jeudi 14 septembre 2017

Contes du vieux château : Rallye à la française et adolescents libérés !

Le bonheur est-il dans le pré ?
Les citadins qui ignorent les servitudes de la vie rustique en sont certains !
Pour beaucoup de ces idéalistes inondés des élucubrations de l'inusable Rousseau, la campagne a toujours le beau visage d'une déesse immobile prodiguant un repos quasi éternel sur les pelouses tondues par des mains diligentes et invisibles.
Du côté des" bouseux" endurant vents aigres galopant sur les crêtes des collines, solitudes plus ennuyeuses qu'inspirées, vols de moustiques  gâchant le repos mérité au bord des rivages frais et des verts pâturages, on jalouse les plaisirs civilisés dont on se sent amèrement privés .
Ainsi va la chanson de la vie : le bonheur attend toujours de l'autre côté !
Lors de l'entrée dans l'adolescence de mes fils, je fus dévorée d'une crainte prouvant ma sollicitude maternelle et surtout le sentiment encombrant de ma propre infériorité.
"J'ai peur, vraiment très peur ." dis-je un  dimanche matin à l'homme-mari qui déployait son journal par dessus sa tasse de café. Mon ton poignant ne provoqua aucun frémissement de papier. Les nouvelles cosmopolites titillaient bien davantage ce père égoïste que mes états-d'âme de mère doutant de ses talents . Indignée, je saisis les pages économiques, les roulai en boule et lâchai mon arme de civilisation massive à la figure innocente du lecteur outragé:
" Nos fils sont trop loin de la ville, il leur faut une compagnie plus éveillée, plus mondaine, plus  je ne sais quoi, enfin, voilà, une vieille amie m'a promis d'inscrire l'aîné dans le rallye de sa fille .
 Qu'en penses-tu ?"
L'homme-mari n'en pensait manifestement rien.
"Pourquoi pas ? " répondit-il  en tendant une main suppliante vers son journal massacré,  Devant mon regard orageux, il ajouta avec tact:
 "Oui, j'ai des souvenirs sympathiques de ces soirées. Charmant, hors du temps.
Je vois encore  le tourne-disque inaudible, une épave déglinguée datant de la grand-mère, religieusement installé au fond d'un salon conçu pour accueillir un corps de garde, les parquets cirés qui vous envoyaient embrasser les portes, l'ignorance totale des progrès de la musique dansante depuis l'invention des Valses Viennoises, les châteaux délabrés qui se cachaient au bout des allées interminables, les jeunes filles en kilt et rang de perles qui nous servaient du jus d'orange en rougissant, le sabre de l'ancêtre pendant au mur, je ne me suis jamais autant amusé !
C'était "Le grand Meaulmes" ou presque. Il n'y qu'à la campagne que l'on sache recevoir. Tu as une excellente idée. Où se trouve ce rallye ? "
"A Toulouse" avouai-je de la voix étranglée d'une coupable reconnaissant ses crimes.
Cette fois, l'homme-mari en oublia la politique économique de la nation. Au comble de la perplexité, il me lança un regard sombre, et typiquement conjugal.
"Toulouse ? Mais qu'allons-nous faire dans cette galère ? N'en sommes-nous partis afin d'échapper au microcosme "petit-bourgeois", à la pollution, aux jardins grouillant de gamins mal-élevés, aux écoles snobinardes et que sais-je ? Je t'interdis de sacrifier nos fils sur l'autel du conformisme !"
J'eus un long soupir résigné. Il avait raison, mais, moi, j'avais des doutes affreux.
Et si nos fils devenaient des sauvages incapables de saluer avec une charmante élégance leur prochain? Inaptes aux danses de salon ? Souffrant d'une disette d'amis citadins ?
Tenter de réunir "Rats des villes " et "Chats des champs" ne constituait pas une grave offense au savoir -vivre désuet et naïf qui était le nôtre . Que non pas ! c'était une main noblement offerte, avec notre maison, ou du moins ses côtés "visibles", afin d'exprimer notre bonne volonté.
D'ailleurs, cette discussion sonnait trop tard:
on me "convoquait" à une espèce d'entretien: il me revenait de convaincre un jury exclusivement féminin (quel sinistre ennui !) de ma parfaite dignité et de l'intérêt de mon manoir plus romantique que somptueux.
