ! et pour accepter une discussion avec des fous !  enfin, si vous négociez, si vous menez votre barque en gardant la tête froide, sans emballements sentimentaux, je vous en prie!

  Voilà la bonne stratégie: ripostez en expliquant que votre temps est précieux, que votre vie est remplie de ruines à commencer par celle  que vous ne cessez de rénover depuis la petite enfance de vos trois charmants enfants, prétendez qu'une propriété à Cefalu, un palais décati mais orné de fresques sublimes à Palerme, vous plaisent autant que cette pauvre maisonnette insalubre engloutie par les mauvaises herbes d'un jardin privé de vue sur la mer. A force de vous entendre vanter les avantages de la Sicile, ces prétendus hommes d'affaires baisseront pavillon. Vous verrez clair dans ce miroir aux alouettes, bon, je dois absolument vous quitter, oui, moi aussi, mais je suis trop vieux pour les effusions, oui, jamais trop vieux pour une maman... "

Fils Dernier raccroche et le silence hivernal reprend sa puissance sur ce banc d'où nous invoquons les divinités de l'île de nous venir en aide. 

"De qui tiennent nos enfants, surtout le dernier ? Il dégage une telle autorité naturelle;" interroge l'Homme- Mari en observant les jardins en terrasses de l'ancien hameau de Caprile à l'instar d'un loup de mer surveillant l'horizon.

"Peut-être d'un lointain ancêtre qui possédait un solide bon sens ! quel calme, on jurerait que nul être vivant n'ose arpenter ce sentier en cette saison. Les maisons sont si mélancoliques sous leurs panaches de feuillages fanés, personne ne bouge sur les vergers, on ne devine aucune présence à l'abri des murs, ou au bout des loggias, nul enfant ne crie, les ballons sont remisés  et les chats invisibles ... 

Regarde la mer, elle se couvre d'écume et la brume dépose un voile sur ses vagues enflées à croire que la méditerranée se métamorphose en océan enragé ! pourtant, je n'éprouve aucune crainte ...Sauf celle de trembler de froid ce soir ! le chauffage laissé par nos gentils propriétaires ne sera d'aucune effet , mais tant pis ! nous aurions éprouvé pire chez nous.

 Je me trompais, nous ne sommes pas seuls, quel brave petit chien !  je le connais, ah ! mon Dieu, la signora Rosetta nous a vus, elle nous envoie son caniche en ambassadeur, et elle monte ses 77 marches afin de nous saluer, quelle femme ! à son âge, elle grimpe encore comme une chèvre ! "

" C'est le Ciel qui nous l'envoie, nous avions grand besoin de discuter avec une personne gentille qui ne tentera ni de nous mentir, ni de nous gronder ! Peut-être connait- elle enfin  le propriétaire de notre maison ensorcelée, ou a-t-elle bavardé à notre sujet avec l'homme considérable, elle qui habite juste au dessous  des deux... Son chien l'aide à se faire des amis,  et elle est si aimable ! souviens- toi du citron qu'elle a choisi pour nous avant notre dernier départ, c'était le plus beau de son verger!

 " A propos de chien, le fameux grand héros de Capri et de l'Italie n'a-t-il la réputation de balader le sien vers la Migliera ? et bien sûr en morte saison afin de goûter aux joies de l'incognito, ce luxe après lequel courent les gens célèbres ... Qui sait si son toutou ne serait pas curieux de flairer la truffe du caniche de notre amie Rosetta ? Toi, l'amie du genre canin et félin, pourquoi ne proposerais- tu ta bonne volonté pour faire prendre l'air à ce pauvre chien privé de belles échappées en raison des jambes assez faibles de sa maîtresse d'un âge franchement certain ? Ne me répètes- tu qu'il faut oser se jeter au cou de la bonne fortune ? "

 "En réalité, tout dépend du chien ... "dis-je intriguée et amusée par cette nouvelle idée somme toute séduisante ...Mais pour un bail de 999 ans à Capri, de quel prodige ne serait- on capable ! Rosetta ! quel bonheur !  Oui, c'est encore nous, toujours nous, les éternels Français qui ne peuvent vivre trop longtemps loin de votre île, loin de cette vallée de Caprile où règne un soleil défiant la mauvaise saison, oui, vous avez raison, il n'existe pas de mauvaise saison là où les gens sont pleins de bonté, et vous la première ... 

Vous semblez fatiguée, ne voudriez- vous me confier votre gentil compagnon si ces promenades vous épuisent surtout en cette saison ? Oui, je m'en doutais, le froid réveille vos douleurs aux jambes, eh bien, disons demain matin ?Je le lâcherai en paix sur le sentier facile menant à la migliera, un ami ? Ah ! il va y rencontrer un ami ? J'en suis absolument certaine, et ravie... un ami d'ici ? J'ai compris, Rosetta, cara signora Rosetta, vous êtes l'envoyée du Ciel ou des Sirènes ou des deux, non, de la Madone de la Mollicara, je prends tout ! à demain, mais nous avons un moment pour bavarder...bien sûr! et demain matin assez tôt,, rendez-vous devant chez vous, je serai ravie d'affronter vos marches, cela me réchauffera ! 

Non, ne me remerciez- pas, vous m'offrirez des citrons, oui, des oranges, excellentes, c'est le mois des oranges, le mois béni des dieux  ! même les Sirènes au fond de leurs grottes se régalent d'oranges !"

A bientôt pour la suite de ce Roman à Capri, 

 Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



Bernardo Hay circa 1884

                                                                                           Pergola à Capri
                                                                                        Collection privée

                                                                    

lundi 15 janvier 2024

Vivre son rêve d'enfant à Capri ou "La Maison ensorcelée" partie II chap II

Roman à Capri
  "La Maison ensorcelée"

Seconde partie

L'art d'aller au bout de son rêve sur l'île des Sirènes

 Chapitre II

 En ce délicat matin encore tout frais de ses averses nocturnes, le mois de janvier prenait des allures de fête galante.

Nous avançâmes dans les allées envahies de brume irisée de lumière ineffable comme si nos présences humaines avaient reçu l'ordre de s'effacer, de se faire les plus discrètes du monde.

 La maison revêtue de guirlandes encore vertes et d'écharpes de brume ne donnait pas un signe d'amitié ou de reconnaissance.

