mardi 5 septembre 2017

Contes du vieux château : Le visiteur imprévu

L'imagination est un démon qui, tantôt vous enlève loin des "miasmes morbides", tantôt vous noie dans un verre d'eau.
Ou, désagrément sans pareil, vous fait parer de belles qualités certaines choses et beaucoup d'humains qui ne méritent que votre indifférence.
C'est souvent une force vous incitant à avancer, à retrouver foi en la ronde éternelle de l'univers et en sa musique. L'imagination est enthousiasme au beau sens grec de ce mot galvaudé:
elle vous insuffle l'envie irrépressible de créer et la joie d'être au monde ! elle vous rapproche de la divinité. Socrate disait quelque chose en ce sens et il n'avait pas tort .
Je me demande encore si, voici 21 ans et demi, l'inconnu que nous croisâmes dans les décombres de notre manoir, alors que la tempête gémissait son amertume sur les vitres cassées des fenêtres était une âme compatissante, un farceur aimable, un  esprit éthéré, un enchanteur, un ange ou  un dieu réveillé de son sommeil antique.
Qui le guida-t-il  vers nous afin de laisser entrer le soleil évanoui ?
Je n'ai aucune nouvelle de celui qui s'ingénia à nous réconforter, avec une bonté si rare que nous le prîmes pour un messager de l'au-delà. Au fur et à mesure que la course du temps estompe les lointains et ranime les heures essentielles, je crois que c'est le manoir lui-même qui nous parla par son truchement. Nous crûmes que l'inconnu avait une imagination folle quand il nous brossa le tableau de l'avenir; nous étions des imbéciles n'écoutant pas un oracle préparé à notre seule intention.
Sans cette rencontre, aurions-nous eu la volonté d'endurer tant de vents contraires, de découverts bancaires, de drames professionnels, de doutes existentiels et de maux terriblement concrets ?
Je vous raconte cette histoire dans une tour habillée d'oiseaux bleus. A l'exception de cette envolée muette, le décor est d'un dépouillement extrême. Toutefois, sur mon minuscule bureau, la déesse Athéna, statuette abandonnée au sein de la terre avant qu'une pioche ne manque de la martyriser, me considère, songeuse, appuyée sur sa lance intacte.
 La lumière de septembre chatoie à travers les vitres, l'air sent la figue, la pelouse a des reflets jaune clair, les écureuils glissent sur les troncs des platanes et les chats se roulent sur les feuilles rousses, tombées des marronniers.
Comme tout était différent en cet horrible jour de novembre où nous entrâmes, un balai à la main, un seau dans l'autre, l'humeur funeste, et le compte en banque en berne, dans cette ruine que nous venions le matin même de promettre d'acheter.
Jeunes mariés romantiques nous avions fait le pacte d'élever nos enfants à l'ombre de murailles historiques. C'était, pensions-nous, le meilleur service à leur rendre; peut-être ne nous trompions-nous guère. Vingt-deux ans de chemin douloureux et ces enfants,  métamorphosés à notre immense étonnement en jeunes gens réfléchis, ne nous en veulent toujours pas.
 Bien sûr, ils sont endurants au froid, à l'humidité, habitués à se contenter de nourriture frugale et d'inconfort où qu'ils soient sur cette Terre. Ils savent que l'on décore souvent pour le mieux les vastes étendues vides à l'aide d'une broutille élégante, que la vie des animaux est sacré, et que le mot "impôts locaux" s'apparente à celui de "guillotine".
Sans nul doute, comme ils sont doués d'un bon sens qui n'a jamais été le nôtre, n'auraient-ils cru voir un "ange" auréolé de clarté livide, cheveux hérissés, regard bleu flamboyant, démarche assurée, en ballade dans les couloirs l'après-midi où nous touchâmes le fond.
Voici les faits dans leur franchise hallucinée.
