mercredi 4 octobre 2017

Contes du vieux château : Louise de Vilmorin et l'ambassadeur anglais

Au temps où l'on écrivait des lettres, une amoureuse éperdue renoua avec l'amour courtois afin de sauver l'amour tout court. Sa plume vagabonde inventa un volume de lettres d'amour si épais qu'il devrait être la bible des amants désunis.
Ouvrage étrange et limpide, cette correspondance  entre Louise de Vilmorin, auteur de nuageux romans ensevelis sous le sable, et Duff Cooper ambassadeur du Royaume Uni en France après la libération de Paris, court sur une passerelle tendue en haut du gouffre où gisent sentiments fugaces et amours condamnées à mourir de froid.
L'écriture tiendrait-elle chaud ?
On n'a rien imaginé de plus réconfortant que ces humbles signes noirs sur fond blanc ou bleu qui scandent la ritournelle des aveux, et oscillent, à force de jambages tourmentées, entre l'égarement, l'enivrement, l'épuisement, l'incertitude, le renouveau, l'aube au bout de la nuit et, qui sait, l'harmonie retrouvée et l'apaisement lumineux.
Qui se souvient encore de Louise de Vilmorin ? Parfois une adaptation du troublant "Madame de", ce conte cruel qui parle un langage trop subtil pour être compris de nos jours, éclaire l'écran de sa passion surannée. Il arrive aussi qu'un esthète nostalgique évoque l'art de vivre de cette énigmatique Femme de Lettres au charabia élégant qui fut la dernière compagne de Malraux.
L'histoire du sentiment a retenu cet épisode attendrissant : le retour de flammes en 1967 de deux amants brouillés qui retombèrent dans les bras l'un de l'autre à l'âge où l'on sourit à ses petits-enfants.
La légende n'en démord pas, heureux sexagénaire, l'austère Malraux aurait été dûment reconquis par une Louise de Vilmorin dont le charme indomptable et l'esprit impertinent défiaient l'outrage du temps. La vérité est plus mouvante, plus subtile, plus singulière ...
Il est certain que la liaison du ministre au style pompeux et de la fantasque châtelaine de Verrières, ce sanctuaire de l'art de vivre à la française, où l'on cultivait l'art d'une conversation alerte, élégante et fine, ranima le mythe de Madame Récamier recevant, en l'honneur du seul Chateaubriand, l'élite des Arts et des Lettres.
Vers le milieu des années soixante, on admirait de loin ce cercle précieux, on rêvait du légendaire "salon bleu" où le rire cascadait, et on vantait la grâce de cette amante aux appas inaltérables qui déambulait en ses jardins au bras de son vieil amant aussi grincheux qu'inoxydable.
Tous deux formait le tableau édifiant de l'éternité des Lettres Françaises, l'écrivain glacé tenant avec pudeur la main de la romancière légère, conteuse pour grandes personnes rêveuses.
Toutefois le coeur de cette éternelle jeune fille, étourdissant par les trésors de son imagination une tribu de petits-enfants, battait encore pour un absent qui s'était enfui au royaume des ombres depuis une bonne dizaine d'années.
Louise de Vilmorin envoûta une kyrielle d'hommes célèbres qui ne l'apprécièrent pas autant qu'elle le méritait. Son drame fut celui des séductrices invétérées : elle attirait mais ne retenait guère...
Elle eut deux époux, accumula conquêtes et peines de coeur, blessa et fut blessée, quitta et fut quittée.
La routine des aventuriers du sentiment et des corsaires de la passion !
Mais, un port exista au bout de cette mer dangereuse. Il fut sa source d'inspiration cachée, son étoile polaire, sa raison de vivre.
C'était un Anglais à Paris dont l'épouse fantasque devint sa meilleure confidente, un diplomate immortalisé dans son chef d'oeuvre :"Madame de"; un" homme à femmes" dans la tradition libertine de l'ancien-régime, et, envers et contre tout, un amoureux-courtois, qui lui écrivit à la fin de sa lettre ultime, quelques jours avant sa mort, le premier janvier 1954 :
"Je t'aime toujours."
Le papier se froisse, l'enveloppe tombe, Louise de Vilmorin ferme les yeux et la vague tiède des souvenirs heureux l'emporte ... La lettre sur son coeur, elle plonge dans un hiver lointain qui la réchauffa de toute l'ardeur de l'amour unique.