Elle jouait les indifférentes alors que nous venions en son honneur de traverser la France du Sud et l'Italie du Nord au Sud dans une guimbarde aux freins défaillants ... Comment faire autrement ? La route céleste s'était révélée fermée jusqu'au printemps, ou si onéreuse que la crainte de finir en prison pour dettes nous avait rendu notre bon sens. Quoi de plus aventureux, de plus romanesque, de plus raffiné que d'imiter nos ancêtres accomplissant leur périlleux Grand Tour, les poches remplies de pistolets au cas où quelques méchants bandits auraient l'audace de tenter de leur arracher vivres, vêtements, fusils et poignée d'or ou pièces d'argent, petite fortune obtenue au prix de douloureux efforts et vaillants sacrifices ?

Nos euros valaient beaucoup moins, notre coffre ne contenait que deux maigres sacs où s'entassaient les indispensables effets capables de nous épargner l'infortune du froid, mais qu'importait ce dénuement affirmé ! notre opiniâtreté  supplantait certainement la touchante ténacité des voyageurs rêvant voici deux siècles aux enchantements antiques et aux tableaux entassés dans d'humbles échoppes qui n'attendaient que leur goût pour les suiveurs de Raphaël, Leonard de Vinci,  Guido Reni, Salvatore Rosa, et leurs pairs.

Je me demandais d'ailleurs si un jour les nobles et doctes savants des Musées de Rome aurait la bonté de me rendre ce tableau envoyé avec un retard de presque deux cent années que j'avais eu la malchance de perdre puis de retrouver pour me le voir ôté sous prétexte d'expertise à la durée  terriblement incertaine, sans qu'aucune supplication ne me soit permise.

J'aurai pu au moins le proposer à des amateurs impécunieux aux anges d'acquérir un remarquable suiveur d'un remarquable inconnu, suivant de près la main de Guido Reni ou la grâce d'un autre maître séduit par une beauté hautaine aux beaux yeux enivrés de passion ou de remords... 

Mais, l'horizon de ce côté-là n'annonçait que silence ! les magnifiques experts se drapaient dans leur hautaine réserve à l'instar des anciens consuls outragés quand nos ancêtres les Gaulois eurent la désastreuse idée de s'emparer de Rome, avant d'être dénoncés dans cet abominable entreprise par les cris indignés des oies sacrées du Capitole.

Peut-être ce tableau souffrait- il d'une malédiction ignorée ? Ou peut-être encore, avait-il été dérobé sans que nul n'ose me l'avouer ... "J'y penserai demain" dis-je , à voix haute.

"Demain ? Pourquoi demain ? il va falloir penser tout de suite! on nous a préparé un accueil qui ne me plaît guère, cette maison a le don de nous attirer dans des pièges tendus par des braves gens qui s'évertuent à croire que nous sommes deux idiots prêts à n'importe quelle sottise pour la fierté d'habiter la plus décatie des maisons de l'île sous prétexte qu'elle aurait servi d'auberge pour artistes fauchés à un de tes ancêtres aux grandes moustaches et au porte- feuille vide. Cette maison est ingrate comme une femme !"

Malgré cette accusation d ingratitude, l'Homme- Mari lançait à cette maison gémissante sous le vent, aux volets barbouillées de dessins rouge vif par  d'odieux vagabonds,  des regards si débordants d'amour que j'en fus  outrée !après- tout, n'était- ce ma maison ? Celle dont le jardin avait hanté mes rêves d'enfant ? Celle où un chat bien fourré m'avait entraînée dés notre premier séjour sur l'île ?

 Puis, ma jalousie se calma pendant que je m'avançais vers les deux étranges silhouettes plantées au beau milieu de la terrasse jonchée de feuilles et de débris indiscernables ...

J'eus beau écarquiller les yeux , ces deux grands gaillards n'éveillèrent aucun souvenir. nul fantôme coiffé d'un couvre-chef à la mode des années 1830  et vêtu d'une redingote à l'anglaise, ne gesticulait derrière leurs imperméables blanc cassé, tenue en honneur dans les films d'espionnages mais franchement ridicule sur le divin rocher fut-ce au coeur de l'hiver.

L'Homme- Mari et moi-même arborions de stricts manteaux marine dans lesquels nous manquions d'étouffer tant le mois de janvier capriote manifestait  une incomparable clémence ...

"Vous rendez-vous compte, nous grelottons, 10 degrés, mais c'est une catastrophe!" s'était exclamée Flavia, notre amie fidèle, depuis à mon immense surprise, déjà plusieurs année,. en nous embrassant à la descente du bus d'Anacapri, sur la Piazza della Vittoria désertée de ses hordes de voyageurs, et lavée de frais par les averses de la nuit.

"Comme l'hiver transforme cet endroit, dis-je, émerveillée, je n'avais jamais compris à quel point cette place distillait un charme désuet, on se croirait dans les années cinquante,  ou avant, je m'attends à monter en calèche jusqu'à la Piazza Caprile ! le monte Solaro resplendit et les bosquets de pins sont plus verts qu'au printemps, vous vivez dans une belle saison éternelle; dix degrés ? Imaginez- vous cela: nous sommes obligés de nous ensevelir sous des amas d'écharpes et de vestes épaisses  pour éviter d'être transi même à l'intérieur de notre maison ...

 Une vague de froid venue des pays du nord a détruit notre énergie et anéanti notre envie d'accomplir de nouveaux projets,  or, depuis que nous avons revu le golfe de Naples si pur sous la lumière d'hiver, je respire l'air vif de l'espoir et l'enivrant  parfum montant de la mer vigoureuse, la mer secouée d'écume sur l'horizon plus libre que jamais !"

 Dans une autre région du monde que la douce Campanie, mon langage fleuri inspirerait de la méfiance ou susciterait des moqueries. Ici, rien ne sonne plus juste ! par contre, je vais devoir brider mes effusions verbales en saluant les doctes et austères envoyés de notre bel et sombre inconnu dont nous ignorons tout alors qu'ici tout le monde ne  le connaît que trop bien. 

Hélas ! je suis une habitante des états de la Lune décrits autrefois par l'aimable Savinien de Cyrano de Bergerac, et les nobles traits du noble visage de mon noble interlocuteur, rencontré une unique fois, chez Amadeo se sont effacés de ma mémoire. Toutefois,  je suis certaine que ce galant homme  brille, à l'instar d'une étoile située aux confins du cosmos, sur les sentiers d'Anacapri.

 Or, ,si nous avons accompli  ce voyage quasi épique et à coup sûr absurde, c'est à cause de lui ! ne l'a-t-il ordonné au travers de sa lettre au sens occulte ciselé par un style adorable?

Nous laisserait- il choir à  l'entrée de notre jardin tant désiré ? Nous aurait-il monté une farce ? A quoi bon se perdre en vaines interrogations: i l n'est plus temps de reculer.

