vendredi 19 janvier 2018

Contes du vieux château : L'art de se perdre à Sienne

Mon ami lointain,

Je vous écris du fond de ma mémoire, je vous envoie en temps différé une lettre datant de 25 ou 30 ans, une lettre de mes 20 ans.
Vous ais-je jamais raconté comment je suis arrivée à me perdre en Sienne ?
Voici déjà un torrent d'années , Sienne me sembla une citadelle qui ne vous laissait pas sortir de ses remparts sans exiger en échange une rançon irrationnelle.
Un tribu d'émotion, d'angoisse, d'envies, un sentiment déchirant et passionné. Se perdre dans Sienne, c'était aller au bout de soi, de ses rêves naïfs, de ses fougues romanesques, pour mieux naître  à son propre destin...
Étrange impression  jamais éprouvée à Florence, Naples ou Rome.
Pourquoi être hantée encore par Sienne ? Par cette vision d'une ville parfaite changeant au gré des heures, et livrant son apothéose au moment où s'allument les braseros rythmant sa place miraculeuse aux façades ondulantes, dansantes vagues s'allongeant sur un rivage paisible.
Tant de beauté et pourtant j'étais triste comme on ne l'est qu'à 20 ans, âge des doutes absolus ...
 Je crois que les voyages ne valent que par les rencontres. A un moment de désarroi intense, dans la cour  d'un palazzo, une mère, et sa fille, deux nobles habitantes d'un lieu sculpté par les ombres mouvantes du crépuscule, se métamorphosèrent en envoyées de je ne sais quel Olympe.
Elles ne sauront jamais à quel point leur souvenir m'est précieux, je n'ai jamais retrouvé leur palais dans les livres d'art, et pourtant il existe caché en un renfoncement avec sa cour ordonné autour d'un puits et sa fontaine. Je n'ai pas deviné leur nom, j'ignorerai tout d'elles jusqu'à un merveilleux hasard qui me fera les deviner si je retourne flâner dans sienne à la nuit descendante, qui sait ?
 Le temps est aboli par la sympathie immédiate et éternelle se créant on ne sait pourquoi entre les êtres.
 Peut-être  reverrais-je ces "bonnes personnes", et avec quelle joie, si ale printemps prochain nous voit en Toscane, si nous osons tourner le dos aux "épines" de la vie, si l'homme-mari accepte ce singulier pèlerinage...
 Que de "si" !
Je n'en suis pas là, place aux chemins de la mémoire qui rendent tangible cette interminable journée d'automne  parant Sienne de ses prestiges anciens pour une très jeune voyageuse éprise de découverte solitaire.Je venais de Florence, c'était la seconde  ou la troisième fois; je voulais de tout mon coeur suivre  à nouveau les égarements de Stendhal, mais l'enchantement s'était enfui.
A peine sortie de la gare, sur le seuil de sa maison, j'envoyai une prière à cet elfe incarné en homme que fut le poète Shelley. L'humble logis clos semblait en deuil.
Qui se souciait, à part un aréopage d'intellectuels britanniques, de garder en mémoire le fugace séjour de ce délicat troubadour aux tendres caprices ? Il était parti bien loin de cette Florence emplie de tapage et d'effervescence.
Sans doute, le poète effarouché s'était-il envolé sur les ailes du "Wild West Wind," ce souffle de l'automne qui décidément ne m'emportait pas cette année-là.
Un an auparavant,  le ravissement, le délice sentimental, la tentation du romantisme délirant menaient mes pas dans une traversée extasiée des palais, places et jardins. J'allais oppressée de bonheur le long de l'Arno, je rêvais à San -Miniato, je dévorais Florence,  je revivais ses belles, ses cruelles, ses splendides heures en promeneuse hallucinée !
Un nouvel automne nimbait les couchants de jaune citron au dessus du Fort-du-Belvédère, une foule d'inconnus excités s'égayait entre la Loggia del Lanzi et les échoppes à la discrète magnificence du Ponte-Vecchio, de joyeuses bandes de bellâtres bavards discouraient aux terrasses des cafés.
Les jeunes filles qui me rendaient jalouses, celles qui sont belles de figures comme les nymphes du "Printemps" de de Boticcelli, agitaient leurs boucles d'oreilles aussi éclatantes et grosses que des joyaux volés aux épouses des Médicis ! à peine plus loin se donnait le traditionnel ballet de Japonais trottinant affolés derrière un guide, copie conforme d'un portrait suspendu au Musée des Offices ou dans une des innombrables salles du Palais Pitti, les dominant de sa taille et de sa prestance de vrai Florentin.
Or, en cet octobre peignant de miel clair les façades bosselées, s'effilant  du haut des collines empourprées vers les flots blonds de l'Arno, sculptant les rangs d'oliviers et les cyprès placides, quand la fraîcheur du soir se jette d'un coup sur la limpide beauté du paysage, je compris que l'ennui me gagnait.
