lundi 26 octobre 2015

Un voyageur détestable : le misanthrope Charles de Monbron !

Un voyageur détestable: Charles de Monbron

La belle époque des Lumières vivifiait les voyageurs intrépide des années 1750.
 Le goût de l'évasion, légué par l'humanisme, la curiosité de l'autre, le bonheur entier de la découverte, le ravissement de l'esthète ou de l'artiste devant les paysages neufs et les monuments antiques, tout cela s'entassait facilement dans la malle de l'européen aventureux vers 1750.
 Voir Naples, Rome, Venise, surtout Venise; respirer le parfum des plaisirs et l'odeur lourde de la Lagune, sombrer corps et âme dans la languide décadence, apprendre à se moquer de tout et d'abord de soi-même, cet itinéraire a suscité les caprices des adeptes du "Grand Tour".
Mais l'un d'entre ces hardis jeunes gens assez fortunés, ou faisant semblant de l'être, pour courir autour des volcans  palais, jardins, au hasard de longues allées bordées de déesses de marbre et de cyprès hiératiques, n'avait cure de la bienséance et, allant plus loin encore, affectait un égoïsme rehaussé d'une indétrônable vanité à l'égard du genre humain.
Armé de son insolence indéfectible, cuirassé de facile misanthropie, jetant son verbe cinglant à l'attaque de l'humanité toute entière, le pire des voyageurs se nommait en ces temps lointains Monsieur le Comte Louis-Charles Fougeret de Monbron.
 Cet être, qui s'ingéniait à se montrer détestable, caressait le doux espoir de scandaliser ses lecteurs jusqu'au jugement dernier.
La postérité en a décidé autrement et notre arrogant conteur nous amuse inlassablement par ses vérités jamais bonnes à dire mais extrêmement piquantes à entendre ! Partons avec ce sommet du narcissisme ,cet esprit sec, ce cœur froid, cette âme noyée dans l'amour propre, vilipender et adorer Rome, Naples et Venise.
Sans façon aucune, à peine arrivé à Rome, l'auteur du"Cosmopolite ou le citoyen du monde" nous indique sa philosophie:
 "Je ne rougirai point d'avouer que parmi tant de belles choses que j'ai vues, il y en a beaucoup que je n'ai trouvées telles que sur la foi d'autrui, et point du tout sur le rapport de mes yeux". Cette sincérité éclatante excite l'intérêt du lecteur moderne qui se méfie des louanges de commande. Le franc parler de Monbrun nous émeut et nous angoisse en charriant un pessimisme bien éloigné de l'enchantement prodigué par le voyage.
 "C'est mon lot d'être sincère; et mon ascendant quoi que je fasse est de haïr les hommes à visage découvert. Je déclare que je les abhorre parce que je les connais, et que je ne m'épargnerais pas moi-même, s'il n'était point de ma nature de me pardonner préférablement aux autres ".
 Se pardonner ? Pourquoi ? Vanité ? Que non pas ! Monbrun continue tranquillement son cynique plaidoyer:
"J'avoue de la meilleure foi du monde que je ne vaux précisément rien; et que la seule différence , c'est que j'ai la hardiesse de me démasquer, et qu'ils n'osent en faire autant ". L'arrogance hautaine de ce peu aimable philosophe ne l'empêche heureusement pas d'abaisser sa garde orgueilleuse quand la passion du voyage s'empare de lui: "je suis un être isolé au milieu des vivants; l'univers est pour moi un spectacle continu, où je prends mes récréations gratis ".
Le spectacle commence à Rome; l'ironie du misanthrope titille le Pape, mais ses paroles assassines cèdent  peu à peu devant la magnificence de l'église de Saint-Pierre, sa mauvaise humeur perpétuelle s'envole, il a beau s'évertuer à faire le blasé et le dégoûté, Rome le rattrape au vol, bien malgré lui:
"Je me contenterai de dire, sans prendre ce ton décisif qui ne me va point, que j'ai vu de grands morceaux dans toutes sortes de genres, dont j'avoue n'avoir que bien faiblement apprécié les beautés, faute d'être initié dans les mystères des gens de la profession."
 Monbrun ose même se glisser dans la querelle opposant les férus de l'Antiquité aux "modernes "en s'appuyant sur son bon sens d'homme féru de simplicité:
 "Qu'il me soit permis d'observer en passant qu'on pousse un peu trop loin la prévention pour les Anciens, et qu'il y a une sorte de fanatisme et d'idolâtrie à vouloir leur donner la prééminence en tout."
Monbrun, un homme plus proche de nous qu'il nous paraît ? Or, en 2017, Saint-Pierre de Rome est un monument des plus anciens...
 Presque honteux de ses éloges,qu'il prend soin d'éclabousser d'une cascade de méchancetés envers la vie quotidienne des sujets du Pape, Monbrun nous affirme avec son aplomb habituel que gagné par l'ennui, sa hantise en tout lieu et dans toute rencontre, il entraîne ses lecteurs à Naples.
 Ce vieux cynique éprouverait-il une sorte d'attendrissement à l'idée de se reposer sa hargne éternelle en contemplant la grandiose baie, le paysage de ruines, de remparts, de palais, merveilles gardées par les vagues capricieuses de la "mare nostrum" ?
 Bien sûr que non ! La seule chose qui revête une quelconque importance à ses yeux furibonds c'est de se mesurer au Vésuve !
 Un adversaire à sa mesure... Tous deux ne crachent-ils des flammes ?
Voilà donc le voyageur en pleine action et , cela va de soi, il est déçu !
"Il est aisé de juger à quel point ma curiosité fut satisfaite, lorsqu'aprés avoir bien sué pour parvenir au haut du volcan, je ne vis qu'un large trou et beaucoup de fumée".