 Nous grimpons avec une prudente lenteur les marches disjointes de l'escalier du milieu, celui qui monte du bassin englouti sous un rempart de feuilles mortes, à la terrasse où les balustres semblent vaciller sous la brise un peu poivrée.

 L'Homme- Mari attaque d'un salut bienveillant les deux frères siamois, on lui répond sans barguigner, c'est un très bon signe.  Ces messieurs poussent la courtoisie à se répandre en compliments exagérés dans un l'impeccable français parlé par les  rares étrangers amateurs de notre grammaire cruelle. Ce sont des délicats en apparence, mais en matière de négociation, sans doute la chanson prendra -t-elle une rythme plus âpre....

Je ressens toutefois un vif soulagement ! quel bonheur d'être débarrassée de la pénible obligation  de comprendre l'incompréhensible par le truchement de mon italien aussi rouillé qu'une clef qui n'a pas eu le bonheur de servir durant trois longs mois de paresse intellectuelle. 

"C'est un honneur de saluer les descendants de l'histoire." dit le plus âgé d'un ton éminemment circonspect.

Décontenancés par cette flatterie, nous gardons le silence et affichons une mine hautaine

: " Tout flatteur  vit aux dépens de celui qui l'écoute" a dit  Jean de La Fontaine, notre sauveur ! 

Le second personnage a un fugace sourire. Peut-être réalise-t-il que nous sommes moins naïfs que prévu.

"Et quel courage de séjourner sur l'île en pleine mauvaise saison ! quelle preuve d'attachement envers cette maison ! les épreuves, les sacrifices, les personnes habituées à servir leur patrie, à défendre leurs vieux manoirs, ne les craignent pas, cela fait partie de vos destinées, le Signor qui nous a chargé d'entamer une discussion pour atteindre le meilleur des résultats, vous ressemble. C'est un conquérant, l'impossible le fascine !vous, cela fait six années maintenant que vous vous entêtez à vouloir l'impossible; une maison si belle à Capri pour pas grand chose !"

L'Homme- Mari s'insurge :

"Vous osez qualifier de pas grand chose mes propositions sérieuses et toujours basées sur un juste calcul d'expert ! mais qui êtes-vous ? nous avions rendez-vous avec un homme considérable et ses chargés d'affaires, où sont-ils passés?"

Le plus âge nous tend alors deux chaises rouillées qui eurent leur heure de gloire vers 1900.

Lui-même sort de derrière le puits deux sièges de Safari en cuir d'un aspect aussi romantique que vétuste. Une trouvaille! la maison est vide, mais pas la dépendance, vous serez comblés ! un bazar qui s'arracherait le jour du marché à la Brocante installé Piazza del Gesu nuovo à Naples, ce quartier qui vous plaît, là où vous avez vécu des péripéties extravagantes, en particulier ce tableau d'un maître très ancien, et ce courrier que vous déchiffrez à grand peine.

Une poignée de lettres gardant le secret d'un amour inassouvi, un sentiment voué à l'échec, pour une fois l'impossible n'a pu être conquis.

 Les pauvres amoureux sont dans l'autre monde, leur protecteur aussi, et la foule des gens  qui les aimaient, qui les invitaient, étrangers ou Capriotes, humbles ou puissants, peintres, écrivains bourdonnant et rugissant, ceux qui se proclamaient les découvreurs de Capri que les  anciens Grecs adoraient  ! tous si arrogants! sauf votre présumé ancêtre, un officier qui avait eu de nobles malheurs et qui avait appris à se tenir droit face à l'infortune. Mais il n'existe plus, seules les âmes murmurent quand le vent du soir secoue les pins  de l'allée de droite, celle qui ne sert plus à rien et qui élève vers les sommets la valeur de cette maison misérable.

La maison hantée ! la maison est restée ! vous la voulez toujours ?

 C'est le moment suprême, nous ne comprenons qu'une chose, 

il faut dire "oui" ou nous taire à jamais !

 "Oui!" dis-je farouchement.

"Oui, mais." dit l'Homme- Mari

 " Non Signor, c'est oui, pas oui mais, oui ou non ." insiste sur un ton cinglant le plus âgé des deux compères.

 L'Homme- Mari le foudroie du regard, et  en reçoit une grimace réprobatrice et déçue;

Un oiseau lance alors son chant désespéré sur le jardin flétri ; on croirait la plainte d'une âme errante, le chant ultime avant l'adieu à ce monde; l'oiseau des ruines nous attendait ici pour la dernière fois ... a moins que...

"Oui !" prononce l'Homme- Mari

"Va bene ! voilà la proposition, notre patron a acheté cette maison de peur qu'elle ne soit vendue à des gens vulgaires qui lui gâcherait ses vacances; vous, par contre, il vous donne sa confiance, vous êtes une famille du meilleur monde,  vous avez le bon goût, la bonne éducation, la distinction, il ne vous manque que ..."

"L'argent !" dis-je sur un ton cette fois plus optimiste;

L'espoir envolé renaît, et l'oiseau des ruines se tait.

 "Oui, qu'est-ce que l'argent ? Une qualité insignifiante quand on a le bonheur d'en posséder, et une force  tellement enviable quand on en manque. Alors, la maison , vous pouvez l'avoir sans argent, sauf celui que vous consacrerez à lui rendre sa beauté. Nous vous proposons un bail de 50  ans.. A ce terme, un de vos descendants l'achètera s'il a su gagner une belle fortune, et sinon, vous aurez été heureux à Capri." Cela n'a pas de prix."

L'oiseau des ruines s'égosille comme le rossignol d'avril.

Nous voilà chez nous pour cinquante ans, autant dire l'éternité.

"50 ans, proteste l'Homme- Mari, tant de travaux, d'efforts, de sacrifices, de déroutes et de palabres avec les artisans, de conflits avec les vendeurs de matériaux, les escrocs de toutes espèces, tant de doutes, de fatigue, de crainte, de remords, d'impôts, vos terribles impôts, pour juste 50 ans !"

 "Mais, rétorque le plus jeune des deux acolytes d'une voix doucereuse, dans 50 ans, vous serez peut-être au Ciel ... Alors, carpe diem, profitez de ce que la vie vous offre..."

"Je suis d'accord! rendez-vous au Ciel ou en ce jardin dans 50 ans " dis-je en descendant vers le portail vert aux grilles enguirlandées, l'antique, le romanesque, l'ensorcelé  portail qui m'attira comme un ami perdu voici six années...

