jeudi 26 octobre 2017

Contes du vieux château : l'art de vivre au fin fond de la province

Ce texte est dédié à Sabine et Christian L de F qui furent les plus merveilleux  des hôtes 
 en leur maison du Lauragais Audois

Mon ami,

Vous savez à quel point je vous admire et vous trouvez ce sentiment parfaitement justifié:
 n'êtes-vous pas admirable ou ne le croyez-vous pas ?
Ce qui revient au même !
Vous m'avez convaincu de votre jugement sagace et de vos talents variés : douter de vous m'est impossible ! ou presque ...
Car, en dépit de vos belles expériences de la vie, de vos innombrables périples autour de notre planète, vous vous trompez sur un point d'une extrême importance.
Je le sais, ces mots  implacables vous hérissent." Les mots sont  parfois des couteaux", me disiez-vous, il y a peu.
Voyez-vous, les mots sont ce que l'on veut en faire.
Je vous envoie  aujourd'hui des parfums et des sourires, des roses d'automne et mon avis sur une question qui nous oppose.
Vous vous étonnez que je sois recluse en ma campagne à longueur d'année, en même temps, vous me prenez pour une timorée qui se contente d'un peu d'air frais et de quelques fauvettes, merles, écureuils et chats réclamant nourriture. Vous me soupçonnez de rester prisonnière de mon jardin par ma propre volonté !
Vous balayez d'un geste agacé mes obligations rustiques, vous pensez que j'extravague en vous expliquant qu'un avion ordinaire, une navette entre Toulouse et Paris, un vol de la province vers Rome, signifient pour moi une aventure de pionnier du ciel.
Vous refusez de m'entendre quand je vous assure que mon banquier est un démon récalcitrant et que l'administration fiscale est déterminée à m'assassiner.
Vous êtes convaincu que tout passe sans laisser de traces autres que dans la pierre;  mais avec de sérieuses réserves ! à votre avis impitoyable, une vieille maison n'est belle que rajeunie, remodelée, poncée et impeccable de la cave au grenier. Les stigmates du passé vous semblent la faute de goût par excellence.
Je n'ose savoir si vous faites preuve d'aussi peu de pitié envers nous, pauvres mortels usés et ridés ! Bientôt, je ne l'ignore pas, vous me considérerez comme une ruine impossible à relever !
Cette certitude incertaine me tuerait si je ne préférais en rire.
 Avez-vous tort ou êtes vous excessif  en dépit de votre culte à la déesse Raison ?
Vous ne pouvez avoir tort parce que personne sur terre n'a jamais vraiment tort ou vraiment raison.
Je voudrais bien m'envoler les yeux grands-ouverts sur toutes les péripéties cocasses et frappantes qui sont le sel et le pain des sillonneurs invétérés de villes gigantesques ou hameaux misérables, des arpenteurs de steppes venteuses, mers vertes et violettes, îles perdues et montagnes démesurées.
 Hélas, les routes aériennes et terrestres ont des barrières invisibles que je ne franchirai qu'après découverte d'un trésor au secret de mes cheminées ou au plus sombre de nos souterrains.
Soyez bon, soyez compréhensif, faites un effort colossal !
Amusez-vous au contraire du récit de mes escapades au sein d'un petit monde intangible, saupoudré de convenances exquises, tissé de lettres de châteaux, titillé de baise-mains, empli du suave tintement des cristaux, embaumé des senteurs remuant coeur et âme de ces maisons vastes comme des navires où les meubles dégoulinent de cire d'abeille, où les nappes de lin fané  sont brodées de couronnes et monogrammes demi-estompés.
Ce sont des voyages que n'aurait pas dédaigné Proust !
 et encore mieux, pardonnez-moi cette comparaison audacieuse, Woodehouse ! je sais, vous allez me tancer, mais je tiens à régler notre amitié sur l'heure de la franchise, ne la confondez pas avec l'insolence.
Sachez que jamais je ne me moquerai de vous ! de moi-même par contre, certainement !
Mais j'aime à la folie  les codes désuets quand ils sont animés par des caractères bien trempés, très au-dessus de la froide et rigide bienséance.
Voyez-vous, la"vie de château" est souvent d'une drôlerie charmante qui remplace bien une croisière au long cours.