 Et le difficile voyageur d'en profiter pour nous faire la leçon: nous ne vivons que d'illusions, que la nature humaine est donc triste ! La beauté de Naples distrait toutefois notre invétéré  pessimiste. Friand de nouvelles sensations si possible fortes, il se met en devoir de percer les secrets de l'antique Sibylle.Il ignore que seul le ridicule l'attends, or ce dernier peut vous tuer net.
 Voici  Monbron maintenant sous terre, en train de se faufiler dans ce qui subsiste de l'antre de la magicienne et mal récompensé de sa curiosité d'archéologue amateur par un accident imprévu:
 "on m'y fit voir dans un petit espace séparé, la fontaine où la Sibylle avait coutume de prendre le bain. J'en puis parler plus savamment que personne car j'y tombai tout de mon long et en sondai la profondeur avec le nez par la faute de celui qui nous éclairait ".
 Monbrun laisse sans regrets ces promenades risquées et se consacre à Naples.
 Les morbides splendeurs des Catacombes l'intriguent, son ironie congénitale se réveille devant le miracle du sang de Saint-Janvier, sa sincérité l'oblige à vanter la splendeur du théâtre de Saint-Charles mais le naturel revient au quadruple galop quand les chants s'élèvent de la salle de concert:
 "Si mes yeux furent satisfaits de la beauté du spectacle, mes oreilles le furent médiocrement du son mélodieux des voix par la difficulté de les entendre Il me semble que dans un pays où l'on chante et où l'on ne hurle pas, des salles de médiocre grandeur seraient plus convenables".
Jamais content ce cher Monbrun ? Venise lui arrachera-t-elle enfin un cri spontané d'admiration juvénile ? Les Vénitiennes trouveront-elles le chemin de ce coeur revêche ?
 Son vieil ennemi, l'ennui, s'enfuira-t-il sur les îles de la lagune dans les cris des oiseaux de mer ?
Nous n'osons croire à tant d'heureuses perspectives !
Pour une fois, le désappointement n'est pas au rendez-vous, à son arrivée, Monbrun avoue: "on peut dire que cette ville est très belle et unique par sa singularité".
Et les Vénitiens ? Vont-ils subir quelques coups de griffe ? pas du tout !est-ce croyable ?
 "J'ai eu souvent occasion de fréquenter de nobles vénitiens; je les ai trouvés communicatifs, affables, polis, en un mot, pleins de cette urbanité que nous, français, prétendons être seuls en possession ". Surtout, bien davantage que le Carnaval, et l'extravagante foule emplissant la Place Saint-Marc, ce qui emporte l'enthousiasme de notre esprit des Lumières, c'est la liberté d'expression absolument originale, rare et précieuse en ce temps -là:
"J'ai été témoin que l'on pouvait y parler aussi librement qu'en aucun endroit du monde ".
 Et la conclusion ne tarde pas:
 " Venise est, sans contredit l'endroit du monde où l'on peut le plus agréablement tirer parti de la vie "! Ou peu s'en faut car l'amour n'effleurera pas Monbrun au détour des canaux...
Solitaire il restera... Tant mieux pour les malheureuses qui auraient pu éprouver un sentiment altruiste à l'égard de ce fieffé égoïste.
 Réjouissons-nous, cet homme impossible se lassant du sentiment à peine rencontré,  n'aura endolori le cœur d'aucune Vénitienne !
 "Voilà l'avantage qu'ont les voyageurs; ils passent d'une liaison à l'autre sans s'attacher à personne, ils n'ont ni le temps de remarquer les défauts d'autrui, ni celui de laisser remarquer les leurs ".
En 2017, notre voyageur-misanthrope de 1750 sort toujours ses griffes !
Sa verve nous fait sourire, l'homme nous paraît presque fréquentable et ses carnets de voyage regorgent d'une vigueur méchante des plus réjouissantes...
Comment par exemple ne pas être pris d'un fou rire en lisant le récit de'une de ses mésaventures sentimentales sur le chemin de Venise: voulant tenter sa chance avec une jeune comédienne en profitant de la nuit passée dans une salle d'auberge, le voilà qui, confondant robe et soutane, se trouve face à un abbé indigné...
Mais rien de comparable aux discours cyniques de "Margot la ravaudeuse", autre livre de l'insolent auteur ; conte amoral décrivant avec perfidie les turpitudes des "puissants et misérables" !
Coeurs sensibles s'abstenir ...
Préférons le meilleur chez ce cher Fougeret de Monbrun ...On en déniche même chez ce genre d'individus obsédés par le plaisir de faire du mal à son sensible prochain !
Oui, un homme détestable en tous points, l'ami Fougeret de Monbrun; mais, tant pis pour lui, sa méchanceté irrépressible ne nous dévastera pas autant qu'il le souhaiterait.
 Quel châtiment plus horrible peut-on infliger à ce triste sire dont la langue mord surtout ceux qui ont la faiblesse de lui offrir amitié et confiance ?
 Mieux vaut rire que pleurer: ce malotru élégant a le coeur trop vide pour être regretté; c'est d'ailleurs le lot des arrogants desséchés de sa triste espèce.
A très bientôt,
 pour un nouveau voyage en compagnie d'un caractère aussi spirituel mais plus aimable !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


Giuseppe Bonito :"le Poète",vers 1740. Bonito est un des peintres napolitains les plus férus des scènes populaires à cette époque .Pourquoi ne pas imaginer notre Fougeret de Montbrun sous les traits allègres de ce poète ?

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