En ce sinistre novembre 1944, de retour à Paris après 7 ans en Hongrie, l'écrivain porte encore, son divorce n'étant pas officiel, le titre de son second époux, le comte Pali Palfy, grand seigneur des Carpathes et dévoreur d'épouses devant l'Eternel.
Cette délicate femme de Lettres française est la cinquième de la série à être appelée "madame la comtesse ". Elle ne le sera plus bien longtemps mais c'est couronnée de la sorte qu'elle est présentée à Duff Cooper, nouvel ambassadeur de Sa Majesté, la cinquantaine largement assurée, séduisant en diable selon les enivrés témoignages de ses innombrables amantes ; et pourtant assez décevant si l'on en juge par les photos d'époque.
Comme il est dur de saisir la vérité d'un homme ou d'une femme sur ces images pâlies !
Louise semble hautaine, ironique, son nez n'a rien de grec, où se cache son charme extraordinaire ? Duff a tout l'air d'un lourd diplomate pétrifié de certitudes, engoncé dans son col amidonné !
Où se niche cet attrait fringant et superbe qui faisait des ravages inouïs chez les mondaines affolées ?
En tout cas, il suffit d'un dîner à Verrières, le huit novembre 1944, une de ces soirées entre artistes et gens du monde qui forment la cour d'amour de Louise, même dans un château abîmé par l'occupation allemande, pour que l'ambassadeur s'éprenne de son hôtesse en une seule coupe de champagne.
Un diplomate de haut rang n'est jamais en répit : un coup de fil du premier ministre mande le grand homme à Paris. Déception ?
Au contraire, cadeau du Ciel, ou farce du destin, comme on voudra.
Louise  raccompagne son prestigieux convive à la porte, et, à la manière d'un héros de roman, en bas du bel escalier de Verrières, le diplomate enlace fougueusement la belle ravie de cet assaut à la hussarde.Tous deux ont assez de tempérament pour aller droit au but !
L'ambassadeur envoie des fleurs et une déclaration beaucoup plus franche que courtoise au petit matin. Louise répond aussitôt(fatale erreur) par une lettre exaltée, première d'un cortège épistolaire qui voltigera sans se lasser vers Duff, lien  fragile et jamais rompu, durant dix années de douces extravagances.
Cette acrobatie littéraire et amoureuse, flamboyante et superbe, puis éclairée du "soleil noir de la mélancolie" ranimera les braises de la passion  jusqu'à la disparition de l'amant-courtois emporté par la maladie lors d'une croisière au large des côtes d'Espagne.
Louise ne s'en consolera qu'en trouvant le reflet de Duff dans sa complicité inaltérable avec sa propre épouse. Attaché contre vents et tornades à ce terrible amateur de femmes, la suave, aimable et vaporeuse Lady Diana pousse la compréhension jusqu'à réconforter Louise quand celle-ci se livre à des crises de pleurs et de jalousie !
 L'orage éclate souvent, la belle amante "sérieuse" est ravagée par les tromperies de son grand homme incapable de résister aux tentations exquises qui s'offrent à lui.
C'est que la châtelaine de Verrières aime à mourir ce séducteur incorrigible, elle l'aime avec tant d'égarement naïf, tant de passion incoercible que l'épouse la plaint ! cette bonne âme devient l'amie de coeur d'une Louise en détresse permanente.
Or, il aurait fallu qu'un brin du solide bon sens anglais de Lady Diana Cooper guide Louise dés l'aube du 9 novembre 1944 quand elle manque chavirer d'extase en respirant les fleurs de cet ambassadeur qui, ne doutant de rien, la presse déjà !
Le bouquet de l'impérieux soupirant adoucit à peine sa demande directe:
"Quand, où et comment puis-je vous voir ?"
Louise, plus que tout au monde, raffole de la joie d'être amoureuse. Duff lui plaît et flatte sa vanité, elle ne sait rien de lui mais son imagination part en campagne. Le rendez-vous est pris, c'est une révélation pour l'amante, un moment fort agréable pour l'amant.
Louise, irréfléchie comme une adolescente, commet sa seconde faute : écrire une splendide lettre d'amour à un homme inventé; car, ce magnifique ambassadeur, elle ne l'a vu que trois fois !
