mardi 11 octobre 2022

Jardin hanté à Capri "La maison ensorcelée" Chapitre XV : Roman à Capri




Chapitre XV

La maison ensorcelée

Roman à Capri

Entre passé et présent dans un jardin de poète

Sur le divin rocher de Capri s'affrontèrent jadis deux anges, le premier déchu, le second tourmenté.

Sans doute étaient- ils descendus des champs célestes, mais, sur l'île, ils portaient les noms de comte Fersen et docteur Munthe.

 Le premier, Français ravagé corps et âme, admiré, détesté et surtout, incompris

 Le second, Suédois aimé d'une reine, des paysans d'Anacapri et de ses patients névrosés.

Aux créatures lui apportant gloire et fortune, le jeune comte Fersen préférait sa propre personne charmante et hermétique.

A ses patients, le bon docteur Munthe préférait les fragiles oiseaux et les chiens compatissants.

Le comte fumait l'opium  ce « Poison doux et chaste » selon Apollinaire.

 Le comte sentait le souffre, adorait les éphèbes et sa solitude hautaine.

 Le bon docteur interrogeait les rêves, et marchait dans les genêts, perdu dans son amour invincible des animaux et sa passion ruineuse pour sa Villa romaine de San Michele à Anacapri.

La Villa Lysis bâtie par le comte se hausse toujours juste au pied du palais de Tibère, en face, sur l'autre versant de l'île, la Scala Fenicia, cette âpre et abrupte volée de marches taillées à fleur de roche par les superbes Atlantes grimpe dur vers la villa San Michele. 

On ressent entre ces deux maisons, la provocante et somptueuse Villa Lysis, et la radieuse, la pure Villa San Michele, vouée par sa chapelle à l'archange combattant, l'antique tragédie d'une rivalité monstrueuse animant deux fils de Zeus ou de Poséidon.

Le versant de Tibère, inspire une terreur sacrée, le versant d'Anacapri fait naître un respect rayonnant face à la beauté protectrice du Monte Solaro voué au dieu Apollon.

Le docteur Axel Munthe était un Paladin qui se nourrissait de macaronis et soignait les pauvres par bonté de cœur, et les têtes couronnées pour payer ses humbles maçons d'Anacapri, s'offrir ses achats irraisonnés d'objets d'Art grec, romain ou étrusque, l'entretien de son cortège d'animaux abandonnés, celui de son voilier de course et, en prenant modèle sur les maîtres de l'ancienne Rome, la construction des robustes citernes offertes aux gens d'Anacapri.

Cet exaspérant personnage a obtenu du Ciel, sans doute en récompense de sa générosité à l'égard des plus faibles, le don d'entrer dans les songes de ceux qui, à son instar éprouvent un amour subit, insensé et irréfragable envers l'île des Sirènes.

Lui-même se sentait épaulé par un grand homme aux larges épaules couvertes d'une cape rouge, vision littéraire ou fantôme puissant ? Peut-être l'esprit de son antique maison ou l'image éternelle de Tibère soudain plein de sollicitude envers cet humble barbare s'évertuant à relever ses murs romains.

Le docteur Axel Munthe se couchait perplexe, et s'éveillait lucide, l'esprit lavé de frais par son visiteur nocturne qui profitait de son repos pour lui glisser d'excellents conseils au sein de ses rêves. L'épopée du Sphinx lui fut chuchotée du couchant à l'aurore ...et l'aventureux Suédois n'eût qu'à suivre la vision imprimée dans son cerveau par son évanescent mentor.

Enseveli dans les souterrains d'une villa Impériale, gardé par un berger, sosie ou complice du dieu Pan, le sphinx attendait depuis des siècles que ce chevalier du nord vienne le délivrer de sa prison …

Cette histoire fait partie de la magie en l'île, aussi capiteuse que les effluves volcaniques du jasmin, aussi malicieuse que les voluptueux parfums des feuilles de tomates chauffées par le terrible soleil.

Voilà pourquoi ma seconde nuit, dans le palais blanc d'Anacapri, fut mouvementée, fiévreuse et bavarde. Je n'eus qu'à m'endormir pour recevoir la visite de femmes vaporeuses et moqueuses, d'un officier en uniforme désuet, au regard très bleu et très mélancolique, du maudit chat roux qui me pressait de le suivre en miaulant de faim à ranimer les dieux endormis sur le Monte Solaro, et pour finir d'un visage fondu dans le brouillard.

Un visage d'homme surgi de la nuit des temps, et pourtant bien réel... j'entendis une voix grave, à l'accent rauque, une voix déjà entendue en une autre existence, et elle disait ceci : 

« On va vous mentir, ne vous désespérez jamais, ayez foi en vos amis, ne les abandonnez pas, la roche est précieuse, souvenez- vous : « di tanti palpiti, di tante pene... » souvenez- vous de ce chant et la maison vous reviendra ... ».