Si je remportais l'épreuve, une armada des jeunes "BCBG" soigneusement triés avant d'être admis à danser (et plus si affinités ? Je n'osais poser cette question scandaleuse!) déferlerait  un soir de printemps.en échange, mes fils seraient conviés à leur tour à une kyrielle de soirées citadines ou aux alentour de la "grande ville".
Donnant, donnant, cette réciprocité fonde la discipline des rallyes depuis leur création, voici fort longtemps, par des parents soucieux de recruter de "beaux partis" mêlant aristocratie vaillante et bourgeoisie montante. Cet univers impitoyable m'était aussi inconnu que la Patagonie. Toutefois, mon sens du devoir maternel m'incitait à faire un effort excédant ma crainte naturelle de traquenards insoupçonnés !
La maison maugréait en silence: je devinai sa réprobation et fis mine de ne pas m'en apercevoir.
Nos fils mirent un point d'honneur à convier tous les amis de collège et lycée pour lesquels le mot si prisé de "rallye" n'avait aucun sens mondain ! Ces jeunes gens solides acceptèrent avec un enthousiasme flatteur  de s'initier aux danses de salon afin de "baptiser" nos planchers de chênes raccommodés durant trois années de labeur.
Les "rustiques" affichaient  leur étendard ! l'homme-mari, bougon mais pragmatique, en profita pour interdire les "talons aiguilles", cette piquante malédiction des soirées mondaines !
En  écho, nos deux chattes griffèrent le tapis de la future salle de bal de façon à  nous faire comprendre quel châtiment risquait de frapper les intrus de la "rêveuse bourgeoisie".
L'homme-mari remplit une feuille entière des divergences épouvantables séparant, à son avis, l'esprit pur des authentiques nobles d'épée soumis à" l'impôt du sang" de celui, alourdi par la course à l'argent, des grands bourgeois. Je n'ai toujours pas compris pouquoi il s'entêtait à  les imaginer, avec une mauvaise foi admirable, forgés dans le moule des "fermiers généraux" de "l'ancien Régime".
Je laissai ces polémiques  saugrenues dans un tiroir et rassurai la famille : quoi de plus délicieux qu'une petite soirée dansante, entre citadins et campagnards, illuminée d'un  suave clair de lune, par une douce nuit de juin ?
Malgré ces vues poétiques, la confiance ne régnait pas. Mes fils se préparèrent à une invasion calamiteuse, leur père à un échec retentissant. Je calmai mes nerfs par la lecture assidue des pages mondaines de "Point de Vue" et, bizarrement, y parvins !
Au matin du rendez-vous chez les gentilles organisatrices du rallye mondain pour gamins boutonneux, ma "gouvernante", ronde personne ayant mis sous sa coupe la famille entière,(à l'exception des chats qui la mènent à la baguette, signe indéniable de la supériorité des félins de compagnie sur l'homme civilisé) entra, c'est son habitude, en trombe,et me tança, c'est sa manière de me témoigner son affection, d'importance.
A cet instant-là, je fouillai les maigres ressources de ma garde-robe ; comment amadouer des juges de bon ton, des femmes convenables promptes à se méfier de la moindre audace ?
La diplomatie vestimentaire m'a toujours paru une science occulte.
Le noir, le gris, c'est la loi ici, le marine, là, le rouge, le jaune ailleurs; j'aime le bleu qui ne plaît nulle part sauf sur une île grecque. Ma gouvernante attaqua aussitôt:
"Madame, vous en faites une mine ! qu'est-ce qui ne va pas ? Vous ne savez pas quoi mettre pour ces femmes de la ville ?
Et ça, vous ne l'aimez plus ?"
Elle empoigna une "petite robe " blanche, innocente, inodore, lénifiante. Une tisane en pur coton !
"Madame, vous ne risquez rien  avec du blanc. On ne vous regardera pas d'un drôle d'air. En plus, ça vous rend plus jeune."
Cet argument porta.
Je sonnai ainsi, vêtue "de probité candide et de lin blanc" à la porte d'une maison de briques roses.
une hôtesse tirée à dix épingles, sourire efficace, maintien raide, coup d'oeil sévère, eut l'amabilité de me présenter à une vingtaine de voisines de même apparence.
On me scruta, me jaugea.J'eus beau sourire, je sentis que mes juges trôneraient sur leur piédestal. Ma robe blanche était ridicule, je le compris tout de suite, le bleu marine prédominait.
