jeudi 11 janvier 2018

Contes du vieux château : "Dans Venise la rouge"

"Dans Venise la rouge
Pas un bateau qui bouge,
Pas un pêcheur dans l'eau,
Pas un falot.
...........................................
Et les palais antiques,
Et les graves portiques,
Et les blancs escaliers
Des chevaliers,

et les ponts, et les rues,
et les mornes statues, et le golfe mouvant
Qui tremble au vent,

Tout se tait, fors les gardes,
Aux longues hallebardes,
Qui veillent sur les créneaux
Des arsenaux."

Cette chanson de notre prince des coeurs brisés, le pâle, le blond, le svelte Alfred de Musset résonne comme un air ancien sur la Lagune. Venise, vaisseau rose et grenat , blanc et doré, bateau silencieux  amarré sur ses eaux-dormantes ?
Qui le croirait tant la ville chatoyante semble le rendez-vous d'été de l'hystérie la plus véhémente sur ses canaux, dans ses ruelles, sous les voluptueuses colonnades de ses loggias, sur ses ponts en arc de Cupidon, et ses terrasses englouties de fleurs.
Venise  sensible, fragile, exquise, souffre en supportant, avec la vaillance d'une princesse prisonnière, cet envahissement désordonné.
Venise ne serait-elle plus que l'écho d'un poème? Venise aurait-elle disparue au creux d'un gouffre ou d'un trou noir, d'une abysse avalant bals, violons, amours et masques et costumes de velours, sortis des ateliers si habiles de Fortuny, Bevilacqua, Rubelli, aux traînes ourlées des perles de la mer ?
Qui cherche Venise en Venise n'aperçoit souvent que boutiques ignobles et cohortes de visiteurs, le bras levé pour mieux prendre les inutiles images de ce Venise qu'ils ne regardent pas.
Loin de cette vision maussade ou de ce sentiment angoissé, une Venise intangible subsiste, une Venise s'amuse à résister au vulgaire, une Venise boute hors de ses frontières subtiles" mondialisation" inepte et" politiquement correct" absurde, avec ironie et bravoure ...
Venise n'attend qu'un matin d'hiver pour refleurir !
L'élégance, la désinvolte et ondoyante élégance, le goût d'être Vénitien, de donner des caresses aux chats maigres et pensifs, sombres seigneurs hantant  palais rayonnants et jardins secrets, cette suavité amusée qui est peut-être un legs de Casanova, cet art de vivre à Venise sourd encore à l'instar d'une rivière souterraine qui jaillit en souce vive.Il suffit que canaux, ruelles,  placettes, soient délivrés du grouillement éphémère de la belle saison.
Il fut une époque aussi où Venise dormait sur ses eaux comme une citadelle oubliée des dieux et des hommes.
Un enchanteur en avait décidé ainsi. Se pencher sur les images pâlies de ce passé si proche renvoie le reflet d'un monde clos, vide, à peine peuplé de silhouettes en habits humbles, courbées vers leurs taches journalières.
L'eau bouge, ce sont les marchands de légumes fendant les canaux vers le Dorsoduro, ce coin paisible, retiré de l'ample et tapageuse gloire de San Marco,et à deux pas pourtant. L'accent de ce quartier définit ses habitants, comme ceux de Cannaregio ou de Castello.
 Est-ce encore vrai de nos jours ? De l'océan des jours anciens surgissent, caquetantes autour de la margelle des puits, les dames en chignons, châles et jupes protégées d'un tablier, le garçon laitier, les jeunes filles enfilant de rutilants colliers de perles en verre , légendaires créations des maîtres verriers vénitiens. se meut la barque du marchand de charbon,suivent celles des poissonniers, celles filant sous le pont de Cannaregio, débordantes de courgettes, d'oranges, de laitues et même de petits chiens excités ! une gondole s'amarre devant la haute maison d'un tailleur de pierre.
Une autre passe avec une majestueuse somptuosité: elle fend les eaux vers l'île des morts , carapaçonnée d'un dais, toute chamarrée d'anges et de guirlandes, chargée d'un Suisse, grave et digne malgré son singulier habit bariolé de rouge, d'argent, et d'or. Charon austère prenant sous sa garde ce mortel dont l'âme, à regrets, quitte doucement Venise ...
Ce tableau de 1890 se prolongeait encore une petite centaine d'années après.