L'homme-mari venait d'apprendre le naufrage d'une candidature à un poste de directeur d'un musée  du terroir situé aux confins d'une région tellement lugubre et sauvage que nos dépressions y étaient assurées. Toutefois, il s'agissait d'une situation rendant acceptable notre fol achat d'un manoir au toit percé.
Moi-même, j'avais perdu certaines espérances et retournai en vain dans mon cerveau en déroute les plans de sauvetage financier.
Notre  insignifiant capital nous aurait permis un agréable train de vie sur une île du pacifique au temps des Robinsons Suisses. A une heure de Carcassonne, notre survie semblait au contraire terriblement en péril. Mais, il nous restait tout de même quelque chose : cette maison craquelée de partout, sale comme un bateau échoué sur une décharge publique. Elle était nôtre , cadeau fatal !
La pauvre ! nous l'aimions toujours !  nous n'éprouvions aucun regret, elle valait la peine d'être tirée de son isolement lugubre. Si seulement, le destin avait la délicatesse de nous envoyer un signe bienveillant. Un sentiment de solitude angoissée nous étouffait autant que le silence magistral pleuvant sur le domaine.
C'était le château d'une Belle au Bois-Dormant boudée par un prince égoïste.
Le coeur n'y était pas, mais il fallait s'agiter dans un but utile ! aussi, allais-je d'un côté, l'homme-mari de l'autre, secouant les débris bizarres sur notre passage, récoltant assez de toiles d'araignée pour en tisser nos futurs rideaux, bousculant d'antiques malles, trébuchant sur des vêtements réduits à l'état de haillons nauséabonds, respirant l'odeur fétide des pièces abandonnées.
Très vite, l'atmosphère étrange de ces couloirs menant en des endroits gorgés de souvenirs de parfaits inconnus me brouilla les idées. Je ressentis l'ivresse des ruines ! ou le mal des châteaux délabrés, au choix.
Cela vous donne la nausée à l'instar du mal de mer.
Depuis un long moment, je n'entendais plus les appels de l'homme-mari . On eut dit que les vastes flancs de la maison l'avaient avalé. Cela ne me fit ni chaud ni froid . Un sortilège m'empêchait de penser.
Je balançai mon balai, éternuai, suffoquai et me moquai du passé, du présent et de l'avenir. J'enfonçai dans une sorte de marécage de lettres griffées d'écritures tourbillonnantes. J'en saisis au hasard un paquet et, pointant ma lampe-torche dessus, tentai de deviner un sens sous l'encre pâle. L'auteur en était un enfant qui annonçait sa venue à sa marraine, tout en racontant d'impossibles exploits de vacances . "Quel vantard ! "dis-je à voix-haute.
Curieusement, j'eus honte et faillis présenter de plates excuses au papier peint, semé de roses bleues, qui roulait à mes pieds en se détachant du mur suintant d'humidité.
Le gentil farceur continuait de plus belle, à l'en croire, il avait affronté des rats d'hôtel dans un palace, escaladé un pic sans escorte, lié amitié avec un aigle. Et quoi encore !
 "Mon Dieu ! il promettait ce gamin ! et il réclame une chambre pour son usage personnel, la chambre bleue qui a vue sur les cèdres...Où est-ce ? "
Une intuition, dans les très anciennes maisons, on ne vit que d'intuitions, me força à malmener la fenêtre de droite, un bruit cristallin me répondit, les doigts striés de sang, du verre brisé sur les mains, je m'échinai et fus récompensée : ondoyants et fougueux, les cèdres noircis par la tempête s'alignèrent pareils à des cavaliers de l'orage. J'étais bien dans la chambre réclamée par le mystérieux filleul d'une dame disparue.
 "Alphonse, un joli prénom." murmurai-je.
Et je répétai comme envoûtée:" Alphonse !"
"Je suis là ! C'est moi, Alphonse, ma chère. " entendis-je
Instinctivement, je me retournai.