"Oh, j'oubliais, remerciez votre prodigieux patron !"

"Je suis d'accord mais j'exige un bail de 99 ans, selon la li française, désolé messieurs, je vous charge de cette requête auprès de votre illustre patron. la maison vient elle-même de me souffler à l'oreille cette condition . On doit toujours obéir aux maisons qui ont épousé les destinées de leurs propriétaires . voulez-vous convenir d'un second rendez-vous demain , à une heure que je vous préciserai, je viendrai avec mon géomètre,  un homme honnête et dévoué, le neveu d'un ami d'Anacapri."

 Je suis stupéfaite ! Quelles ressources insoupçonnées ne jaillissent- elles de l'imprévisible Homme- Mari !

Ment- il avec une touchante conviction ? Cherche-t-il  impressionner les deux beaux messieurs ?

Je le saurai dans cinq minutes, sur ces entrefaites, Capri n'est-elle l'île d'un théâtre en lumière bleue, Salvo se glisse sur l'allée de gauche, celle menant en ligne sinueuse piazza Caprile.

Un coup d'oeil sur sa face ironique m'en révèle plus qu'une plaidoirie enflammée, il se méfie au plus haut point et vole, à son habitude, au secours de ses idéalistes amis ...

A bientôt, pour l'art de vivre son rêve d'enfant à Capri

 Nathalie-Alix  de La Panouse

 ou lady Alix


                                                                     

                                                                Les enfants d'Anacapri vers 1880, Guilt Jolley

                                                                                        (collection privée)



dimanche 7 janvier 2024

Miracle ou mirage d'hiver à Capri ? "La Maison ensorcelée" Partie II chapitre I



 La Maison ensorcelée ou Roman à Capri

Deuxième partie  ou l'art de courir après une ruine sur l'île des Sirènes

Chapitre I Miracle ou  mirage ?


Les miracles sont réputés ou ne pas exister ou être les inventions des cerveaux dérangés, ce qui revient au même.

Mon cerveau me semblait à peu près en état de marche, mes yeux voyaient la lumière bleue de Capri flotter sur les pointes rocheuses, j'étais entourée de personnes doués de bons sens,   la belle Flavia et son digne époux, Salvo, me donnaient de précieux conseils que je n'écoutais pas, et le plus grand, le plus insolite, le plus parfait des miracles étincelait autour de moi.

Je me trouvais dans le jardin de ma maison jadis ensorcelée, sécateur en main, dos rompu de fatigue et joie trop immense pour l'avouer me tordant le coeur.

 Le miracle s'était accompli de la manière la plus naturelle du monde, ce qui reste l'apanage des vrais miracles .., La  douce, l'humble, la discrète Madonna de la chapelle de la Follicara, juste au-dessus de notre jardin, avait décidé d'unir ses efforts à ceux fantasques des Sirènes, et nous étions chez nous devant une maison en ruines, sur une terrasse aux dalles capricieuses et à l'ombre de ramures démesurées.

Nous étions chez nous et au coeur du hameau inconnu de Caprile, chez nous sans un sou, mais avec tant d'enthousiasme et d'espérance à répandre à profusion, sans aucun doute, le fantôme d'Axel Munthe avait obtenu de je ne sais quelles puissances occultes la permission de nous guider vers ce paradis qui prendrait, nous étions assez lucides pour le pressentir, bientôt un visage d'ange infernal.

Quel étrange cortège tissé de hasard et de fatalité ne venait- il de nous conduire à ce jardin en bataille, à cet escalier aux pierres proprement antiques, à cette allée où dormait peut-être une blanche statue, une marmite remplie de pièces romaines ou le coffret de couronnes d'or oublié par Galatée, la nymphe follement aimée de ce cruel Cyclope  qu'Ulysse fut seul à défier et à vaincre ?

En réalité, je n'en savais strictement rien !  Aussi bizarre que cela paraisse, nous avions échappé aux notaires, aux agents immobiliers, aux banquiers, et même à la curiosité publique. Tout s'était enchaîné à l'instar d'un songe enchanté. A la différence que l'éclat de ce rêve au lieu de s'évanouir à l'aube s'était renforcé jusqu'à nous imposer un retour précipité en plein hiver sur l'île, suivi du don de la clef de l'ancien cadenas que nous avions pris six années auparavant l'extrême liberté de poser sur une porte qui ne fermait plus. 

Mais était- ce un rêve ?  N'allais- je pas m'éveiller, pâle et triste,  glacée et déçue face à l'aube livide qui me prouverait que j'étais tout simplement dans ma chambre, et dans ma vie habituelle, bien loin de la lumière pure et des rocs de Capri, sur lesquels l'hiver imposait aussi sa loi de tempêtes et de mélancolie ?

Je mourais d'envie toutefois de braver la mer furieuse, la nuit tombant sans pitié et l'absence de chauffage dans la maison d'Antonio pour quelques jours à vivre comme les vrais capriotes isolés du monde ... 

Or, le plus étrangement qui soit, l'occasion vint à s'offrir à nous...

Noël s'était envolé sur les ailes du vent glacé, la tendresse joyeuse de ces jours à l'âme enfantine avait brillé sur une maison frappée par la grippe et une kyrielle de maux de saison particulièrement féroces. L'an neuf prenait son élan et je me sentais aussi pessimiste que l'on peut l'être quand, aux confins de notre vieille Europe, se pratique encore l'art de tuer son prochain  afin de conquérir sa terre et d'anéantir sa liberté. Penser à des choses belles et charmantes devant une fenêtre dominant un vieux parc solitaire, envahi non point par une armée mais le désespoir d'un hiver lugubre, se révélait l'unique façon de lutter contre cette humeur aussi sombre qu'inutile.

 L'année prenait son vol, très bien ! ne devrais- je déborder de projets, de passion, d'idées, d'initiatives, et remercier la Providence pour ses bienfaits au lieu de rester aveuglée par les vicissitudes , les miasmes , les rancoeurs, les défaites ? 

A côté de ce troupeau ennuyeux, n'existait- il de beaux paysages, des voiles gonflées par des brises enthousiastes ?Je me devais de retrouver la force d'inventer ma vie au lieu de la subir ...

Mais la grippe m'avait ravagée, je n'étais plus que doutes, incertitude et mélancolie. L'Homme- Mari en était d'ailleurs au même point. Je l'entendais maugréer sur les factures du chauffage et les notes de nourriture, sans parler des impôts, charges, et autres manifestations d'une vie soumise aux lois de son pays.

