jeudi 23 novembre 2017

Contes du vieux château : Lettres de la "Religieuse Portugaise" ou la passion pure

Les plus beaux mystères naissent souvent des situations les plus fausses.

Ainsi un secret voluptueux,  un nuit parfumée de violentes effluves entourent, depuis 1669, les lettres insensées d'une amante née sous un soleil brûlant .
Cela a un nom qui ne veut rien dire :
"Les Lettres Portugaises".
Serait-ce une collection de cartes postales désuètes ?
 Que non pas, un ruban de satin mouillé de larmes encercle cinq lettres jaunies griffées de mots couchés par l'ouragan d'une insondable passion.
Cela prétend aussi avoir comme source sensuelle et sensible une jeune fille de haut rang en Portugal,  Mariana  da Costa Alcoforado. 
La malheureuse, à peine sortie de l'enfance, connut le regrettable destin d'être enfermée au couvent sans une étincelle de conviction par des parents trop avares pour lui constituer la dot salvatrice assurant époux et vie mondaine.
Cet accablement devint tragédie ; séduite et abandonnée par un irrésistible cavalier venu tout exprès du royaume de France afin de lui faire ressentir les joies cruelles d'une liaison dangereuse, Mariana exhala son égarement en cinq lettres si sublimes de douleur et d'esprit qu'elle en gagna l'éternité au royaume des amours impossibles.
Sa lamentation épistolaire traversa d'abord la mer, puis les siècles sous l'égide douteux d'un libertin qui  en livra au public, en janvier 1669, les braises à jamais brûlantes : le vigoureux vicomte de Guilleragues.
 L'hiver de cette année-là se réchauffa à cette lecture infernale, torride, scandaleuse et délicieuse...Et le vicomte, précurseur du terrifiant Valmont de Choderlos de Laclos, se vanta d'être l'auteur de ce volcan épistolaire !
Inconnu de nos jours, l'homme mériterait un scénario de film en costumes d'époque, épée et mousquet chargé ! lllustre aventurier farouche et opiniâtre, oscillant entre la ruine et l'abondance, le déshonneur et la gloire, le bordelais Gabriel de Lavergne, vicomte de Guilleragues reste aussi ténébreux que sa prétendue amante. Avocat, puis" Secrétaire  ordinaire de la chambre et du cabinet" de Sa Majesté, panier-percé, journaliste, ami des précieuses, ami des puissants, diplomate de l'ombre, il s'agita en tout sens dévoré par une ambition féroce et désordonnée.
Il eut l'honneur d'un  poste d'ambassadeur de France à Contantinople en sa robuste maturité,  y sombra dans l'oubli (on le jugeait assez encombrant) et  y mourut en 1685 autour de la soixantaine; âge respectable pour cette cruelle époque. Il se chuchote qu'il rendit son dernier soupir non point en un couvent comme au temps où il séduisit l'infortunée Mariana, mais en un sérail ... (Les libertins sont incorrigibles !)
 L'amante, que l'on crut souvent découvrir ou deviner, dolente et larmoyante, ensevelie corps et coeur dans son triste couvent de Beja, eut l'amer privilège de patienter jusqu'à ses 88 hivers, en juillet 1728, avant de rejoindre aux Enfers ou au Paradis  ce" prince" qui ne fut jamais charmant.
Un officier s'amusant à bouleverser de ses ardeurs une âme romantique avant l'invention du romantisme. Un gentilhomme égoïste et désoeuvré  cédant à son caprice de distraire de sa solitude une jeune fille recluse entre ses murailles, quoi de plus classique ?
Cette histoire se serait évaporée dans la lumière des aubes nouvelles si les fameuses "Lettres Portugaises" n'en ravivait, avec une étonnante régularité, la vénéneuse fascination.
Qui les inventa ? Le froid et pragmatique Guilleragues ou une bouleversante créature ardente et égarée ? Les érudits, les doctes savants, tous ceux qui dissèquent la forme sans comprendre le fond, ont nié la véracité de cette prose battue de tourmente amoureuse. Pourtant, dés la première ligne, ce qui saute à la figure , c'est la sincérité splendide du ton .Nulle envie de mentir ou de se mentir, aucune confidence facile, Mariana se livre à son correspondant invisible; elle le voit dans l'absence et divague en le prenant à témoin de sa folie.
