samedi 18 février 2017

Comment Bonaparte faisait des héros !

Les plus belles rencontres littéraires ont toujours lieu un jour de pluie .
Ajoutez une bonne tempête , une de ces levées rageuses de tous les vents du Sud , de l'Est , de l'Ouest et du Nord , un courant glacé serpentant sans pitié à travers les moindres recoins de votre maison , une atmosphère lugubre s'accordant à merveille aux irritantes coupures d'électricité .
Parsemez ces éléments funestes d'une mauvaise humeur à couper au couteau et vous obtiendrez un livre passablement défraîchi sautant de lui-même,du haut d'une étagère sentant le moisi, en plein  sur votre coeur mélancolique .Un livre ou un vestige précieux ? Un signe du destin ? Un appel mystérieux ?
 En tout cas ,un de ces ouvrages  désuets agréablement ornés de gravures en noir et blanc ,parfumés de poussière , enrubannés de toiles d'araignée qui bercent aussitôt l'imagination . Ce cadeau tombé du ciel présente sur sa couverture de cuir vert émeraude, le portrait de Napoléon à cheval , regard grave et sourcils foncés .Un titre s'affiche , net , clair , grandiose :
"Vingt ans de gloire et de grogne au service de l'empereur"!
L'aventure éclate d'un seul coup , ces mots claquent comme le vent du boulet , les sabres au clair , les hurlements des grenadiers . Quel est cet héros inconnu si robuste d'esprit , traçant ses phrases rudes comme s'il chargeait  ses souvenirs à la pointe de sa  baïonnette ? Qui est cet homme fier, ce "vieux de la vieille" ne craignant pas d'affirmer son admiration absolue et son dévouement irrémédiable à celui qui plus qu'un demi-dieu grec restera l'empereur ?
Dés la première page , point de romantisme , aucun prince, duc , roi, ambassadeur , même pas un simple baron d'Empire , que non pas ! on est loin de ces fariboles quand on est né obscur , sans grade et que de soldat noyé dans la Grande Armée , on a gravi les échelons d'honneur, à la seule force de son courage de lion "superbe et généreux" , cela va de soi !
Voici donc les mémoires d'un "grognard" dont la passion de la vie remonte à la surface des siècles grâce au miracle de ces pages retentissantes d'un fracas guerrier effaçant les rauques appels de la tempête .
Partons avec ce soldat !
Que le destin d'un soldat inconnu plus extraordinaire que bien des généraux reprenne sa mesure le temps d'une lecture ...
Ce grognard se penchant vers les défuntes années en 1851 se dévoile sans ambages :
"Aux vieux de la vieille !
Souvenirs de Jean -Roch Coignet
Soldat de la 96e demi-brigade
Soldat et sous-officier au 1er régiment des grenadiers à pied de la garde
Vaguemestre du petit et grand quartier impérial
Capitaine d'état-major en retraite "
Toute une vie contenue dans cette énoncé que renforce la mention en majuscules :

"PREMIER CHEVALIER DE LA LEGION D'HONNEUR "

Comment ce soldat a-t-il emporté, le premier parmi les braves , cette décoration récompensant la hardiesse et l'intelligence à l'état pur en ces temps reculés ?
Jean-Roch Coignet nous le confiera de sa voix sonore en écrasant une larme furtive sur la page remplie de son écriture nette et appliquée : l'écriture , sa seconde grande victoire !
dans sa préface  ainsi , notre grognard de nous prier de lui pardonner " le style et la licence d'un vieux troupier "qui , explique-t-il avec un humour mêlé d'émotion n'a appris à lire et à écrire que fort tard :
"C'était vers 1808 (à trente-trois ans )entre Friedland et Wagram .Deux vélites de la garde furent mes maîtres d'école ."
Désireux d'en finir avec les reproches que nous n'aurions jamais l'idée de lui faire , le vieux grenadier nous prévient qu'à force de rédiger "ma pauvre tête s'y est usée ". On ne peut qu'admirer la modestie de notre grognard , ses mémoires pétillent de vivacité , de noblesse , de nostalgie amusée et de sentiments d'une générosité inouïe à l'égard de la France et de l'empereur .
Aucun regret , aucun ressentiment , Jean-Roch a été le plus heureux des grognards en affrontant le pire sur les épouvantables champs de bataille .Suivre l'empereur lui a donné les clefs de la renommée et assuré , à force de luttes épiques , la paix du foyer . Et , s'il raconte son histoire de guerre et de fidélité , c'est toujours guidé par l'empereur :

"J'avais retenu ce que l'empereur nous a dit bien des fois , que l'homme peut ce qu'il veut ."