Nos enfants étaient repartis, la maison attendait que nos mains s'activent à lui rendre son aspect ordonné, nos chats s'impatientaient, notre travail s'impatientait, nos travaux d'intérieur et nos corvées d'extérieur s'impatientaient, et le vent ne cessait de hausser le ton sur la pelouse humide où dansaient les dernières feuilles racornies de l'automne.

Seuls les cèdres en quinconce échappaient à la malédiction hivernale, marronniers et platanes s'étaient mués en dessin épuré de leur beauté oubliée. 

Du ciel de plomb  fusait une confuse lueur ravivant l'illusion d'un monde replié sur sa tristesse.

Je vis soudain la camionnette jaune du facteur, j'entendis un bruit de voix, soupirai  en songeant à une lettre émanant d'une administration autoritaire  et sursautai quand l'Homme- Mari entra en bousculant deux chaises et un chat sur son passage.

"Une lettre de Capri"!

 C'était bel et bien une lettre, et non un mot ou une carte signée d'un ami compatissant, c'était une lettre écrite , si cela n'était une plaisanterie de mauvais goût, par un inconnu que je connaissais  sans l'avoir jamais vu, puisque tout le monde se connait de Marina Grande  à Annacapri, en passant par le bourg de Capri, honni des Anacapriotes depuis l'époque de la guerre de Troie, et certainement avant cette épopée antique.

 L'auteur de l'intrigante missive l'avait aimablement rédigée dans ce qui fut la langue de Molière, autrement dit une langue connue désormais des seules personnes encore éprises du beau Français.

Que nous racontait- on dans ce langage aux mots précieux, aux phrases courtes et  sobres, à l'esprit vif et tourbillonnant, au ton ironique et respectueux ?

Et quel était le mystérieux gentilhomme qui nous invitait à le rejoindre au plus vite dans le jardin sauvage de cette humble maison dont le visage décati nous hantait depuis six ans ?

" Je sais ! je l'ai rencontré chez Amadeo, un des grands hommes d'Italie, enfin, je crois, en tout cas, un héros de l'île... un personnage mythique, quelque chose entre Malaparte et un prince découronné... il m'avait ordonné d'aller demander l'aide des Sirènes sur la plage du Palazzo a mare, et je m'y suis évanouie comme une sotte . Son homme d'affaires aurait une sorte de contrat à nous proposer, je crains le pire, il s'imagine que nous dormons sur des sacs d'or. Se doute-t-il que notre vieille maison coûte du sang, des larmes et ne rapporte rien ? D'ailleurs, ce n'est pas lui le propriétaire, aurait-il une influence occulte sur ce monsieur qui s'entête à réclamer le prix de deux palais romains pour sa cabane minable en ruines dans un des endroits les moins fréquentés de l'île 

 Il semble éprouver de crainte après avoir eu vent d'acheteurs décidés à offrir ce qu'il exige au propriétaire, cette éventualité l'aurait incité à inventer une solution audacieuse qui comblerait nos voeux et ceux de mon ancêtre qui fut un des bienfaiteurs du village ... mais, il n'y a pas de vols en cette saison pour Naples, il va falloir passer par Paris ! cela va encore être une dépense que nous ne pouvons nous permettre ... et puis , au diable ces histoires d'argent, je reçois un chèque cette semaine, cela suffira, nous dormirons sur un banc s'il le faut à l'ombre d'un oranger ! franchement, la chance est pareille à une étoile filante, attrapons- la !"

"C'est peut-être une mystification ? On usurpe une identité et on nous manipule avec perversité, cela arrive tous les jours, tu te précipites sans réfléchir, ce voyage en plein hiver est une folie, et d'ailleurs, nous ne trouverons pas de vols à cette époque de l'année. Oublie ce mirage, l'homme illustre ne sait même pas que nous sommes obsédés par la maison en bas de chez lui. Tu te forges un roman par dégoût de l'hiver ..."

 L'Homme-Mari avait raison, mais la vie est tissée de déraison ou elle n'est pas .

 "Tentons l'aventure, de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace ! et puis, tu ne meurs pas d'envie de filer d'ici ? "

L'Homme-Mari n'osa dire un non définitif, nous vidâmes nos réserves, vendîmes un vieux bijou inutile et obéirent à la puissante injonction des Sirènes .

 J'ignore comment, mais nous fûmes au rendez-vous, c'était un peu comme revenir au pays de Narnia, le froid fit place à une lumière tiède et cristalline, les nuages sombres s'évaporèrent sur l'horizon, le ciel d'un bleu tendre s'éleva au dessus du Monte Solaro et sur la terrasse dominant le jardin sauvage deux personnages altiers nous saluaient comme si nous étions des envoyés célestes.

Capri nous voulait- elle véritablement,? Nous allions le savoir tout de suite ...

A bientôt pour la seconde partie de ce roman à Capri, à la poursuite de la maison ensorcelée ...

Nathalie-Alix  de La Panouse

ou Lady Alix



L'Arco Naturale, géant de pierre à Capri
Crédit photo Vincent de La Panouse


mardi 19 décembre 2023

Villa San Michele : déjeuner chez Axel Munthe et Billy son singe farceur: "La maison ensorcelée" Chap 41



 Un déjeuner de soleil chez le paladin Axel Munthe

"La maison ensorcelée" chapitre 41: Roman à Capri

Villa San Michele aux portes de l'Automne

"Axel Munthe ? dit Salvo en me jetant son habituel regard empli d'une courtoise fermeté,  mais, cara amica, ce fut un paladin ! un noble coeur, une âme chevaleresque, vous devez comprendre cette qualité, ne sentez- vous de la fierté quand vous évoquez la foule de vos ancêtres cavalieri ? 

Comment dites- vous en français ? Ah ! les chevaliers sans peur qui tiraient leurs épées pour défendre la vedova et il  bambino !  eh bien,  Axel Munthe  lui aussi a défendu les pauvres gens d'Anacapri ! pas avec une épée, avec ses mains ouvertes, et gentillesse, il aimait notre bonté, notre simplicité, et ma grand-mère l'adorait  de tout son coeur, il le lui rendait bien et l'invitait à manger ses macaronis, ou à se promener dans sa loggia et ses jardins. 

Non, ce n'était pas un roman d'amour !

 Pas comme vous le pensez, vous les Français vous ne pensez qu'à cet aspect -là ! il ne fréquentait pas ma grand-mère  comme une amoureuse, c'étaient deux amis qui se confiaient sans méfiance et se racontaient les petites choses de Capri . Un paladin, je vous le répète il aimait à protéger les faibles ..."

