jeudi 22 octobre 2015

Mogok la rouge: Kessel au pays des rubis !



Mogok, qu'est-ce que Mogok ?
 Rien de moins que l'un des endroits les plus mystérieux de notre planète. Nous croyons le monde rétréci, les mythes anciens dévoilés, les palais ouverts aux quatre vents, l'entrée des glaciers alpestres transformée en boulevard parisien, la jungle livrée aux amoureux désirant une lune de miel sous la bénédiction des quelques animaux sauvages laissés libres d'exister.
Nous avons raison et nous avons tort: une vallée  subsiste au profond de la jungle birmane, à 800 km de Rangoon, un lieu que l'on dit envahi le soir par un envol de blancs fantômes dansant sur les eaux d'opale de son lac immobile.
 Bien davantage, une citée disparate, entrechoquée de maisons en teck englouties sous les fleurs, de chemins de boue rouge, de toits de chaume blond cendré,et d'autres de laide tôle grise. Une ville à étages, rehaussée de l'envol de ses pagodes piquées d'or pur et  des rouges éclats de ses ruisseaux tombant des montagnes. Mogok !
 L'unique contrée en ce monde où gît le rubis dans sa splendeur enflammée, accroché souvent à du marbre immaculé, précipité sur les courtes vagues des torrents, arraché aux grottes, extirpé au prix de la sueur, du sang et des larmes des noires entrailles de la terre. Seul rubis revêtu de la nuance épaisse, assourdie, ensorcelante, ayant nom: sang de pigeon. Si vous le touchez, le rubis libéré des mines de Mogok s'empare de vous.
N'attendez pas un éblouissement de commande, son pouvoir est aussi spirituel que sensuel. Pierre du courage selon les Indous, pierre vouée à l'énergie et au combat loyal, le rubis parfait, celui qui embrase l'âme et ranime l'amour éteint, ce rubis ne naît depuis l'aube terrestre qu'à Mogok.
Voici un bon demi-siècle, Joseph Kessel entra, protégé par une réputation usurpée de savant bouddhiste, dans la "vallée des rubis " et le récit qu'il en fit n'a pris aucune ride; à l'image de ces pierres empourprées qui  s'offrirent à lui un matin, apportées à Paris par le hasard, l'amitié et le goût de l'aventure. Un vieil ami défait un papier de soie et annonce :
"Sang de pigeon, le plus pur ;
Je ne comprenais rien, mais ce que je voyais bien, c'était dans la clarté pauvre et brumeuse de ce jour de pluie, l'éclat de braise translucide, le feu miraculeux de ce fragment de lumière empourprée ".
La-dessus, la perspective d'une chasse aux rubis fabuleux évaporés sans que nul ne sache le fin mot du mystère s'ajoutant à la persuasion exubérante d'un ami courtier en pierres précieuses  déclenche une épopée sans pareille: celle d'un écrivain en quête de personnages terriblement insolites, tous vivant par et pour le rubis tout puissant au creux des montagnes de la Haute-Birmanie.
Mais la route est longue avant d'avoir la merveilleuse liberté d'entrer au pays des rubis.
D'abord, Bombay, et la plongée dans une fête extravagante "Shivaratri", spectacle insensé, la fête des femmes, le jour ou plutôt la ronde de nuit des femmes:
"une ronde frénétique hurlait, chantant et claquant des paumes. Des femmes la menaient et uniquement des femmes. Mais elles ne perdaient jamais, malgré leur déchaînement, une expression de dignité, de fierté, de liberté singulière et farouche ".
Le voyage comble déjà l'aventurier profondément humaniste. Ensuite, Rangoon et les mises en garde, surtout ne pas aller plus loin, les risques sont énormes, bandits, assassins, les dacoïts rodent dans la jungle.
 Le diplomate représentant la Suisse ne cache pas son épouvante indignée face à l'entêtement de ces français dont la détermination n'a d'égale que l'inconscience !
 Qu'importe cette prudence helvète, Kessel et son ami Jean montent sans sourciller dans un Dakota qui a vu des jours meilleurs.
Un vénérable missionnaire en soutane blanche engage une conversation attendrie sur cette France qu'il ne connaît plus. Soudain, "une émotion surprenante altéra son visage si calme. Des espadrilles: "Voyez-vous, dit-il, je suis du Pays Basque... et ça fait près de cinquante ans que je l'ai quitté ."
 Par miracle, le Dakota chargé de passagers aussi hétéroclites et fascinants qu'un écrivain puisse en rêver a la bonne idée d'arriver au port .Kessel et Jean en éprouvent un indicible soulagement... Ils ont franchi les premières étapes d'un périlleux itinéraire, le reste c'est l'inconnu, le danger invisible, la route de montagne sur laquelle déboucheront bandits ou bêtes féroces...