Heureusement pour ma santé mentale, ces songes eurent la bonne idée de me quitter à l'aube, et pareils à un vol d'oiseaux nocturnes, s'engouffrèrent- ils au cœur des grottes reliées entre elles par d'obscurs corridors ; sans doute aboutirent- ils dans une salle encore peuplée de statues, un vaste et humide refuge où la lumière ne se faufile qu'à grand peine en éclaboussant de vagues étincelles le sable blond des plages inconnues.

Le soleil teinte de rose la roche extravagante, les trois fenêtres de la tourelle ouvrent sur la mer, les toits arrondis et la montagne aux champs baignés de rosée, le coq clame sa joie d'être au monde, et je prie pour qu'il ne finisse pas dans une marmite. J'aime ce volatile, comment lui sauver la vie ?

« Et si nous l'achetions ? »  dis-je à l'Homme- Mari qui me contemple avec ébahissement.

« Pourquoi faire ?La poule au pot ?  Je te croyais végétarienne par amour du genre animal ? »

Je soupire en abandonnant la discussion. Nos idées ne sont pas très claires, à vrai dire, je flotte sans trop savoir si nous devons affronter une visite dans les règles de l'art en compagnie d'un architecte déterminé à nous proposer un devis extraordinaire pour la restauration d'une maison en ruines qui ne nous appartient pas encore.

« Pas encore, mais qui sait, son prix ne peut être élevé, j'en ai vu peu mais franchement dans un état pitoyable. Nous allons parler sans détours à cet architecte, lui prouver mon expérience en matière de travaux de restauration, lui expliquer que nous sommes gens de goût, et que l'argent importe moins que le bon sens et l'enthousiasme, même à Capri ! il s'agit d'une personne franche et honnête, nous nous entendrons bien et saurons comment convaincre le propriétaire de nous laisser sauver sa ruine. Enfin, si ce brave Axel Munthe que tu aimes tant a décidé autrefois sans un sou et sans connaissance aucune en architecture, de recréer un palais impérial pourquoi pas nous ?»

J'admire l'optimisme de l'Homme- Mari tout en m'attendant à une mauvaise surprise.

Mais, comment reculer ? Nous partons sur la pointe des pieds, craignant de réveiller Fils-Aîné, et n'osant surtout vérifier si d'aventure il n'était pas encore rentré de ses réjouissances nocturnes ... 

J'invoque Axel Munthe à tout hasard, puis Jacques Fersen  sans conviction; et continue à m'angoisser tout en descendant sous la lumière divine du matin les traverses rocailleuses vers l'entrée la plus isolée de notre maison ensorcelée. On nous regarde sur le chemin avec moins de curiosité et davantage d'amusement. La rumeur de notre soudain engouement pour un sublime taudis se serait- elle déjà répandue sur les escaliers décatis, les placettes éclatantes de fleurs de câpres, d'hortensias roses et de jasmin, les remparts romains enfouis sous les volutes fantasques de volubilis violet pâle et bougainvillées pourpres rythmant le vallon de Caprile ?

« je suis un peu perdu, maugrée l'Homme- Mari, dans ma tête, il fallait tourner à gauche, et pourtant, cet escalier effondré ne me rappelle rien, à droite, le chemin se jette contre un mur, retournons- en arrière, à moins que … regarde qui vient ! »

Je pousse un cri et ouvre mes bras à Fils Aîné remontant vers nous depuis un sentier escarpé que nous n'avions pas aperçu. 

« Théodore ! nous te croyons endormi et n'avons osé te réveiller, mais d'où viens -tu ? » 

Soudain, je recule, confuse, suis-je à ce point étourdie ?

La faute en revient à la terrible lumière qui m'aveugle !

Ce n'est pas Théodore, mais un inconnu beaucoup plus âgé, le visage ceint d'une barbe blonde, l'allure moins énergique, le regard d'un bleu transparent, chargé d'une mélancolie poignante.

Il nous frôle, impassible, plongé dans ses pensées, me lance un coup d'oeil étonné, puis un sourire distrait détend légèrement son visage fermé.

« Je rentre assez tard à la maison ce matin, vous aussi ma chère ? Mais permettez- moi de ne pas me hâter...Mes compliments à votre ami. »

Là-dessus, le faux Théodore esquisse une courbette et nous laisse abasourdis en face des marches de pierre usées et disjointes menant au portail vert de la maison ensorcelée

.Le chat roux en profite pour se rouler sur nos pieds en manifestant un bonheur trop bruyant pour ne pas être sincère.