Un silence musical, un  langoureux silence peuplé d'oiseaux invisibles et de frôlements de la brise parfumée sur les ramures des Pins de velours émeraude apaise nos esprits. Nous sommes réunis après quelques interminables mois, mais Capri nous attendait, Capri nous a repris, et Salvo et Flavia ont décidé de fêter notre retour sur la terrasse de la Villa San Michele, mythe d'Anacapri, antique palais de Tibère relevé  voici cent ans par les mains ingénieuses de l'extravagant Axel Munthe,  jeune docteur suédois sans le sou qui plaisait terriblement à ses patientes....

 Attendrie et émue, emportée sur les ailes du passé si proche, je ranime de plus belle la présence quasi tangible de ce fabuleux héros des temps héroïques d'Anacapri: notre hôte bienveillant en ce domaine retentissant d'échos à l'instar d'un monastère. Cet homme  qui cultiva le champ de la simplicité antique, et se livra parfois à ses désirs de faste discret, ange blanc de Capri, adossé au monte Solaro et à la Montagna di Barbarossa,  fut le rival  involontaire du comte Jacques Fersen,  poète tourmenté et ange déchu, qui nourrissait d'opium ses amours interdites. dans son nid d'aigle du Monte Tiberio

 Grâce à quelle alchimie aimons -nous tous, en ce suave après-midi de fin de saison, cet homme impossible sans l'avoir jamais vu ?

Sa Villa San Michele ne parle-t-elle pour lui ? Et comment se priver de sa légende, cette chanson de gestes établie à jamais au pied de la montagne de Barberousse ?

"Un Paladin digne de Saint- François d'Assise pour sa générosité envers les abandonnés, pauvres gens et pauvres bêtes aussi ...Surtout,  n'oubliez- pas les animaux, les braves chiens prêts à se donner à leur maître compatissant, es chats hypocrites, élégants et sanguinaires que votre paladin ne supportait que le cou revêtu d'un collier à clochette afin d'avertir de leur silencieuse approche les oiseaux étourdis ... Et ce singe ivrogne ! comment ? Vous ne connaissiez- pas l'histoire de ce démon de babouin qui dévastait tout sur son passage après avoir goûté d'un bon vieux whisky dans la cave de son maître?"

"Un singe ivrogne à San Michele ? dit d'une voix horrifiée Flavia, puis, elle se reprend et m'approuve.

"Bien sûr, la cara amica ne se trompe pas ! Axel Munthe avait adopté un singe qui fouillait  sans répit sa maison à la recherche d'une sottise à accomplir le plus vite possible ! venez- voir ce coquin, son portrait est dans l'entrée, nous passons devant lui sans comprendre, et la cara amica semble en savoir beaucoup sur  les manies de ton paladin adoré, Salvo caro !"

Le portrait du babouin farceur, un verre en main et le regard  d'un bon vivant en train de méditer sur les plaisirs de la vie, guette les  visiteurs  qui déferlent en file sage sur la terrasse de la Villa San Michele.

Cette esplanade s'allonge sur les jardins touffus, s'accroche aux branches des pins, et abolit le temps de toute la splendeur du paysage qu'elle domine à l'instar d'une figure de proue.

Autour des petites tables, les conversations n'élèvent jamais le ton, on chuchote presque, on respire à peine, on sourit aux inconnus et on quitte l'endroit béni en saluant à la ronde.

Nous sommes pour la "je ne sais combien de fois" de retour à Capri. Le printemps s'est envolé; l'été s'est envolé, les années se sont envolées,  mais nous revenons toujours  au Port, et nous voici célébrant l'orée de l'automne par un déjeuner de soleil en compagnie des  fidèles Salvo et Flavia, des anciens dieux endormis à l'ombre des fontaines  babillardes, et certainement d'Axel Munthe pensif et désabusé.

 Ou, qui sait,  aux anges, et extraordinairement vif et fier d'entendre, depuis l'autre monde, les louanges de ces gens si bizarres qui soudain font irruption au coeur de la beauté qu'il s'est évertué à créer ?

 En dépit de l'acharnement des guides à prouver le contraire, nous ne sommes pas dans un restaurant ordinaire voué aux touristes blasés. Que non pas ! nous prenons place au sein d'un sanctuaire. En bas, sur les allées, déambulent avec lenteur les flots des voyageurs de la journée, vite éparpillés, vite oubliés.

 La mer se pare aujourd'hui d'une nuance de saphir violet.

 Son miroir immobile épouse le ciel d'un bleu clair incomparable, et se pare de l'ineffable brume jaillie des falaises, sans nul doute la soyeuse écharpe d'une messagère divine. 

La fuite des heures ne nous touche plus, nous voici réunis pour un déjeuner éternel sous un dais blanc qui nous épargne la véhémence de la lumière implacable.  Un convive impalpable nous écoute sous les voiles de l'autre monde, c'est le maître des lieux lui-même! chapeau informe sur les yeux et mine impavide. Je le devine émoustillé de notre verve, de notre ardeur à vanter ses mérites et à ranimer les caprices de son singe Billy, l'aimable insolent qui profitant de l'odyssée fantastique de son bienfaiteur, voguant, en quête de son grand sphinx de granit rose, vers les criques oubliées de la sauvage Calabre, déclencha une avalanche de catastrophes sur l'île épouvantée.

Tant d'histoires fantasques, et tant de contes aux frontières de la féérie ! d'abord  Billy, rescapé d'une douche d'eau bouillante grâce aux soins infatigables du bon docteur Munthe. Ce jeune babouin, élevé au whisky par son premier maître, un vénérable docteur Sudiste au cerveau bouleversé par le deuil et  l'abus  de sa boisson favorite, fut un rebelle ! un vassal défiant sans peur le seigneur des lieux, en outrageant la Loi de San Michele ordonnant le respect de chaque animal, tortue, petite chouette, chatons, chiens, et mangouste, tous adoptés et sauvés par leur bienfaiteur. n'écoutant que son irrépressible amour des pauvres bêtes sans parole et sans défense.

Comment toutefois ne pas apprécier l'admirable  sens critique  de l'impertinent jeune singe capable d'accomplit le terrible forfait de repeindre à la façon des surréalistes les tableaux par trop communs exposés dans la galerie d'un ennemi juré d'Anacapri ? 

Et que dire de la kyrielle de merveilleuses initiatives toutes plus loufoques les unes que les autres surgies de cette tête inventive ? Je me souviens  de la  piquante diatribe de son maître et ne résiste pas à demander que l'on me prête un instant  "La Storia di San Michele" pour la faire goûter à notre table  amusée avec la "Salade Axel Munthe" religieusement commandée par nous tous. Heureusement la librairie de la villa abonde en versions traduites dans toutes les langues de la terre.