Il était bien là ! enfin, presque ...
Je m'attendais à voir un gamin hirsute au regard étincelant; à sa place, je vis un  splendide grand-père hirsute au regard étincelant. Un bel homme d'une élégance confondante, panama à la main. Feignant d'ignorer mon aspect de balayeuse de château pourri, le sémillant inconnu se courba sur ma main tenant encore un seau rempli d'immondices variées.
"C'est un ange!" pensai-je immédiatement et je balbutiai des mots de bienvenu à cet "ange" si féru de bonnes-manières.. Quelle contenance adopter face à un ambassadeur céleste ? Aucun manuel de Savoir-vivre ne donne de conseil efficace à ce sujet ! j'esquissai une révérence maladroite, lâchai l'ustensile ménager, et posai mon balai de sorcière le plus loin possible du miraculeux visiteur.
"L'ange" se mit à parler .
" Je ne devais pas venir ici, cela s'est décidé, comment dirais-je, sur injonction d'en-haut, une injonction impérieuse, voyez-vous ."
Je ne voyais absolument rien; mais j'étais au comble de l'émotion : un ange me jugeait digne de ses confidences !
L'ambassadeur immatériel (en réalité, il semblait de chair et de sang, j'admirai cette faculté remarquable d'imiter un mortel !) eut un sourire rayonnant de bienveillance.
"J'ai obéi et me voilà ! il m'est ordonné de vous dire ceci : on est content de vous . Ne vous découragez pas, le chemin sera dur, toutefois cela en vaut la peine, et vous arriverez ! au bout de 20 ans , vous ne garderez que les souvenirs heureux, et il y en aura ! avancez sans crainte, on vous aidera. J'ai assez abusé de votre temps, il est précieux maintenant, continuez, fermez cette fenêtre  et ne me regardez pas,  j'aime m'en aller seul . Nous aurons l'occasion de nous retrouver; et vous aurez, je vous le dis au risque de me faire tancer par un de mes supérieurs, bien meilleure mine, ma chère."
Je tremblai comme si le vent me possédait. J'allai à la fenêtre, me coinçai les doigts, éprouvai une sorte de déchirement, un grand vide, j'entendis :
 "A Dieu !".
Je me retournai, j'étais seule . Soudain, les cris de l'homme-mari éclatèrent :
"Mais que se passe-t-il ? Pourquoi as-tu fermé cette porte à clef ? Ouvre ! J'ai eu un coup de fil , un rendez-vous demain, on va s'en sortir, ouvre, tu me fais peur ."
Il ne se trompait pas : la porte était fermée de l'intérieur...
J'ouvris et l'homme-mari prit peur:
" Tu es malade, je m'en doutais, il faut être malade pour s'enfermer dans une pièce vide,
cette maison nous rend fous, ça commence bien ."
"Oui, dis-je, je suis sûre que cela commence bien ."
J'essayai de raconter mon aventure à l'homme-mari qui m'obligea à avaler un aspirine.
Plus tard toutefois, le doute l'envahit malgré lui. Il ne s'en explique pas la raison. Mais, cette idée de conversation avec un "ange" lui plaît et même l'inspire. En 22 ans, l'être inconnu a d'ailleurs gagné le titre "d'ange gardien" du manoir. On ne sait jamais après-tout !
Ais-je rêvé en cet après-midi si sombre ?
Ais-je imaginé cette conversation avec un envoyé bienveillant ?
Ais-je eu affaire à un plaisantin ? A un fantôme ?
Quelle importance ? Créature éthéré ou visiteur amusé, émanation de mon imagination "à grandes brides", le promeneur irradiait de bonté :
"La bonté contrée étrange où tout se tait" murmurait Guillaume Apollinaire.
De quoi avons-nous besoin en ce monde si ce n'est de bonté, cette vertu silencieuse qui ranime le courage et attise la passion d'exister !

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Un "ange" par Rubens vers 1616

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