Dans quelle dimension évoluons- nous entre passé inconnu et présent frappé de lumière aveuglante ?

 Quelque chose a changé derrière le portail décati. Mon esprit flotte un instant , puis je réalise que la terrasse vient de subir un balayage en règle, sur la maison, les porte- fenêtres aux gracieux impostes sont largement ouvertes ; au milieu de la cour, le puits est débarrassé de sa couronne de détritus. 

Au jardin, l'herbe croissant avec une intolérable audace est devenue courte et domptée: son étendue pacifiée évoque le gazon qui autrefois faisait l'orgueil du maître des lieux.

Un invisible jardinier a osé affronter sa sauvagerie, avant de tailler à la hussarde la haie enchevêtrée de jasmin encerclant les allées étroites. En contre-bas de la butte tenue par ses rocs aigus, le mélancolique bassin d'agrément présente au soleil sa pierre libérée de ses mousses et nettoyée de ses taches jaunâtres. En son cœur voltige un dauphin rieur sous les applaudissements de deux angelots, spectacle ciselé par la main d'un artiste ignoré.

Ces sculptures naïves ravivent l'enthousiasme de l'Homme- Mari, et m'incitent à la prudence... Manifestement, ces efforts déconcertants, accomplis avec une célérité admirable, visent à nous circonvenir … A moins que nous n'ayons redescendu le temps et que cette vision d'un jardin soigné nous soit envoyée depuis un lointain passé ? J'hésite, perdue et nostalgique, je regarde autour de moi et oublie mes imaginations hasardeuses ! Le passé s'éloigne, anéanti par trois personnages absolument concrets.

« Mais qui sont ces gens ? » murmure l'Homme- Mari qui ne se représentait certes pas le neveu ou cousin de notre nouvel ami, le père de la ravissante Giulia, sous les traits d'un beau « cavalière » magnifiquement impassible, malgré des yeux d'un bleu de saphir clair aussi coupants qu'une dague florentine pourvu d'abondants cheveux de neige accentuant sa redoutable distinction.

Hélas, c'est un gentilhomme aux pieds d'argile, agrippé à ses deux cannes et soutenu par deux hommes frustres et robustes, arborant la même expression railleuse sur leurs faces ridées.

Sur une injonction sèche du premier, un des serviteurs exhibe une énorme clef rouillée et dans un grincement lamentable, le portail nous livre passage au pied de l'escalier seigneurial.

Une joie subite déferle sur moi, je remonte le temps, je remonte vers une terrasse, un jardin, une cour, une maison qui me furent aussi chères que ceux qui s'y replièrent loin des tumultes mondains, des vaines douleurs, et des égarements du dur amour.

La certitude absurde de revenir chez moi m'empêche de parler, mais l'intimidant Cavalier se présente en levant une de ses cannes avec une emphase un tantinet ironique. Je suis sur le point d'esquisser une révérence de jeune fille quand un certain sens du ridicule m'arrête de justesse, l'Homme- Mari tend une main aimable que l'autre ne refuse pas de serrer avant d'énoncer un flot harmonieux de belles paroles :

« Vos Excellences, susurre- t- il, d'une voix qui fût sans doute celle du Renard accablant d'hypocrites compliments l'innocent corbeau de la fable, j'ai su par hasard, ou du moins par le quincaillier de la rue voisine, que vous aviez le très louable désir de sauver cette maison de la ruine. 

J'ai aussitôt prié nos jardiniers de vous préparer une belle vue, il ne sied pas à des Illustrissimes comme vous de trébucher sur des immondices ou de des lianes ! ayant appris également par une rumeur courant sur la Piazza Caprile qu'un jeune architecte, qui n'a pas la confiance du propriétaire, se vantait de vous accompagner ce matin, je l'ai aussitôt prié de nous laisser en paix.

Je suis seul chargé de la mission de choisir les visiteurs capables de comprendre les aspects étonnants de ce domaine.

Veuillez excuser mon français, j'ai étudié votre langue il y bien longtemps et je la parle à la mode d'autrefois. C'est un honneur d'ouvrir la porte, dont vous admirez bien sûr les splendides dessins sculptés par un artiste si célèbre que nul n'a retenu son nom, la porte disais- je de cette Villa historique à des personnes dont la famille s'inscrit dans l'histoire ; oui, je me suis permis de voguer sur internet, d'ailleurs, un très important et noble italien serait certes ému d'être votre voisin, je ne dis rien de plus pur le moment … Cela aussi explique un certain prix, mais nous discuterons plus tard de ce petit détail insignifiant, oui, une simple discussion entre gens courtois !