La carrière des armes commença par un premier exploit à Montebello,en 1800 .
A lui seul l'apprenti grenadier prend un canon aux Autrichiens ! C'est la porte grande ouverte vers la gloire .la porte ouverte pour les souffrances , l'abnégation et aussi la "grogne" de ces grenadiers de la garde impériale qui enduraient les tourments en les rythmant de "grognements" d'après le mot de l'empereur lui-même en Pologne, à Pultusk quand il constata le découragement de ses vieux soldats épuisés par une  épuisante marche de deux jours au sein d'une mer de boue  :
"Vous  n'êtes tous que des grognards !"
Quel changement avec ses débuts en France où son premier fait d'armes fut enveloppé d'un nuage ou plutôt d'un brouillard : celui du 19 brumaire ou 10 novembre 1799 . A son retour de la campagne en Egypte qui assura sa célébrité et attisa son influence auprès de l'armée comme dans le coeur des Français , Napoléon jugea intolérable la réserve hautaine du Directoire ( cet exécutif mis en place après les émeutes du 5 octobre 1795  travailla de concert avec une convention modérée et apporta à la France une appréciable stabilité ).Le fougueux jeune Général, nimbé de ses victoires en Italie , aventurier des sables , adoré déjà des troupes qui brûlaient de joie à l'idée de servir sous son commandement ,décida tout naturellement de s'emparer du pouvoir.
Or .l'histoire observée par la lorgnette des humbles étonne souvent en renforçant de naïveté ou d'émotion inattendues le théâtre des grands épisodes . Que furent les 18 et les 19 brumaire pour le soldat Jean-Roch Coignet ?
Napoléon lui semblait fort lointain aussi inouï que cela puisse paraître : "la nouvelle circula que Bonaparte était débarqué en France et qu'il venait à Paris .On disait que c'était un grand général; nos officiers étaient fous de joie parce que le chef de bataillon le connaissait ."
Jean -Roch se contente de crier à pleine-voix "vive Bonaparte" quand l'illustre connaissance de son chef de bataillon félicite ce dernier de la bonne tenue de ses hommes . Ordre est lancé : Courbevoie et une miteuse caserne , puis le 18 brumaire, le château de  Saint-Cloud , lieu choisi pour le futur coup d'état . Les députés des deux assemblées législatives ( le conseil des Anciens et le conseil des Cinq-Cents dont Lucien Bonaparte est le président depuis la veille ) croient dur comme fer la fable inventée d'une conspiration jacobine les menaçant à Paris . Saint-Cloud au contraire , promettent les frères de Napoléon , Lucien et Joseph ,est l'endroit le plus sûr du monde ...Se lève l'aube du 19 brumaire , nul ne se doute de l'ouragan Corse qui emportera la France d'ici peu .
A Saint-Cloud , dans l'attente de Napoléon , le bataillon de Jean-Roch patiente sagement derrière la garde . Où est le général ? le voici ! à pied ! une petite épée au côté , un chapeau sur la tête , presque comme un visiteur ordinaire ... mais , il prend la précaution de placer son bataillon dévoué en bataille . La suite ? Elle prend une saveur particulière dans la bouche de Jean-Roch Coignet :
"Il monte seul les degrés du palais , et aussitôt nous entendons des cris . Bonaparte sort , tire sa petite épée , et remonte avec un peloton de grenadiers de la garde du Directoire .Les cris redoublent . Nous voyons de gros messieurs qui passaient par les croisées . Les manteaux , les beaux-bonnets et les plumes tombaient par terre ." .
Scène incompréhensible quoique plaisante ! le jeune soldat en a vite assez , la faim habituelle à son âge le tenaille , et son soulagement est vif quand enfin le bataillon regagne ses pénates parisiennes .
Quelle étrange journée ! et que répondre aux curieux en cours de route ? Les brumes politiques se dissipent heureusement grâce au fiévreux récit d'un lieutenant nouveau dans la compagnie .
Ce charmant officier ,de tempérament un peu trop aimable et frivole selon  le jugement sévère du  soldat Coignet, se vante carrément d'avoir sauvé la vie de ce général intrépide que l'on appelle dorénavant le Premier Consul !et même d'avoir reçu une bague des mains de Joséphine !
éberlués, les soldats écoutent ; voilà donc l'explication ! voilà ce que leurs yeux n'ont pu voir alors qu'ils étaient massés devant le château de Saint-Cloud :
"La première fois , raconte le beau lieurenant , que Bonaparte est entré dans la salle , deux des membres de l'assemblée ont foncé sur lui avec des poignards , et c'est moi et mon camarade qui avons paré les coups .C'est alors qu'il a tiré son épée, qu'il a fait croiser la baïonnette et qu'il leur a crié :hors la salle !"
Et le joli lieutenant de conclure :" Tous les pigeons pattus se sont sauvés par les croisées et nous avons été maîtres du terrain."
Napoléon fut ainsi maître de la France .
C'était sans compter avec l'ennemi à l'extérieur : l'armée autrichienne attaque en Italie , Napoléon laisse la France et en mai 1800 afin d'arriver le plus vite possible en Italie , incite son armée à tenter la plus héroïque des folies : le passage du col du Grand-Saint -Bernard .
Une épopée dont chaque terrible détail est décrit sur le même ton tranquille par notre soldat aussi courageux que prosaïque .
Souliers en lambeaux , silence total , canons déposés dans des troncs évidés et tirés par des câbles confiés à vingt grenadiers ,accidents atroces , fatigues hallucinantes ,traversée des neiges éternelles à bout de forces, et halte bienfaisante chez les moines comblant ces malheureux de bonne nourriture :