On m'étourdit de questions comme si je sortais d'un zoo, on s'étonna d'un quotidien travailleur à l'année en pleine campagne, surtout dans un village dénué de commerces; on s'offusqua poliment quand je bredouillai que je ne pratiquais ni le bridge ni l'art d'encadrer les photos de famille; on fit la moue quand j'osai révéler qu'aucun de mes fils n'avaient envie de rejoindre le scoutisme, et on oublia de me proposer une tasse de thé.
 Punition ou étourderie ?
Je repris le train en me maudissant : j'avais échoué !
J'étais, en vérité secrètement soulagée.J'achevai de me rasséréner en respirant les senteurs humides et sucrées de l'automne et m'étonnai de voir l'homme-mari qui agitait les bras comme un signal de détresse.
" Les bonnes femmes ont téléphoné , cria-t-il de loin"
"Oui, dis-je sur un ton guilleret, je n'ai pas plu, mais alors pas du tout ! tu avais raison, et zut pour le conformisme bourgeois !"
"Tu te trompes ! "on" t'a adoré : si authentique, si naturelle, si "campagne",  tu as fait l'effet du" bon sauvage" de "Saint Rousseau": les ennuis commencent."
L'homme-mari se trompe rarement quand il prédit des catastrophes.
Ce rallye tant souhaité fut un parcours du combattant dont nous manquâmes de ne pas sortir sains et saufs.
On nous dépêcha un trio de jeunes femmes autoritaires qui endossèrent sans peine le rôle de missionnaire du "bon- ton" chez les barbares. C'étaient d'irréductibles gardiennes de l'ordre et de la morale !
Il nous incombait donc d'inspecter les sacs regorgeant souvent de précieux alcools interdits, de circuler parmi les buissons abritant de juvéniles étreintes, de gronder les malheureux s'enhardissant à manifester un enthousiasme intempestif; une soirée dansante, tout le monde s'en doute, exige de la componction et de la gravité ! la liste était si fournie que nous ne retînmes qu'une poignée de ces détails d'importance extrême.
Chez l'imprimeur, la mention" tenue de soirée de rigueur" s'accompagna de la note "Prière de ne pas porter de talons aiguilles". Ce qui souleva l'hilarité des citadins : ces charmants accessoires n'étant plus en vogue depuis au moins 20 ans ! une des dames se joignant à nous afin de recevoir la cohorte BCBG acheva de nous terroriser : sur les cartons, le dessin de la maison semblait une nécessité. Une réflexion passionnée s'engagea, nous voulions de la discrétion et nous perdîmes la partie !
Une consolation demeura: nous échappâmes aux portraits des trois jeunes gens invitant ensemble, soit mon fils aîné et deux jeunes personnes fort circonspectes.
Nous prîmes soin de nos nerfs fragiles et arrivâmes presque de bonne humeur au grand jour. Les charmants "danseurs"citadins m'avaient harcelée toute la semaine, souvent à des heures indues, afin de m'annoncer un refus de dernière minute, un "oui" exagérément tardif, ou la permission d'inviter des "cousines" jamais rencontrées par leurs attentionnés "cousins" depuis la petite enfance, et se matérialisant juste ce soir-là; par le plus délicieux des hasards !
On me prenait manifestement pour une idiote, et je ne résistai pas au plaisir de manier une ironie que nul ne comprit.
Ce samedi de juin s'épanouissait dans un flot de clarté et de glorieuses splendeurs.
La soirée s'allongerait subtile et tiède vers les portes de la nuit,  attendrie, je débordai d'optimisme adolescent: nous allions danser ce soir ! quel bonheur ! pas si vite ...
L'homme-mari installa un bel éclairage nocturne que les chats s'empressèrent d'arroser au risque d'y perdre la vie, nous courûmes les arracher à l'électrocution générale et notre hystérie familiale accentua la réserve distante des deux mères et leurs filles, " nos associés" dans cette réception.
Le traiteur nous fit ensuite la surprise des plus minuscules petits-fours confectionnés sur Terre, l'animation musicale se trompa de maison et proposa ses services à des  voisins octogénaires aux anges.
Le chauffeur du bus réquisitionné pour l'occasion nous appela, furieux et intransigeant.
Il exigeait d'être réglé à l'arrivée tant une cargaison humaine se composant de gamins, en proie aux élucubrations rieuses que prodigue un charmant état d'ébriété, lui paraissait suspecte !