"Je vous en prie, écoutez ! laissons Axel Munthe tancer Billy avant notre dessert: je vous remets en mémoire les crimes commis par le babouin libre et lâché:

Une fois bien abreuvé de whisky volé, le voilà sautant sur les 77O marches(ou peu s'en faut) de la Scala Fenicia, puis une fois dans le bourg de Capri, se ruant à l'église et allumant un incendie qui brûla le catafalque sur lequel reposait Don Giacinto, le Canonico de Capri, homme que la vox populi d'Anacapri accusait de crimes intolérables : aucun sens de la bonté, avare comme Harpagon, ennemi juré du Parroco dAnacapri et pire de San Antonio, le Saint Patron d'Anacapri. L'ire populaire caprese accusa bien sûr les roués Anacapresi de cette turpitude qui fut suivie de deux autres aussi calamiteuses.

 L'enragé babouin ne profita- t- il de sa liberté chérie pour ravager le fameux Café Zum Hiddigeigei, sanctuaire préféré des buveurs teutons ?  Mais quelle infamie de semer les bouteilles cassées dans ce cénacle de fraternité entre des peuples soudain unis par l'envie de boire, rire et chanter ?

Cette vilenie n'atteignit toutefois le degré d'horreur du troisième acte de la comédie simiesque où le terrible protégé du bon docteur Munthe se fit un plaisir de retoucher à la mode surréaliste un chef d'oeuvre du Prof.Raffaele Parmigianio  qui toisait, depuis sa pompeuse Sala di Esposizione de Capri,  l'humble Prof. Michelangelo d'Anacapri, en imposant aux amateurs de peinture d'histoire son admirable "Tiberio nageant dans la grotte bleue"... 

Or, personne ne songea à lever les yeux vers  la Villa San Michele où l'exalté coupable de tant de ravages dormait  sous son figuier favori du sublime sommeil des  parfaits ivrognes. pourtant Capri accusa instantanément Anacapri: "Abasso Anacapri !",  et Anacapri, ravi de cette bonne plaisanterie infligée par un démon, un ange, ou San Antonio en personne, prit aussitôt la sage décision de fêter cette victoire imprévue dans la guerre opposant les deux villages depuis les premiers chants d'Homère, par un feu d'artifice et un concert enthousiaste. 

Je ne me soucie guère du Livre de San Michele ouvert sur la table fleurie de jasmin, ma mémoire ne défaille pas et je me sens approuvée par un auditeur de plus en plus visible.

A vrai dire, je le vois assis entre Salvo et Flavia, juste en face de moi, à la fois élégant dans son costume clair et délicieusement débraillé, une  précieuse désinvolture italienne épousant sans façon une austérité purement scandinave. Il ne me manquait plus que de nouer une amitié naissante avec un nouveau esprit de l'air, le fantôme d'axel Munthe maintenant entre en scène ! cette île de Capri est une fontaine de jouvence et un réservoir d'êtres immatériels, "Capri est dangereux !"  

Comme elle avait raison cette grande dame qui m'avait mise en garde d'une plume autoritaire ...Je ne m'en sortirai jamais de ces rencontres ensorcelées. Découragée, je cesse de guetter la silhouette diaphane qui me décoche un sourire des plus séduisants. 

 La réputation de séducteur invétéré de ce bon docteur le précède encore dans ce monde ! et elle n'est pas usurpée;  en chair, en os, ou en esprit, cet angélique Suédois mérite toujours ses galons d'amant d'une reine. Suffoquée par cette  apparition intangible, je commence à douter de ma propre santé mentale, et j'entends distinctement l'hommeau beau visage transparent, aux yeux dénués de couleur, aux mains de verre, me chuchoter d'une métallique voix d'outre -tombe : "Ignoriez- vous que je n'eus pas mon pareil pour guérir les belles dames  aux nerfs fragiles et à l'imagination en déroute ? Quel privilège de soigner une patiente aussi atteinte et aussi charmante !  Vous m'obligeriez en  vous glissant chez moi un soir dans la solitude ..."

Saisie d'effroi, je referme le Livre de San Michele en me demandant si d'aventure il ne recélerait un philtre subtil ... La brise flotte à travers les allées chargées de l'amère douceur émanant des Pins vert émeraude, des sombres Cyprès et des robustes fleurs rouges et roses coulant comme des cascades sur le gazon arrosé de frais, un prodige sur cette île où l'eau est un miracle ...

Une  grande ombre s'étire sur la pelouse impeccable à faire mourir de jalousie un jardinier Anglais. La fin du jour commence sa lente fatalité, sur les roches escarpées le soleil s'attendrit, et la mer chatoie en frappant les minuscules criques, les énormes rocs, les grottes découpées sur l'eau farouche,  de son étreinte d'amante blessée.

L'esprit du lieu s'imposerait à nous si Salvo ne reprenait les choses en main!

"Oui, c'est très bien, seulement vous racontez, vous racontez bien  mais ce ne sont pas les mots d'Axel Munthe.  je n'entends pas non plus sa semonce à Billy, dai, je voudrais entendre sa voix,  donnez- moi ce Livre de San Michele, vous ne pouvez lire un beau discours en italien avec votre accent français, ce n'est pas votre faute, mais vous ne prendrez pas le ton énergique qu'il faudrait, vous ne mesurez pas la gravité, l'importance de cette anecdote, elle révèle notre état d'esprit et la bonté du docteur, et aussi une pointe d'humour léger, presque à la mode française ou anglaise je vous le concède. 

Bien ! maintenant, écoutez tous :

"Billy, lui dis-je sévèrement, "j'ai à causer avec vous en tête à tête sous votre figuier...

"Billy vous  avez encore bu !  on a trouvé deux bouteilles de vin vides dans un coin de votre cabane, une bouteille de whisky a disparu...Toute votre conduite pendant mon absence en Calabre a été déplorable. Vous avez brisé  le lorgnon d'un forestiere avec une carotte. Vous avez désobéi... Vous avez insulté la mangouste. Vous avez manqué de respect à la petite chouette. vous avez constamment flanqué des claques à la tortue. vous avez à moitié étranglé le chaton siamois. Enfin et surtout, vous vous êtes échappé de San Michele en état d'ébriété.

La cruauté envers les animaux est dans votre nature ou vous ne seriez pas candidat au genre humain, mais les Seigneurs de la Création ont seuls le droit de se saouler..."