Mélancolique, je montai à San Miniato et confiai au vent florentin un poème anglais:
"Wild spirit...
Drive my dead thoughts over the universe
like withered leaves to quicken a new birth!"
(Esprit sauvage...Chasse mes pensées mortes de par l'univers
comme feuilles flétries d'où renaisse la vie !)
J'avais réalisé qu'il était temps de voir ailleurs !
Le matin suivant, j'hésitai: Fiesole ou Sienne ? Il me restait juste assez d'argent pour Sienne, si j'allais par le bus à Fiesole, j'étais sûre de me nourrir encore deux jours avant mon retour en France. Sienne obligeait à une abstinence plus sévère.
Quand on aime l'aventure, on se moque de ce genre de détails, je pris le premier train pour Sienne.
C'était un train d'aspect désuet qui aurait pu servir de décor à un film, un train rempli de paysans piochant avec allégresse dans les paniers couvrant leurs genoux. Une forte odeur de jambon cru, ce que je hais par dessus-tout, m'accompagna ainsi le long de cette errance romanesque.
Mes voisins me sourirent souvent et tentèrent de nouer une conversation que je saisis au bond ,en l'agrémentant de mon vocabulaire rudimentaire et maladroit de mots latins qui firent mourir de rire l'assistance.
 Le train s'ébroua à travers de  rondes collines plantées de champs si bien ordonnés que l'on eût cru des jardins royaux. La Toscane, enfin ! sa terre, d'un singulier brun jauni, coulait à l'instar d'un fleuve irisé de reflets mordorés.La nature simple et rustique prenait des allures d'élégants domaines conçus par un enchanteur qui aurait voulu vivre dans le plus agreste des tableaux .
A l'instant où le soleil perça les nuages, le train nous secoua d'importance, les paniers churent, les femmes rebondies en robes sombres crièrent quelque chose de peu aimable à l'adresse du malencontreux conducteur et un être indéfini hulula au fond de son porte-voix un avertissement que je devinai d'instinct.
Sienne !
La gare est installée au pied de la colline hérissée du campanile du Palais Public, de la coupole de la cathédrale et d'un attirail de toits et de murailles enchevêtrés d'arbres et de fleurs.
A cette époque, j'aimai un livre de Michel Déon, je l'aime toujours d'ailleurs, "Je vous écris d'Italie" qui raconte la prenante histoire d'un jeune homme en quête de lui-même et de la vérité de l'amour dans les hasards d'une citadelle endormie sur son passé.
Sans y prendre garde, j'entrai à Sienne comme en ce roman.
La ville chuchotait autour de moi, mais je n'apercevais nulle âme. Peut-être avais-je suivi une voie piétonne , aucun véhicule bruyant ne me poursuivait de sa hargne... J'enfilai des ruelles étroites, goûtais le plaisir de plonger vers les échappées en clair-obscur sur la campagne, franchis une espèce de forêt de remparts très sombres et courus en tremblant sous les arcades, arches et poternes souvent élevées au temps de la guerre opposant Guelfes et Gibelins, dans l'espoir d'angoisser l'innocent étranger.
Soudain, ce fut le ciel dans la tombe: le soleil m'aveugla, je soupirai de joie et  me retrouvai au coeur d'une clairière ocre et blanche dont les murs dansaient :
la Piazza del Campo !
Quelle bizarrerie ! une place si gracieuse se heurtant à la démesure de son Palais public ! je restai presque ahurie face à cette masse bordée de cette Loggia arrogante dévolue aux très puissants spectateurs des courses de chevaux du 16 août, l'extravagant Palio (de pallium en latin, le nom donné au prix remporté par les audacieux cavaliers!).
Or, en ce jour tissé de suave mélancolie, chatoyant de degrés en degrés vers sa fontaine de marbre blanc, la place belliqueuse présentait un aspect si morne que je la maudis de tout mon coeur. J'étais trahie ! Qu'étais-je venue faire dans cette galère siennoise ?
 On n'apercevait aucun habitant, aucun chat sauvage ou courtois, et quasiment aucun voyageur . Une lourde bouderie séculaire stagnait sur ce lieu comme privé de vocation, de destinée, d'envie de renaître. La ville autour se figeait, silencieuse et morne.
 La ville et moi nous accordions à merveille !
L'ennui florentin était-il à ce point contagieux ? Un seul être me manquait-t-il pour repeupler cette solitude ?
Mais qui ? Je n'apercevais aucun bellâtre habituel, un de ces beaux naturels du pays qui vous étourdissent de compliments et d'invites flatteuses, et s'enfuient si vous avez l'aplomb regrettable de les prendre à leur jeu !
J'avais à perdre encore quelques heures dans cette cité qui me semblait une prison. J'aurai pu visiter tant de monuments, à commencer par les immenses salles du Palais public, imiter les érudits furetant au sein des musées ou copier les mimiques expressives des touristes sérieux et graves en pâmoison devant une fresque au plafond signé d'un maître au prestige considérable.