Qu'importe, ils se sont "connus", elle exulte, flotte au dessus de la morne vie d'après-guerre, et fait jaillir sur son papier ces aveux touchants:
"Notre secret porte une couronne de sincérité. Je te prie de ne pas oublier ce que tu m'as donné et de ne pas oublier  que je suis envie ; de ne pas oublier que je suis en vie pour toi, te souhaitant plus qu'à moi, bonheur, joie, succès. Considère que tu as un coeur, au dehors du tien, qui ne bat que pour toi.
A la fois sérieuse et triste, préoccupée et superstitieuse, je t'aime vraiment...
Je ne peux et ne veux t'oublier.
 Personne ne peut ni ne souhaite oublier un miracle."
Duff n'est ni un jeune homme énamouré ni une âme romantique.
Cette lettre l'étonne, l'agace même un peu . Il la juge "très bien écrite", mais trop "sérieuse". Toutefois, il est ensorcelé malgré lui !
Jean Cocteau raconte avec une subtile ironie:
"Duff a l'air d'un pêcheur qui a pêché une sirène et qui reste cependant un pêcheur avec ses idées toutes faites sur la pêche, la mer, la vente du poisson ..."
Le roman prend son envol, Louise devient l'amie intime de l'épouse de son amant et ,à la suite d'une bronchite, s'installe carrément à l'ambassade (son château est glacé, dit-elle, y rester la mènerait droit au tombeau !) Cela n'aura qu'un temps, et cela déchaînera un ouragan de commérages et médisances.
Lady Diana n'est pourtant ni sotte ni dénuée de caractère.
En grande dame amusée, elle n'ignore pas que les sentiments de son époux sont inspirés par la chair  bien plus que par l'esprit !
Elle en est certaine: la foucade de Duff envers Louise n'est qu'un fougueux intermède.
Toutefois, elle, l'épouse solitaire, compte bien garder l'amitié de cette "folle" si brillante et drôle qui attire tant de monde dans une ambassade lugubre. Louise est un admirable" faire-valoir" !
Une foule de poètes, d'écrivains, de musiciens et d'aristocrates bavards s'engouffre dans les réceptions du couple Cooper. L'ennuyeuse ambassade d'Angleterre devient l'endroit le plus à la mode de la capitale.
Le général de Gaulle s'en offusquerait presque s'il n'avait la France à redresser. Son admirable et fidèle conseiller Gaston Palewski s'efforcera de conserver des relations amicales avec Duff Cooper en dépit de l'antagonisme entre Churchill et le Général ...
Louise brûle et souffre, sa passion se renforce; elle s'indigne, frôle la rupture à force de soupçons, et autres "transports jaloux", s'apaise par impuissance, s'efforce de comprendre que l'amant adoré en aimera toujours d'autres .
A la manière de Sacha Guitry, l'ambassadeur pourrait affirmer :
"Je suis fidèle tant que je n'ai pas trouvé mieux ..."
Louise espère dans le désespoir et ne se révolte plus. La seule solution sentimentale qui s'ouvre face à sa disette morale, c'est l'amour-courtois, l'abnégation prenant le pas sur l'égoïsme vertigineux de la passion:
"Eh bien, puisqu'il le faut, je te dirai bonsoir, cher amour .
Un bonsoir bien particulier,plus triste, plus tendre,plus réel que les autres puisque je te quitte demain, de bonne heure au matin.
Cette bonne heure est mon malheur. Je n'aime pas à te quitter. Je hais tout ce qui nous sépare.
N'oublie pas que tu as en moi aussi longtemps que je vivrai, sur terre et au ciel, une âme totalement dévouée, totalement donnée, totalement prise au charme de ta réalité.
Compte sur moi toujours. Toujours n'est pas un jour. Ce n'est ni un reflet ni un seul état: c'est l'impossible et le possible.
Dans ces deux états je suis à toi."
Au départ de l'ambassadeur et de sa blonde épouse, en décembre 1947, "tout Paris" pleura, Louise sanglota  et les politiques assurèrent que sa mission avait été une réussite consacrée par le traité d'alliance signé à Dunkerque le 4 mars1947.
Louise venait d'endurer les joies et les drames d'une impossible liaison dangereuse. Duff l'avait adorée, délaissée, bafouée, sermonnée, ranimée, adulée, encouragée à écrire, il avait promis de l'aimer" d'une autre façon", mais il l'aimait encore, et maintenant il s'en allait !
