jeudi 15 février 2018

Contes du vieux château : L'art d'aimer en Provence

L'amour rend fou, tout le monde le pense sans le dire ou le dit sans y penser.
Or ceux touchés par ce mal flamboyant et sournois se taisent, n'ont plus la force de se plaindre et sont dépouillés de toute opinion sérieuse. Le pire ne serait-il de sortir de cette passion qui accable tout en rendant la vie si intense, la nuit si lumineuse et le rapide rendez-vous si précieux ?
Les victimes du coup de foudre, cette fulgurance inexplicable et maudite qui fond sur vous au moment ou vous vous montrez le plus cynique, réclament en vain un ange gardien de génie . L'amour ricane, lance sa flèche, tire le premier à l'instar d'un cavalier en duel et votre destinée s'envole vers le soleil noir de la passion .
 On en guérit parfois, ne craignent pas d'affirmer ceux qui ne l'ont ressenti que sous la forme atténuée des ivresses littéraires...
Les amis troubadours exhalaient avec une délectation, tantôt mélodieuse, tantôt rude, les ravages  qu'exerce l'amour vous rongeant jusqu'à l'âme et ôtant la chair de votre corps.Ces poètes avaient beau se répandre en gémissements fleuris, leur désespoir les couvrait comme un vêtement chaud. En toute franchise, ils s'accrochaient à leur tragédie sentimentale violente, irrésistible, amère, insensée, avec l'ardeur que met un jeune animal à survivre.
Bien des siècles plus tard, entre crinolines furibondes et scènes d'amour, deux Dames de Provence, Julia et Ludivine Vernet, ressusciteront cette frénésie  inexplicable et confuse. Leurs cris d'amour, leur soif inextinguible d'accord absolu  bouleverseront l'intrigue mouvante d'un roman qui agace autant qu'il envoûte:
"Les gens de Mogador"!
Chronique familiale, roman du terroir, hymne à la Provence du XIXème, cette histoire heurtée se joue des convenances en établissant la passion comme source de vie.
Le plus extravagant pour les esprits confondant sentiment tempétueux  avec déraison libre, c'est que ces Dames éprouvent les tourments d'un amour profond, douloureux et parfaitement conjugal.
Ciel ! comment peut-on ? Il fallait qu'Elizabeth Barbier, l'auteur, soit l'amante de son époux  afin d'écrire avec tant de feu sur une situation si rangée !
L'intrigue a beau se diluer en sa troisième partie, récit de l'amour interdit de Dominique Vernet pour son pleutre et désinvolte cousin Numa, dans les lenteurs d'une mélancolique intrigue fondée sur un lien impossible, la victoire  reste du côté des épouses gouvernant les tomes I et II !
 Qu'importe si Julia et Ludivine, belle-mère et belle-fille, sont de nature aussi éloignées que l'eau et le feu !
 Au sein de leur vie conjugale, elles empruntent un même sentier escarpé et caillouteux avec un courage remarquable. Julia, minuscule, tenace, généreuse et bouillonnante, Ludivine, la beauté du diable, détestable, égocentrique et capricieuse, oscillent toutes deux entre ferveur, colère, jalousie, désarroi et fidélité.
Guerrières du sentiment , elles ne reculent devant aucune épreuve imposée par un destin féroce, et, dignes jusqu'au bout, s'interdisent de céder à l'amère tentation de la vengeance.
 "Dominique", ultime héroïne de cette lignée sage et folle, s'évertue à suivre les ombres  gracieuses et agitées de ses grand-mère et mère. Hélas, magie romancière et prenante atmosphère provençale s'évaporent comme neige d'avril  face à cette créature rongée de culpabilité, déchirée par son amour hors la loi, et menacée à chaque instant de la dent vipérine des propriétaires terriens.
On se lasse d'endurer les fades crises de conscience de la malheureuse, on la plaint de son attachement incompréhensible au pire des égoïstes ayant jamais respiré sur terre; et à force de patience et de pitié, on l'oublie !
 Il faut l'avouer, "Les Gens de Mogador, lointain feuilleton assorti d'une parution en livres de poche réjouissant à l'heure d'été les coeurs de nos parents et grands-parents romanesques, ce sont Julia et Ludivine Vernet et personne d'autre !
Pourtant, il faut tordre le cou aux principes de la limpide chronologie.
Ludivine est née dans la tête de l'auteur quelques années avant la terrible Julia son aînée.
Ludivine, la somptueuse fille d'Arles au regard violet est le double souffrant et fiévreux d'Elizabeth Barbier, toute jeune veuve confiant la véhémence de sa passion envers son époux disparu aux pages blanches de ses nuits de solitude.
Ludivine est un torrent, Julia un fleuve majestueux. Au lecteur de choisir !