Ces touchantes perspectives m'épouvantèrent. après tout, voyager en idiote ignare était mon droit le plus strict.
Quant à écouter les boniments de l'éternel séducteur, non, je n'étais pas d'humeur.
 A Florence, deux jours auparavant, le caprice d'aller grimper au sommet du Duomo tôt matin , histoire de griffonner un poème exalté, m'avait pratiquement conduite dans les bras du très beau et jeune gardien, étudiant en art engagé pour sa superbe mine! J'avais dû mon salut vertueux à l'arrivée jacassante d'une kyrielle de Japonais s'imaginant que nous préparions une comédie romantique ... Mes nerfs n'en pouvaient plus. Je décidai d'en finir et tournai à droite en abandonnant mon guide illustré à un gamin ravi de cette mince aubaine.
J'étais libre comme l'air et j'allais sans songer à rien.
Sienne n'est nullement un village, j'eus beau m'appliquer à arpenter chaque ruelle, à descendre, à remonter, à revenir sur mes pas, à m'aventurer avec un sourire entendu sous les porches majestueux,à étudier l'ampleur verte et blanche de la cathédrale, je me sentis assez vite dépassée.
Puis épuisée, à bout de forces, je réalisai qu'il était l'heure d'attraper mon train et de me rendre à l'évidence: j'avais dilapidé mes derniers sous pour comprendre une ville qui  refusait  de m'offrir la moindre chance. Sienne m'était franchement hostile, le pire c'est que si je ne dévalais pas la bonne rue à toute allure, j'allais manquer mon train, et démunie d'argent ou presque, mendier la permission de dormir sur le Campo ! la panique me fit perdre la tête, au lieu de chercher mon chemin, je me réfugiai  dans l'obscurité d'une cour.
Appuyée contre la margelle d'un puits, j'éprouvai un sentiment de réconfort.
 Cet endroit constellé ,à l'instar d'un ciel étoilé de sveltes statues et d'énormes pots de terre gravés de guirlandes, sortait de la nuit des temps.
J' étais en paix en entendant y bruire la sourde chanson d'une fontaine; un escalier s'ouvrait derrière une énorme porte entrebâillée, une lueur jaillit et devant moi, deux femmes d'une rare distinction apparurent. La plus jeune, au regard étincelant de bonté, me parut avoisiner les  trente ans, âge que je croyais fort avancé à cette époque, l'autre, manifestement sa mère, encore d'une grande beauté et la mine altière sans une pincée d'arrogance, l'aidait à pousser la petite voiture d'un enfant à ronde figure de chérubin.
Ce palais veillé par ses fantômes glorieux,c'était leur maison de famille.
 Les palais ne sont-ils bâtis pour qu'on y loge ? Et moi, la visiteuse du soir, allais-je être mise à la porte de ce paradis ?
Je tentai un bafouillant salut en vague italien , elles me rassurèrent aussitôt en un français musical qui me ranima ! j'expliquai que j'étais perdue, que Sienne m'avait joué un tour, que je devais en partir et que je ne savais plus qui j'étais ni où je me trouvais, que je me sentais seule sur Terre et aussi insignifiante que peut l'être une barbare en cette cour dessinée par un artiste dont le nom m'échappait.. .
Posées, courtoises, elles déployèrent un tact infini, me promirent leur aide immédiate et future , me montrèrent que la gare était toute proche, me glissèrent une obole en cachette (je ne m'en rendis compte qu'en déballant mon sac en France !), et surtout me jurèrent que Sienne me porterait bonheur. Le jour viendrait vite où la solitude serait vaincue, où je rentrerai dans la cour de ma  propre maison (historique cela allait de soi !) en faisant rouler sur la pelouse humide la poussette d'un jeune enfant. Le destin n'avait rien contre les jeunes filles égarées en Toscane, il suffisait de garder foi et patience !
Et de me dépêcher aussi car le train ne tarderait plus ...
J'obéis à ces injonctions, le coeur léger. Mon humeur sinistre avait disparu, j'avais envie de vivre et d'oser. J'eus la certitude d'être délivrée d'un mauvais rêve. La honte m'envahit; comment douter à ce point des trésors de la vie ? Quelle ingratitude ! ces deux nobles inconnues avaient raison ! j'emportai leur sollicitude comme une main tendue...
 Les années se sont envolées depuis, et je me souviens encore de ces bonnes fées: je m'en souviens car la gentillesse ne s'oublie jamais.
Sur notre planète grinçante de barbarie ordinaire, le geste  purement altruiste d'un humain inconnu vous marquera pour toujours...

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
La cour d'un palais à Sienne

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