Je priai courtoisement les mères et jeunes filles de se parer dans nos plus jolies chambres et envoyai ma famille endosser la tenue de "gala" traditionnelle.
Ces activités futiles eurent le don d'apaiser l'atmosphère. Les compliments fusèrent, sincères ou non, l'essentiel étant d'arborer une mine radieuse tout en alignant les chaises en ordre de bataille sur la pelouse autour des tables couvertes de jus de fruits auxquels presque personne ne toucherait, j'en avais la conviction. Puis, le portail grinça !
 D'un seul élan, un cortège goguenard de costumes marine et de robes chatoyantes se précipita sur notre groupe de "parents" frileux.
Or, mes fils, entourés de leurs meilleurs amis, ne bronchèrent pas. Je me rapprochai, et le cadet me dit sans rire:
" Nous attendons les filles du lycée."
"Mais, dis-je agacée, et celles- là ? Celles de Toulouse ?"
"On ne les connaît pas et elles se moquent bien de nous ."
Le bon sens dictait ces paroles lucides.
J'espérai une amélioration grâce aux vertus toniques du rock, et à la douceur du temps.Bizarrement, la salle de danse n'attira qu'un aréopage de jeunes filles. Les garçons semblaient s'être évaporés. Mon benjamin scandalisé me révéla la clef du mystère: les danseurs, tapis derrière les allées, buvaient comme des Polonais, les bouteilles dissimulées au fond des sacs à dos ! Que faire ? L'homme-mari exaspéré refusa net une démarche punitive.
Il n'avait pas à éduquer les enfants d'autrui !que ces gosses se rendent malades, c'était leur affaire.
Les garçons campagnards foncèrent sur l'aubaine : à eux les citadines abandonnées !
Je soupirai de bonheur et les mères de famille "associées" à la réussite de ce divertissement juvénile se détendirent à notre immense étonnement. Je suggérai un moment de repos dans une pièce à l'écart du vacarme en m'emparant d'un plateau de victuailles qu'un invité avait trouvé amusant de poser sur une marche de l'escalier. L'homme-mari se métamorphosa en hôte affable et je me félicitai de mon audace mondaine. Allons ! plus de peur que de mal ! pourquoi craindre un rallye d'adolescents ?
"Madame, cria, une voix affolée, au secours !"
Nous sursautâmes tous, les mères dégainèrent leurs portables et le brandirent en avant.
Je priai tous les saints du paradis, quelle catastrophe fondait-elle sur nous, pauvres parents désarmés ?
Une exquise jeune fille brune se jeta dans mes bras, secouée de sanglots irréversibles ! "un chagrin d'amour ", pensai-je.  Pire ! une robe déchirée ! honte à moi : je sais à peine enfiler une aiguille et, de toute façon, n'en possède pas. La ravissante ingénue pleurait, demi-nue, dans sa mousseline noire fendue de haut en bas, un rosier était le coupable de ce ravage esthétique.
"Et si nous faisions un noeud ?" murmurai-je . Enlevée par une impulsion artistique, j'attachai les bouts de tissu sous les yeux incrédules de la jouvencelle, encerclée d'amies éberluées. Cela tenait ! c'était même seyant !
 "Mais qui êtes vous à propos ? " s'enquit-on . "J'habite ici" dis-je modestement.  Elles s'enfuirent d'un bond, larmes séchées, rayonnantes et reconnaissantes de si peu.
Cela reste une de mes plus charmantes images de cette soirée de la ville à la campagne...
Vers une heure du matin, la musique stridente se perdit dans les bavardages et finit par agoniser sous les appels au départ et les " Un grand merci, Madame, de cette excellente soirée !"
Je serrai cinquante mains  et répliquai cinquante fois " Ce fut un plaisir !" d'un ton prouvant mon indicible soulagement. Les citadins prirent d'assaut le bus et s'engouffrèrent dans la nuit.
Nous embrassâmes comme du bon pain les nouveaux amis des enfants : ils venaient tous, absolument tous de la campagne ! (et montraient cette politesse aimable qui a pour source le coeur et la bonne volonté.Rousseau avait peut-être raison ...)
Les chats vinrent se frotter contre nos pieds meurtris, ils nous pardonnaient notre comique et vaine effervescence avec cette générosité des félins de compagnie si bienveillants à l'égard des humains ...

A bientôt,

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse

Aquarelle du Baron de Cabrol 1941
Vie mondaine à la campagne !














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