Mogok s'effacera-t-elle ainsi qu'un mirage inatteignable ? Toutefois, l'ami et complice de Jean, son homme de confiance dans la vallée des rubis, Julius vient à leur rencontre parmi les soldats armés jusqu'aux dents surveillant le minuscule aéroport. On ne peut perdre un seul instant ! D'ailleurs une grosse limousine américaine attend les aventuriers ébahis.
C'est la voiture de la reine de Mogok, Dame ou en birman Daw Hla, une femme de tête qui entend prouver à ces occidentaux la politesse souriante des  marchands de pierres précieuses. Aucun tigre ne daigne faire trembler ces pâles voyageurs, Mogok surgit d'un cirque de montagnes, isolé et tranquille du haut de ses huit cent mètres d'altitude et possédant l'infinie élégance des mondes oubliés.
C'est cela qui , encore plus que les rubis somptueusement étalés chez les vendeurs établis ou déposés au creux de la main des pauvres chercheurs, va créer les liens tangibles ou subtils entre les gens de ce pays, et l'écrivain envoûté.
 Le charme du roman prend sa source dans cet enthousiasme jamais lassé,
finalement, au royaume des rougeoyantes gemmes, c'est le coeur qui palpite comme imprégné d'une énergie neuve. Julius en particulier, le secret Julius:
 "En Europe, Julius n'était qu'un bon bourgeois mélancolique résigné à un terne cortège de jours et de semaines. Rien de tout cela ne subsistait à Mogok. Il respirait plus large. Il n'arrêtait pas de parler. Il était chez lui. "
Julius a mené la vie hachée du parfait espion ou aventurier, coureur de brousse, chercheur de trésors, mais l'amour qu'il ressent pour sa fille, cherchant un travail à Paris, le transforme en père timide, craignant de solliciter une recommandation. Jean le tire promptement de cet embarras:
 "Jean, déjà rédigeait son câble. J'avais vu à Mogok des scènes étonnantes, mais je me demande si cet instant qui reliait le pauvre logis birman de Julius  à un bureau de ministre au cœur de Paris, par l'intermédiaire de la Résistance  dans son état le plus héroïque et de la chasse hasardeuse au rubis, n'était pas, entre tous, le plus extraordinaire ".
Les visites à la très noble et suprêmement avisée Daw Hla, la femme détenant puissance, gloire et bonté au pays des rubis, tiennent à la fois du conte de fées et de la leçon de diplomatie commerciale.
Puis, survient un mendiant au passé de brigandage sulfureux, un enfant misérable promis à la richesse car son courage  et son habileté, étonnent. Une dame toute simple se glisse devant l'écrivain, une humble créature que les Dieux ont dotée de l'instinct des pierres:
 elle seule sait si des blocs du brut, "blocs minéraux grossiers de forme", "l'état naturel des pierres précieuses", va jaillir  après les harassants mois de taille à la chandelle, une pierre de sa gangue, une pierre sang de pigeon où passe la lumière et non un caillou mort-né.
Les péripéties se succèdent, la poursuite des rubis volés excite Jean qui court après le butin éblouissant  de village en village, entraînant un Kessel qui a l'esprit ailleurs vers Tchaïpin, à 1 500 mètres d'altitude, univers rayonnant et paisible rassemblant les jours de marché les peuples descendus des  hameaux sauvages abandonnés sous le myrte et la bruyère
.Kessel flâne, répond aux sourires, admire, s'étonne de voir des monceaux de légumes briller au soleil à côté des cuivres lustrés supportant les gemmes embrasées, franches et rieuses dans le matin tiède. Mais le départ est annoncé, c'est un déchirement, l'écrivain  de toutes ses forces  tente de retenir la merveilleuse emprise de la vallée inconnue des simples mortels... Et quand le Dakota s'envole au dessus des mines abandonnées, ces pensées si belles, si simples coulent de son coeur: "Que m'importaient ces cailloux de la teinte du sang le plus pur ! Ce qui m'étreignait d'une nostalgie invincible, c'était le souvenir du petit peuple enfermé dans sa vallée close. Je pensai à sa douceur, son aimable sagesse, son rire léger".
Rendons-grâce à Joseph Kessel  de nous avoir donné les clefs de la "Vallée des rubis ", sans nourrir la moindre convoitise envers les pierres massées  chez  les joailliers d'Orient ou d'Occident.
 En homme bon, altruiste, généreux, il  nous incite à prendre nous aussi un vieux Dakota afin de  guetter les frêles silhouettes dansant sur un lac  couleur d'étain et de perle  tout au bout du monde...
A bientôt, peut-être l'amour des livres et des voyages me guidera-t-il vers Ceylan...

Les caprices sont  de bons conseillers, je vous retrouve vite,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Parures de rubis de Mogok : les joyaux empourprés de la "Vallée des Rubis"

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