Ces cinq "Lettres" ont été écrites avec la nervosité absurde d'une femme résolument perdue dans sa passion.
Comment expliquer sinon leur attrait fulgurant dés la première lecture ?
En dépit de  tout un fatras furibond ou plaintif rompant le récit et faisant presque prendre le silencieux amant en pitié !
Mais qu'est-il arrivé de si troublant entre la novice Mariana et le fringant officier français ?
D'abord, une scène au balcon dans la tradition des romans chevaleresques. La" Belle" prisonnière observe avec un rougissant émoi un superbe cavalier allant au pas au pied de sa tour.  Il ne manque  que le geôlier, le dragon,ou l'époux toujours laid et méchant, cela va de soi, et l'intrigue est bâtie en un clin d'oeil !
A Beja, ce matin ruisselant de soleil de l'an de grâce 1656, ou 1660, on ne sait, les religieuses pépient en détaillant la rue déjà pourvue  de remarquables spécimens d'humanité. A croire que la France ne possède que des fils superbes et valeureux prompts à ravir les ingénues dissimulées derrière leurs volets percés de "jalousies" ou repliés dans l'ombre de leurs terrasses enguirlandées d'hibiscus.
Or, la congrégation  de l'adorable Mariana tolère une liberté de moeurs qui transforme l'austère couvent en un pensionnat remplies de jeunes personnes écervelées, délurées, capables du pire ! La tendre Mariana est la plus indomptable.
 Ne cherche-t-elle une revanche sur un sort sinistre et vain ? Sa vie lui pèse, ce qu'elle désire à toute force, c'est l'amour, donné et reçu. Son idéal pur et parfait l'enlève beaucoup trop loin. Le beau cavalier n'y comprend goutte, c'est un Français et un libertin ! le gouffre de la perdition amoureuse s'ouvre, et Mariana y plonge avec un délice qu'elle confie avec une exquise et douloureuse impudeur.
Le scandale des mots libère l'immortalité  de la passion: une franchise de cette trempe traverse les siècles comme une fontaine de jouvence.
 L'incroyable, la désarmante, l'impétueuse Mariana se moque bien des préjugés et de la bienséance quand elle s'écrie:
"Quoi ! tous mes désirs seront donc inutiles, et je ne vous verrai jamais en ma chambre avec toute l'ardeur et tout l'emportement que vous me faisiez voir ? Mais, hélas ! je m'abuse , et je ne connais que trop que tous les mouvements qui occupaient ma tête et mon coeur n'étaient excités en vous que par quelques plaisirs, et qu'ils finissaient aussi tôt qu'eux .
Oui, elle a péché, et elle a aimé son péché. Son immense malheur vient d'avoir aimé autant le séducteur que les vertiges de la séduction. Elle aurait pu se contenter d'un doux libertinage, point de lendemain; et point de nostalgie.
Seulement voilà, notre religieuse, contrainte et non contrite, est aussi une folle. D'ailleurs comment être amoureuse sans folie ? Sa démence d'amante trahie lui arrache cet aveu effrayant :
"J'aime mieux souffrir encore davantage que vous oublier."
Comme on plaint cette mystique du sentiment d'être tombé dans le piège d'un butor, d'un goujat ou tout simplement d'un amant ordinaire.
Mariana ose l'éloquence des vaincus et sa véhémence désolée ravage comme un feu de brousse:
"J'envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent pour toute récompense de tant d'inquiétudes qu'un avertissement trop sincère que me donne ma mauvaise fortune, qui a la cruauté de ne souffrir pas que je me flatte, et qui me dit à tous moments:
cesse, cesse Mariane infortunée , de te consumer vainement, et de chercher un amant que tu ne verras jamais, qui a passé les mers pour te fuir, qui est en France au milieu des plaisirs, qui ne pense pas un seul, moment à tes douleurs, et qui te dispense de tous ces transports desquels il ne te sait aucun gré."