Vous souvenez-vous du château de Blandings cher aux lecteurs de l'impertinent Woodehouse ?
Notre terroir gaulois pimenté de civilisation latine ne rivalise certes pas avec les prouesses des architectes anglais capables d'édifier de fiers mausolées sur de vertes pelouses.
Pourtant, il m'arrive de temps à autre d'avoir la joie et l'honneur de toquer à la porte d'un monument qui abrite en son vaste coeur un marquis et une marquise terriblement charmants, deux amoureux octogénaires qui se querellent pour un oui, pour un non, pour un verre de trop, un souvenir faux ou un jugement sagace, avec un acharnement de jeunes mariés.
On n'ose plus compter leurs anniversaires conjugaux, l'or est distancé par le diamant et le platine semble gagner du terrain ...
L'amour qui dure aurait-il besoin de piquant, de passion, de tendres duels, d'adorables prises de bec ?
Ces noces bénies sursautent sur un volcan et s'apaisent sur un sofa, le doux bavardage renaît, les spectateurs légèrement inquiets se rassurent, la domestique présente les coupes de champagne. Et les objets ravissants glanés durant toute une longue vie de collectionneurs exultent dans leurs vitrines: ils ne risquent plus rien.
Ainsi que le dirait Musset:" la tempête s'éloigne et les vents sont calmés "...
Autour d'eux, c'est l'opulence de bâtiments que l'on se plaisait à la Belle-Époque, à remplir de domestiques de famille, zélés, empressés, un tantinet flagorneur, et s'ingéniant à veiller sur les rouages d'une maison aussi difficile à gouverner qu'un royaume en miniature.
De nos jours, en longeant les logis des valets d'autrefois, les poules caquettent, le chien débonnaire se garde bien d'aboyer de façon inconsidéré, le chat s'enfuit, et la fidèle aide ménagère s'écrie :" Ah ! vous voilà déjà ! " alors que vous vous êtes forcés de respecter l'heure dûment prescrite par la maîtresse de maison .
En France, l'heure est un problème des plus épineux . Il est chic d'arriver en retard dans je ne sais quel milieu snobinard, mais en province les familles élevées selon  la rigoureuse étiquette militaire s'agacent et vous foudroient d'un regard offusqué si vous survenez vingt minutes trop tard ; par contre, aux alentours de Toulouse, vous avez toute latitude d'observer le légendaire" quart d'heure " de grâce, usage devenu proverbial...
Si d'aventure vous méprisiez ce rite, les maîtres de maison vous prendraient pour une personne qui ne "sait pas vivre" ! au contraire, si un exilé d'Helvétie vous convie à admirer les beaux détails de sa demeure historique sauvée de la ruine grâce à son opiniâtreté de montagnard patient, vous tremblez à l'idée de vous garer devant ses splendeurs une seconde avant ou, pire, après, l'heure indiqué.
 S'il s'agit d'un natif de la perfide Albion, attention, la souplesse de votre amphitryon est apparente; les Anglais, à l'instar des chats gardent leurs sentiments à l'abri d'une réserve élégante, on vous fera payer votre désinvolture en vous obligeant à ingurgiter le whisky le plus corrosif qui soit distillé par une bonne vieille fabrique familiale du côté du Loch Ness. C'est dire que vos chances de rentrer sur vos deux jambes seront des plus minces ...
Me voici sur le seuil de notre château de "Blandings" à la française. La terrasse prolonge avec courtoisie une vue délicieuse sur le parc hésitant entre l'apparat ordonné par la raison jardinière sacralisée par Louis XIV et la fantaisie savante d'un héritier de Capability Brown. L'immense pelouse est le coeur d'un champ de bataille sur lequel s'affrontent ces deux façons de vivre au jardin ! je contemple le miroir d'eau en essayant de me cacher à quel point j'en suis jalouse quand mon hôte me prend par surprise:
 "En réalité, me confie-t-il dans un murmure, c'est un ancien abreuvoir, je l'ai camouflé, et l'illusion est parfaite, vous êtes bien d'accord ?"