"En les quittant nous leur serrions la main , et nous embrassions leurs chiens , qui à leur tour nous caressaient comme s'ils nous eussent connus de longue date ."
 Le rude grenadier fait alors cette confidence d'une pure et magnifique franchise , aveu sobre  qui nous touche et nous inspire encore plus de sympathie envers ce brave, malgré les deux cent dix sept années qui nous séparent de son exploit inconcevable :
"Pour moi je ne peux trouver , dans ma faible intelligence , d'expression assez forte pour témoigner la vénération que je porte à ces hommes de Dieu ."
Le dur périple continue , la montagne se fend sous l'égide de Bonaparte aidé d'une escouade d'ingénieurs construisant des ponts rudimentaires au dessus des abîmes .On arrive à Turin , puis à Milan sous les bravos du peuple italien enthousiasmé par cette armée de jeunes héros menée par un général pareil au redoutable Achille ! les choses se gâtent à Montebello .
Comment voler aux Autrichiens cette position sur les hauteurs d'où ils font pleuvoir leurs boulets comme la grêle ? c'est l'affaire des stratèges et des généraux ! Jean-Roch oublie la guerre un moment en se bourrant de mûres , l'essentiel demeure son estomac car sa survie en dépend !comme il a raison : sa compagnie avec à sa tête leur farouche capitaine est chargé d'avancer sous la mitraille .Jean-Roch se métamorphose alors de soldat discipliné en guerrier antique . N'écoutant rien , refusant de se mettre à l'abri d'un fossé , il fonce vers une pièce de canon , et frappe les artilleurs de sa baïonnette :le canon est à lui !du coup , ses camarades attaquent en lions enragés les Autrichiens un peu plus loin , et , miracle , le général Berthier passe par là ...Jean-Roch tout fier explique que ce canon lui appartient : ne l'a-t-il pris tout seul ?
Berthier note son nom et lui donne rendez-vous le soir -même ...
En attendant , la bataille redouble d'intensité , mais au soir , les Français sont vainqueurs et l'obscur soldat Jean-Roch Coignet entre dans l'histoire de la Grande Armée :

"Bonaparte vint vers moi et me prît par l'oreille .Je croyais que c'était pour me gronder , pas du tout , c'était par amitié." L'irrésistible jeune héros avoue tout bonnement :

"Général , c'est le premier jour que je vais au feu .."
Et , Bonaparte , que l'on imagine dissimulant un sourire , réplique :
"Ah! c'est bien débuté.
Berthier , marque-lui un fusil d'honneur .dés qu'il aura l'âge requis , tu le feras entrer dans ma garde ."

Une prouesse et la vie prend des couleurs de feu ! Jean-Roch est embrassé , félicité , c'est l'orgueil de sa compagnie et de son capitaine . Aucune jalousie , cet honneur rejaillit sur eux tous !
 Napoléon savait se faire aimer, la simplicité de ce dialogue , ce tutoiement admirable , cette complicité immédiate envers un soldat qui a accomplit bien plus que son devoir ,le prouvent mieux que dix biographies .
Ce chef-né avait à coeur de  transformer des soldats ordinaires en hommes aussi valeureux qu'extraordinaires .On peut l'accabler , on peut le rendre responsables de tueries épouvantables certes , mais au moment où l'histoire palpitait de la vigueur du Premier Consul , les apprentis soldats devenaient des lions et la France une grande nation .
Tentez de dénicher les souvenirs de Jean-Roch Coignet , vous comprendrez  et aimerez sans peine cette âme vaillante et la ferez surgir d'un passé encore frémissant
.Les héros inconnus de notre histoire ne méritent-ils de sortir du royaume des ombres ?

A bientôt ,
Nathalie-Alix de La Panouse
Lady Alix
Bonaparte tirant l'oreille de Jean Roch Coignet
au soir de la bataille de Montebello (juin 1800)

                                                                                            Château de St Michel de Lanès
                                                                                           Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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