La Manche ne signifiait qu'un mince obstacle à franchir, l'amante prit les ailes du courrier et suivit l'amant dans un vol de papier timbré.
La passion se mua doucement en chanson mélancolique, Louise refusa même, au début, de revoir le couple à Londres, ses souvenirs heureux lui pesaient trop .Ecrire à Lady Diana bêtises fleuries et mièvreries de "vieilles" jeunes femmes farfelues fut un exutoire; une catharsis facile et inefficace.
En mars 1949, Louise ne joue plus, elle ose envoyer ces mots sensibles à un Duff absent, prisonnier de ses nouvelles charges, alourdi d'un titre de vicomte, inaccessible aux simples mortelles :
"Amour,
Où es-tu ? Quel monstre t'a dévoré ? Quelle femme t'a étouffé dans ses bras ?
De quelle stupeur es-tu la victime muette ?
Ton silence me plonge dans un abîme de réflexions au fond duequel ne fleurissent que des points d'interrogations parfumés de mystère et auréolés d'une certaine tristesse. "
Miracle ou jeu ambigu : Duff répond par retour de courrier !
Des banalités, quelques nouvelles, puis, un frémissement couve sous l'humour du loyal sujet de Sa Majesté:
"Il n'est pas bon de continuer cette lettre, chérie, parce que tu verras que j'ai trop bu avant de commencer à l'écrire.Je ne sais jamais si je t'aime plus quand je suis saoul ou quand je suis sobre, c'est la raison pour laquelle il faut que je continue à essayer d'être dans les deux états pour le découvrir.
En tout cas, je t'aime toujours."
Ce refrain signe les lettres échangées jusqu'à la dernière :
"Louise chérie,
je t'ai trop  peu vu en 1953, que ce soit dû à ma maladie ou à tes amants, je ne sais pas, mais nous devons nous voir beaucoup plus en 1954, boire davantage, rire davantage et avoir davantage de plaisir.
Je t'aime toujours."
Louise se répéta ces mots tout le reste de sa vie, ils rythment ses écrits et scellent le secret de sa vie.
Lisez cette fausse mondaine, fausse frivole, vrai conteuse et amoureuse folle !
Elle ne mérite pas la "nuit noire de l'oubli" !
 Duff Cooper, lui-même, n'a-t-il clamé son admiration envers "Madame de" ? Cette parodie ironique et tendre de leur rencontre, enchaînement implacable de catastrophes fondant sur une femme du monde engluée dans la toile d'araignée de ses mensonges, exigeait la plume alerte trempée dans l'encre de sa propre dérision d'une Louise experte en duperies ...
C'est cela le mystère : comment mentir avec autant de sincérité ?
Louise fut avant tout une amoureuse épistolaire, espèce en voie de disparition qu'il est urgent de sauver. Sa ferveur vous incitera peut-être à secouer paresse ou réserve, oser l'humour, dompter le temps perdu, afin d'offrir un rayon de soleil sur une enveloppe à ceux qui vous aiment et attendent dans l'ombre.
Quoi de plus merveilleux que votre écriture galopante, ferme, dansante, ronde ou allongée, votre écriture qui n'évoque que vous, irremplaçable, irrésistible, comme vous...
La véritable héroïne de cette histoire d'amour épistolaire extraordinairement confuse ne serait-elle l'épouse du cher ambassadeur ?
 Lady Diana Cooper ne frappe-t-elle l'imagination par son invincible et optimiste ténacité ? N' a -t-elle absolument tout pardonné à son grand homme d'époux ? L'homme qu'elle aimait plus que la lune, les étoiles et les rivages de la méditerranée en hiver ?
Bien sûr, elle avait ses frasques, ses amitiés particulières, mais leur couple régna, olympien, nourri de leur affection envers leur fils John-Julius et d'une complicité jamais prise en défaut.
La belle Lady Diana Cooper, incarnation exquise et incompréhensible du"delightful dix huitième" fendit la houle à l'instar d'un capitaine de vaisseau, sans trembler ni gémir, parée de son extravagant raffinement britannique qui l'emportait sur celui de Louise, pourtant arbitre des élégances françaises.
Vive l'Angleterre !

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Musée Fragonard, Grasse,
Deux ravissantes lisant une lettre d'amour par Marguerite Gérard (1804)

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