 Balzac, qui s'amusa en son temps à inventer deux héroïnes aussi aussi opposées, osa choisir la plus folle des deux épistolières de son houleux roman "Lettres de deux jeunes mariées. Le grand écrivain avait le goût du risque au point d'affirmer qu'il préférait être"tué" par la plus folle plutôt que de vivre  avec la plus sage ! Sans doute aurait-il été délicieusement horrifié par Ludivine qui, en Provençale irrésistible, ne lui aurait accordé qu'un sourire éclatant.
Selon l'usage et l'habitude, cette trépidante épopée enracinée sur son domaine au nom énigmatique de Mogador, entre Avignon et Tarascon , prend son envol fougueux avec Julia, jeune femme attentive, puis maîtresse incontestée en ses terre. Incarnation du clan familial, Madame Rodolphe Vernet, invincible, cinglante et lucide mené à la baguette époux et descendance, sans craindre de leur jeter à la figure une belliqueuse cascade d'adjectifs provençaux, aussi drus et sonores que  scandaleusement audacieux.
Julia Angellier, martyre de l'amour vrai,  rebelle de bonne famille royaliste endure de bien ingrates épreuves avant de s'unir à l'aventureux Rodolphe Vernet, Bonapartiste invétéré, parvenu magnifique, lion insupportable, "superbe et généreux "qui exigera d'elle un duel quotidien pour le meilleur et le pire. Trépidant et bavard, le roman s'impose soudain en une phrase donnant la mesure de l'avenir:
""Mogador, ce sera notre oeuvre. A nous deux, vous verrez ce que nous allons en faire".
Julia écoute les oiseaux glorifier leurs noces, elle écoute son époux, et le chant de la terre répond:
"Et le ciel tout neuf, et la belle terre bien lavée par les froidures de l'hiver, tout était prêt, pour commencer une tâche nouvelle autour de ce couple neuf...
A quelques mètres , une grande grille fraîchement repeinte attendait, les deux battants repoussés.
Les roues crièrent.
Julia regardait de tous ses yeux...
La gorge serrée, elle se tourna vers Rodolphe.
Il lui souriait:
"Vous voici chez vous, ma mie.
et elle ne vit plus que ce sourire."
Cette "entrée" poignante de simplicité est l'ancre de la famille, le feu roulant sous les méandres tragiques de l'intrigue, la certitude qu'un jour, sur l'autre rive, l'époux guettant l'épouse enfin revenue à lui redira ce viatique extraordinaire, :
"Vous voici chez vous, ma mie".
Or, c'est  la beauté de cette tendresse voilée défiant le sentiment cruel de la fuite du temps, préfigurant le courage face aux désastres, l'endurance sous l'orage, qui enlève "Les Gens de Mogador" bien au delà d'un roman d'évasion s'évertuant à fredonner les louanges d'une Provence enrubannée à l'Arlésienne.
La terre de Mogador devient le pays éternel des tragédies antiques qu'éveille la griffe du Mistral.
On est loin des paisibles et suaves utopies à la mode de rousseau. Les vignes sont des démons durs à mâter, les crues emportent les jeunes vies, la ruine menace, les guerres brisent l'harmonie et l'espoir façonnés de jour en jour.Une ombre maléfique plane sur Mogador, à l'instar d'un vautour embusqué derrière les buis et les orangers plantés par Rodolphe fier de sa grande allée.
Ludivine, coeur entier, coeur avide,semble l'émanation de cette région sauvage sous ses atours d'amandiers en fleurs .Elle se lance dans un combat inutile, être la seule au monde pour son mari qui s'échappe, indépendant jusqu'à la moelle des os.
Le couple formé par Julia et Rodolphe témoignait avec une noble abnégation de l'amour conjugal poussé au plus haut, Frédéric et Ludivine en sont l'inverse tragique. Leur lien est hanté par un maléfice né de la volonté de l'une de posséder l'autre de tout son coeur affamé.
Frédéric se moque, se fâche, s'enfuit, revient et n'entend rien des appels effrénés de son épouse transfiguré en amante cloîtrée dans sa passion sans merci.
Ludivine se jettera  en plein hiver dans la "roubine" du domaine afin de provoquer son époux. Puis, elle lacérera les courroies de sa selle dans un geste désespéré afin de l'empêcher de prendre part à la funeste guerre des Boers contre les Anglais, un conflit qui se pare des attraits de l'aventure pour Frédéric, un désir d'évasion que son épouse ne supporte pas. Elle manque d'assassiner celui qu'elle aime plus que tout, plus que ses enfants, plus que le domaine, plus que sa propre vie.
Odieuse et désarmante Ludivine, sublime Julia, reines d'un Mogador que l'on s'imagine apercevoir au détour d'un chemin oublié derrière sa grille hautaine au bout d'une allée éblouissante d'orangers et de palmiers.
C'est le vieux domaine de nos chimères, le parc peuplé de cèdres et de tilleuls tutélaires où déferlent les passions libres et lâchées sous le soleil de Provence...

A bientôt !
Lady Alix
Réunion de famille en Languedoc par le jeune peintre Frédéric Basile 1867

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