En ce temps si proche de nous et déjà grignoté par les miasmes de l'encombrante pesanteur du "prêt à penser", un amoureux de l'Italie, un amant de Venise, écrivain français et "immortel", un romancier aux songes florentins, eut le suprême bonheur de se couler en Venise, d'y flotter, d'y errer, d'y naviguer, d'y saluer les Vénitiens, de s'y lier d'amitié avec ces personnages de roman en chair et en os, comtesses dentellières, marquises attirant ces fragiles et fugaces chats en robe noire qui n'aiment deVenise que les toits et l'esprit de liberté, comte meneur du jeu des fêtes en costumes abolissant les siècles, décorateur, sculpteur souriants, enfants rieurs en uniforme immaculé, oiseaux envolés vers les jardins enfouis sous les murs des palais, passants aimables en chapeau élégant  ...
Cet homme touché par la grâce vénitienne, c'est Frédéric Vitoux et son "art de vivre à Venise" devrait être l'étoile polaire des marcheurs hasardeux, rêveurs innocents et purs, et autres douces âmes bruissantes de poèmes et nourries de chimères.
Quel promeneur n'aurait envie de suivre l'écrivain dans sa lente déambulation ? Le voici au coeur :
"d'une ville sans voitures où les chiens peuvent flâner le nez au vent, où tout le monde se connaît, où les lions ont des ailes, où les épagneuls prennent le bateau, où les chats et les pigeons se fichent royalement la paix, où les hommes s'habituent à vivre dans une sorte de sphère d'absolue beauté, comme si tout cela était naturel alors qu'au contraire il n'y a rien, rien de naturel à Venise ?"
Surtout la place San Marco à la tombée du soir !
Salle de théâtre où chacun met sa vie en scène, elle rompt d'un coup avec l'atmosphère glauque des canaux, le murmure inquiétant des rues encombrées de ténèbres et de formes hâtives. On s'imagine rejoindre Musset et Georges Sand remettant au lendemain leur déchirante rupture, afin de se précipiter à un bal fantasque, on débouche en plein vacarme, en pleine musique, en pleine liesse:  c'est Venise qui joue les actes éblouissants de son éternelle comédie !
La tentation de remonter les siècles, se se confier aux souvenirs inscrits dans chaque pierre, gravée, chaque balcon orné, chaque exquise fenêtre soutenue de colonnades, vous enlève sur le dos du Lion ailé .
Vers 1500, Venise rayonnait vers l'Orient grâce à ses trois mille valeureux bateaux, ses robustes galères, ses  milliers d'aventureux hommes d'équipage et le bourdonnement continu de ses chantiers navals. Les tissus fournis par Florence s'accumulaient sur les marchés lointains, les vaisseaux revenaient lourds et triomphants au port, leurs vastes flancs garnis de diamants arrachés à Golconde, d'émeraudes d'un vert surnaturel, de soie d'une finesse miraculeuse, d'or pur et d'épices brûlant les sens et réchauffant les coeurs.
Venise commerce, Venise s'exténue à créer dentelles précieuses et parures de reines, à "souffler", dés 1292, d'étranges verreries aussi irisées que les lueurs de l'aurore sur les canaux, les tendres reflets rose et argenté sur les palais. Une fabrique de cristallerie dont l'originale beauté frappe voyageurs et amateurs d'art depuis l'île de Murano fait la renommée des habiles artisans vénitiens jusqu'au bout de notre fol univers.
On se surprend à regarder le superbe, le magnifique, l'extravagant passé bien en face ! le présent surnage à peine, il nous faut saisir ce poème ancien que fut la République tenue par la main experte des Doges.
Retenons notre respiration, fermons les yeux, plongeons en Venise, si elle le veut ...Car Venise nous guette à la manière de ses chats, légère , ondoyante, capricieuse, moqueuse, elle savoure l'instant et ne supporte que sa fantaisie. Le mur du temps se fissure, l'eau du grand canal se trouble, je tremble, je suis ivre de joie, le temps n'existe plus ...
Soudain, j'assiste à une fastueuse noce de la Renaissance, une cérémonie d'amour, de foi où cent dames cousues de bijoux sans prix font une cour étoilée de diamants et de perles énormes à la nièce du Doge Gritti épousant Paul Contarini, mariage qui inspira les noces bouclant nos contes de fées, cortège égalant l'éclat du soleil afin d'annoncer l'apogée de la Venise mythique.