Pour couronner sa mauvaise foi, pour exalter encore la détresse de son amante délaissée, le Français fait mentir la réputation d'esprit et de galanterie épistolaire de son pays.
Ses rares lettres écoeurent Mariana : on les croirait trempées dans de la neige, elles ne disent qu'un morne ramassis de banalités. Nulle compassion, aucune pitié, et surtout pas une étincelle d'amour. C'est un monstre au coeur racorni qui en est le détestable auteur ! et pourtant, Mariana est incapable de ne plus aimer ce triste sire .La voilà enfin, au bout de ses cinq lettres orageuses, s'évertuant à mettre son amour en berne.
 Mais, elle ne convainc personne et ne se convainc pas elle-même en s'inventant un nouvel horizon sentimental, une tisane rance qui ne saurait satisfaire cette âme, ce coeur, et ce corps osons-le dire, qui ont pris le goût d'aliments plus épicés:
"Je suis persuadée que je trouverais peut-être en ce pays, un amant plus fidèle et mieux fait."
Comme on le lui souhaite ! notre soulagement sombre à peine né, Mariana doute déjà ! sa guérison semble une chimère. Non, elle n'aimera plus , et il n'est pas question d'imiter le mesquin égoïsme de son traître d'amant français; elle a des scrupules fort singuliers:
"Quand même je pourrais espérer quelque amusement dans un nouvel engagement, et que je trouverais quelqu'un de bonne foi, j'ai tant pitié de moi-même que je ferais beaucoup de scrupules de mettre le dernier homme du monde en l'état où vous m'avez réduite ;et quoique je ne sois pas obligée à vous ménager, je ne pourrais me résoudre à exercer sur vous une vengeance si cruelle, quand même elle dépendrait de moi, par un changement que je ne prévois pas."
Mariana déborde de passion de la vie, on voudrait tant l'inciter à fuir ce couvent, à mettre le nez dehors, à réaliser que le Portugal fourmille de gentilshommes au sens de l'honneur aussi affirmé que leur prestance. On ne comprend pas quelle cruauté préside à son enfermement .
Elle nous paraît si digne , cette religieuse forcée de l'être, d'avoir une existence riche et féconde à l'air libre ! la passion qui la taraude serait-elle montée à un tel paroxysme si Mariana avait pu choisir son destin ?
De ce côté-là, cela semble sans espoir, cette Mariana, même libre, n'aurait pu se contenter d'un sentiment paisible, son tempérament extrême l'aurat inclinée vers un mauvaix choix, par goût de l'absolu, idéalisme adolescent, imagination exacerbée...et la déception, aurait été au rendez-vous ...
Ou pas !
Aaprès tout, il y aurait bien eu un homme sur terre payant de passion cette folle passionnante !
On est meurtri, on est gagné par le délire de cette amoureuse du temps des précieuses, des carrosses et des éventails, de cette héroïne qui en rappelle d'autres( toutes celles de Racine pourraient être ses soeurs) et qui se ronge en jetant son désespoir sur le papier .
Qui de nos jours aurait la folie de tordre son coeur sur des feuilles vouées à être parcourues avec une dédaigneuse indifférence par leur destinataire ?
Mariana est une étoile légendaire au flamboyant firmament de la littérature spontanée; celle qui clame l'amour  inutile, l'amour blessé à vif, celle qui fracasse les digues de l'hypocrisie !
Ainsi que le chantait Louise Labbé, amante folle elle-aussi ( pourquoi ne dit-on jamais amant fou ?) au beau temps de la Renaissance:

"Ne reprenez,Dames, si j'ai aimé,
Si j'ai senti mille torches ardentes,
Mille travaux, mille douleurs mordantes.
Si, en pleurant, j'ai mon temps consumé..."
Et gardez-vous d'être plus malheureuse!"

A bientôt pour d'autres "Lettres", d'autres tumultueuses histoires oubliées,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Une belle amoureuse éplorée par Marguerite Gérard

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