Comment ne le serais-je pas ? Il est de bon ton d'approuver ses généreux mortels qui vous incluent dans leurs délicieuses invitations ! politesse ou pas d'ailleurs ,je suis du même avis que ce sémillant et taquin" Lord Emsworth français". J'aurai juré que ce bassin du plus romantique effet était un caprice datant d'au moins deux siècles ! rougissante d'émotion, je suis mon mentor et tend une main prudente à la compagnie vêtue de tweed et enrubannée de foulards Hermés.
On ne sait jamais là encore quel sera le bon plaisir de l'étiquette provinciale.La plupart des exquis messieurs éduqués depuis leur jeune âge à la délicate pratique du "baise-main" s'étonnent de votre franche poignée féminine et vous corrigent de cette rudesse en se courbant avec autorité.
Émue, je comprends en un clin d'oeil ce que l'on attend de ma maigre intelligence mondaine, j'abaisse une main que le galant invité relève en se contentant de s'incliner vers elle. Si par hasard , mon épiderme est effleuré, la chose est d'importance, une déclaration discrète serait-elle suggérée ?
Ciel ! si j'avais un éventail, j'en effleurerais l'impertinent !
Quoi qu'il en soit, un sourire effacera la moindre entorse au protocole ! hélas ! toute réception campagnarde comporte un charmant hurluberlu s'imaginant que mes joues sont un jardin public et qu'il convient de leur administrer quelques bises de bienvenue. Si je connais le malheureux, j'accepte, sourie, et lui pardonne avec grâce.
 Le cas est plus ennuyeux face à un inconnu : je résiste à l'envie de retirer ma joue glacée, toujours avec le sourire.
 Les bonnes manières déferlent du coeur, c'est la loi secrète régissant les convenances .
Aimez donc ! aimez vous asseoir à côté d'une personne qui vous sourira, et , à son instar, rayonnez ! Mon cher ami, la peine que se donnent nos hôtes doit être ainsi récompensée.
Et, le soleil sentimental brillera sur la conversation humaniste, les plaisanteries spirituelles, les fauteuils "à la reine", et les bouquets s'échappant de porcelaines aux filets d'or.
Les sujets entrepris seront amenés par la maîtresse de maison qui en surveillera les périls, adoucira les épines et arrêtera d'un coup les déroulements quand la "gouvernante" du grand jour entonnera timidement l'antienne fameuse:" Madame est servie".
A son ton appliqué, vous devinerez que cette phrase proverbiale a coûté de nombreuses répétitions.
Voici la grande table ovale et ses deux pôles: deux beaux vases regorgeant de fruits de céramique;  on approuve avec encore de beaux sourires son coeur d'argenterie, une tour étincelante piquée de fleurs.  La maîtresse de maison, plan à la main, répartit les heureux élus selon leur rang et, c'est plus prudent même si cela n'est pas écrit dans les doctes manuels, leurs liens ou leurs goûts.
 Il va de soi que le charmant gentilhomme à ma droite me présente ma chaise, et je lui lance un regard lumineux !
Aujourd'hui, en l'honneur d'invités d'outre -Manche, le maître de maison trône à un bout de table, son épouse à l'autre. Les couverts par contre sont posés à la française, le regard étonné des amis "vieille-Angleterre" n'échappe à personne, vite, nous nous empressons de retourner les fourchettes qui pointent dorénavant leurs dents sur nos mines françaises effarouchées par cette audace.
L'entrée délie les langues, on ne se méfiera jamais assez de la fausse candeur des" oeufs mimosas", les vins excellents attisent l'irrépressible flamme des débats politiques, la maîtresse de maison tente d'endiguer ce flot, les convives s'y précipitent !
L'Europe remplace Héléne de Troie, les uns la honnissent, les autres l'adorent, le dessert nous sauve la vie, la paix se signe devant les tasses à café.
 La maîtresse de maison fait admirer une belle pendule ancienne, la pluie anglaise berce mon humeur rêveuse, et fait soupirer d'aise nos amis britanniques qui déploraient notre climat insolemment sec...

Seule la campagne française nous permet ces voyages au pays de "la douceur de vivre"...

A bientôt!

Lady Alix 

ou Nathalie-Alix de La Panouse


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