Bien plus extraordinaire: on m'invite au printemps 1574, ne suis-je une dame venue de France, à la mirifique bienvenue souhaitée à un prince de mon pays, Médicis par sa mère la reine Catherine, et fugace monarque polonais, sur la route le remenant en son royaume de France !
Le nouveau roi Henri III, élevé vers 1560, au sein de la cour la plus admirée, la plus cultivée de son temps, n'en revient pas : il est abasourdi par cette somptuosité, cette énergie, cette imagination de la puissance vénitienne ! non contente de gouverner les mers, la République étourdit  de son raffinement, qui déferle comme un songe féerique devant l'Eglise San Marco !
Quelle fougue, quel empressement, quelle frénésie ! quel luxe fatigant le regard, quels parfums bouleversant les sens et l'entendement ! mon souverain, que je me représente jeune et altier, sombre et séduisant, arrive sur la charmante île de Murano, on croirait Zeus de retour victorieux sur l'Olympe !
Autour de nous, un océan mouvementé de soie orange vif: ce sont les hallebardiers formant une garde d'honneur, ils sont entourés d'une armée de beaux hommes agitant leurs longs manteaux de soie, ce sont les nobles vénitiens qui s'inclinent quand le roi et le Doge s'embarquent de concert sur une galère de quatre cent rameurs, aussitôt dans leur sillage glissent une flotte incroyable de barques tapissées d'or, aménagées avec une richesse , une profusion de glaces, d'armes, d'objets rares.
Le roi salue sous les salves d'artillerie le peuple qui l'acclame comme le Sauveur.
Voici l'embarcadère du plus superbe palais: le palais Foscari, le roi y découvre un  invraisemblable décor de velours et de satins semés de lys !
 Venise n'en finit jamais d'éblouir, comme si la beauté divine de ses façades, de ses canaux, de ses places, l'arc sublime de ses ponts ne suffisait pas à envoûter le roi, un spectacle de régates et de joutes enfièvre la foule.
Au soir, d'immenses tables, éclatantes de vaisselle d'argent et de cristal de Murano, sont dressés avec la tradition de magnificence immortalisée par le tableau gravé en nos mémoires des "Noces de Cana"de Véronèse .
Tout Venise, patricienne et humble est conviée à dîner avec le roi de France dans une houle d'allégresse qui résonne encore...
Je sors de mon songe lumineux et croise le regard amusé d'un passant .
Ce Vénitien à la cinquantaine assurée ne m'est pas inconnu :
 "Je vous connais",dis-je; l'autre de sourire avec une aristocratique bienveillance.
"A Venise, tout le monde se connait, il suffit d'y croire...
A demain,  j'aime prendre mon petit-déjeuner au Cipriani, vers huit heures, soyez à l'heure !" me répond-t-il avant de disparaître, happé par la nuit ...
Un descendant de patricien ? Un fantôme arrogant ? Ou un personnage de roman ?
J'ai l'embarras du choix ! Venise fourmille de héros de papier qui prennent vie en traversant la nuit ....
Peut-être ais-je rencontré le prince Morosini ! ce héros inventé avec amour par une romancière sentimentale et charmante, cette Juliette Benzoni, historienne de talent, injustement reléguée au grenier littéraire par les esprits forts. Les exploits de son prince vénitien tiennent autant en haleine que ceux de son ancêtre, tête brûlée qui s'empara de la Morée à la fin du XVIIème siècle ...
Pour l'heure, adieu mélancolie, au revoir nostalgie, je regagne ma chambre à la Pensione Seguso, le refuge des écrivains français, selon l'avis courtois de Frédéric Vitoux qui suggére délicatementsa vue sur le canal de la Giudecca.
Je sens déjà venir l'inspiration désordonnée qui n'a cure du repos et vous rend esclave de vos visions romanesques, je ne dormirai pas une seconde !
 Et ce beau prince englouti par les ombres?
Je verrai cela demain ! si mon rêve vénitien ne s'envole pas trop vite.
 Car, ce n'était qu'un rêve...Hélas !

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
Un seigneur de Venise

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