Salvo cesse de lire d'un ton  emphatique et tressaille en fixant un point sous sous un énorme figuier, nous nous retournons tous, à peine étonnés, une ombre bouge au loin, dissimulé dans l'herbe haute, et un rire rauque, sauvage, sarcastique monte vers la terrasse, un grognement ou un rire ?

"La suite , je vous en prie, Salvo, lisez- nous la suite, pourquoi cet air bizarre ? Un chien se balade sur les plantations des jardiniers. Craindriez- vous de perturber le fantôme d'un singe disciple de Bacchus ?"

Flavia semble mal à l'aise. et son délicat visage prend une nuance de porcelaine sous notre dais de tissu blanc filtrant la lumière chatoyante de ce tiède après-midi d'octobre.  L'Homme- Mari  n'y comprend strictement rien, redoutant un malentendu, il prie le cameriere de nous régaler d'une seconde part de Torta Caprese et propose ensuite que nous profitions des jardins libérés de l'insistance des voyageurs pressés. L'histoire du singe ne le passionne que fort modérément; si seulement nous daignions nous souvenir de l'indigence de son italien!

 Salvo s'efforce de ne pas perdre sa contenance impavide. son visage blême le trahit. il tente de surmonter un choc qui lui ôte sa loquacité habituelle, Flavia lui saisit la main et tous deux d'un accord muet  ferment le livre de San Michele.

" Laissons -les en paix, murmure la belle Flavia, venez ! nous avons la permission de nous promener dans la solitude d'autrefois, les jardins sont fermés, sauf pour nous, notre ami en a décidé ainsi, d'après lui, Axel Munthe l'aurait désiré...Notre ami, le gérant du domaine a eu l'intuition de la sympathie que nous  aurait témoigné par notre respect, notre affection à son égard, le vrai maître des lieux, il ne se moque pas... Levons- nous !

Le Sphinx nous tiendrait rigueur de ne pas le saluer, peut-être ordonnera -t- il au destin de nous guider vers la chance que nous n'avons jamais attrapé au vol, par peur ou par étourderie, qui sait ? 

Comment saisir la chance dans nos vies souvent emprisonnées? 

D'ailleurs, vous nous avez raconté beaucoup de choses depuis ce séjour imprévu, vous avez navigué dans les criques les plus étroites,  vous avez nagé dans l'eau froide de la crique du Faro à la tombée de la nuit, ce qui est la meilleure façon de risquer un accident, vous n'avez aussi rien fait du tout ce qui prouve votre bon sens, et vous avez été émus  en discutant chez elle avec une très vieille dame qui passe sa vie sur sa terrasse entre ses citronniers,  et surtout juste en -dessous de la fameuse maison en ruines que vous aimez à un point ridicule.

Or, vous vous taisez ! vous nous décevez ! Mais peut-être voulez-vous supplier le Sphinx de vous donner une dernière chance ?"

L'Homme- Mari soupire et réplique dans son italien indigent que le maudit propriétaire lui joue des tours depuis si longtemps! sis années de ruses, de désillusions, d'espoirs détruits , et finalement, encore une lumière au bout de ce tunnel interminable, mais, faut-il garder la foi ? L'amour oui, il ne nous lâche guère! cette ruine a beau s'effondrer chaque jour davantage, elle a beau subir les attaques des voyous peignant en rouge sang sur son ancienne blancheur des imprécations odieuses, son jardin a beau disparaître sous la houle des buissons désordonnés, son portail a eu beau choir comme un géant démantelé, nous l'aimons toujours.

Mais, qu'inventer d'autre ?

"Parlez encore au Sphinx !" dit Flavia

Nous voilà juste en face du monarque de granit rose, le gardien des  secrets immémoriaux, le voyageur des siècles, l'oracle privé de voix qui seul sait dompter le cours de nos destinées, à condition que nous voyons en Capri l'éternel séjour qui frappe notre coeur, enlace notre âme et renaît  sans cesse dans notre vie...

Or, le Sphinx accepte-t-il d'exaucer les voeux égoïstes ?

Mon amoureux de l'autre -monde, l'homme au chapeau démodé a finalement décidé de me laisser en paix, ou du moins de m'abandonner avec ce roman inachevé, ce mélancolique reflet d'un sentiment voué à la douleur, au silence et à la nuit.je ne désire plus chercher la clef de cette histoire perdue ...

Qu'importe ! la leçon retirée de ces rencontres fantastiques, c'est qu'il faut s'accommoder de ce que la vie dépose à vos pieds sans se noyer dans un marécage d'absurde nostalgie. nostalgies absurdes.

Nous pouvons être heureux sur l'île en nous contentant de  peu, une maison en ruines nous ruinerait, c'est une tentation hallucinée. Si je lance un souhait, au moins qu'il répande le bonheur chez une personne qui le mérite. Qui suis-je pour supplier un sphinx âge de cinq mille ans de m'offrir une cabane à Capri ? une folle ou un être démuni de coeur, de générosité ?

"Flavia, je prie le Sphinx de venir en aide à ta famille, de combler ta fille, ton fils, ton époux et toi-même,  et s'il est vraiment doué d'un pouvoir venu de la nuit des temps, qu'il se souvienne que la paix en ce bas- monde est la seule vertu qui vaille la peine, surtout en ces moments de drame, d'horreur, de tumultes, dont l'écho frappe même le divin rocher  ...

Quant à une maison à Capri, eh bien, nous nous en passerons très bien ! 

Le rêve  de notre maison ensorcelée, de ce jardin qui abrita mon ancêtre lointain, ce songe lancinant  s'achève ...  On ne conquiert jamais l'impossible."

Le portable de l'Homme-Mari interrompt ma profession de foi.

Le voici aussi blême que Salvo en lisant les mots d'Axel Munthe à son terrible singe.

"Eh bien, il semblerait que non...

"Allons, dis-je agacée, encore un de ces faux espoirs ! ne rêvons plus, vivons !"

"Cara amica, réplique Salvo, croyez en votre chance, si Capri vous veut, elle vous trouvera un moyen de la rejoindre, croyez en Capri ! Ce n'est pas une histoire finie, c'est la vôtre et, tôt ou tard, elle va vous emporter et Capri vous gardera pour toujours."

A bientôt pour la seconde partie de "La Maison ensorcelée"

Natahlie-Alix de La Panouse ou Lady Alix



 La baie de Naples depuis les Jardins  de la Villa San Michele, Anacapri
Crédit photo Vincent de La Panouse