Allons ! Par quoi commençons- nous ? »

« Si vous savez tout ou presque sur nous, dit l'Homme- Mari dont le bon sens reste insensible à la flatterie aussi habile soit-elle, nous serions honorés de savoir à qui nous avons affaire,

Signore, je n'ai pas compris votre nom ? »

« Oh ! j'oublie mes devoirs de courtoisie, quelle honte ! Je suis le Signore  Pagano, pour vous servir du mieux que mes faibles forces le permettront ... »

« Pagano ? » dis-je d'un ton si dubitatif que l'autre se rebiffe en tapant le pavement de majolique du bout de sa canne.

« Mais bien sûr, contessa, que croyez- vous ? Pagano, l'aubergiste qui dévoila le secret de la Grotte Bleue à votre ami August, compte de très nombreux descendants, tous doués du même esprit éclairé, et actif, je remercie Dieu chaque jour d'être un Pagano ! Et maintenant, avançons, voulez-vous ? Il faut profiter de cette belle lumière du matin afin de comprendre la beauté de ce jardin et le grand charme de cette Villa en communion avec la nature. 

Le reste, n'a aucune importance ! quelques murs écaillés, une salle de bain à rajeunir, des plafonds à repeindre, une cuisine à restaurer, des chambres à peine vétustes, un toit en terrasse à colmater, un jardin à élaguer, c'est seulement une petite question d'argent, de temps, de travaux. 

Cet effort, on ne le sent même pas quand on est passionné, vous êtes bien de mon avis ? »

« Ces dessins en rouge à l'inspiration assez vulgaire, pour ne pas dire autre chose, et ces tas d'ordures, oui, là dans le coin, annoncent la présence d'un habitué, pas le chat, ni un fantôme comme ma femme a la manie d'en voir partout à Capri. Je devine la présence illicite d'un être en chair et en os qui profite de la tranquillité de ce paradis, j'espère qu'il ne va pas nous agresser, si, si, on ne sait jamais ce qui peut arriver dans les maisons abandonnées... Allons voir cette maison en détail ; ensuite nous aborderons les questions qui fâchent, je vous en prie, passez devant.... tu ne nous suis pas ? »

Je secoue la tête en souriant, du coup, les deux jardiniers me considèrent avec une méfiance qui m'intrigue. Je désigne l'allée touffue qui surplombe la vallée et me dirige lentement vers l'épais buisson qui  ferme cette partie inexplorée du domaine de toutes les épines de son inextricable amas de feuillages.

Une rangée d'immenses pins- parasols ombragent cette ancienne promenade qui semble n'aboutir nulle part, où du moins pas dans un monde visible ...Hélas, les deux sbires aux mines rébarbatives m'emboîtent le pas! tant pis, qu'ils se déchirent aux ronces, moi, je ne reculerai pas.

Très vite, les deux jardiniers renfrognés se lassent de me voir en découdre avec les épines et regagnent la terrasse en haussant leurs épaules larges comme des commodes !

À force de patience, je me glisse sur un sentier rocailleux et découvre que la fameuse promenade aérienne longe un mur aussi robuste que le rempart d'une citadelle médiévale.

Je tâtonne entre les branches tombées, les lianes de jasmin, les oléandres aux fleurs rouges, et manque choir sur une pierre. La nature a noyée de ses élans un chemin de ronde que je m'entête à suivre, en proie à un sentiment d'espoir et de crainte, mon âme rajeunit à chacun de mes pas hésitants, je vais vers un sanctuaire dont l'entrée a disparu, d'où me vient cette certitude ?

Cette fois, la roche aigue me joue un mauvais tour, à ma grande honte, je m'effondre avec une maladresse regrettable qui va me valoir les moqueries des deux gardiens, ravis de me voir en si ridicule posture.

Grâce au Ciel, ces encombrants personnages me tournent le dos de très loin. Je suis invisible allongée dans l'herbe épaisse, et, mon regard accroche les vestiges d'une arcade enfouie dans le sol, presque sous mon nez. Je reste immobile, heureuse comme une enfant en train de jouer à la chasse aux trésors ; cette arcade masque-t-elle un souterrain, une marmite pleine de pièces d'or, l'antre d'une Sirène, ou une issue vers le parc qui s'étage au dessus- des pins ?

Mais, je n'ai pas le temps de jouer à l'archéologue; la voix péremptoire de l'Homme-Mari clame mon nom à tous les échos de Caprile, il se passe quelque chose de grave ! peut-être une horrible dispute avec ce cavaliere arrogant qui a dû exiger un prix absolument déraisonnable pour l'achat chimérique de notre ruine à Capri...

Mon devoir de Femme-Epouse m'oblige à ramener le calme entre les deux belligérants, la découverte du trésor d'Auguste ou de l'antique baignoire de Tibère attendra...

A bientôt, pour la suite de ce roman à Capri,

Lady Alix

 ou Nathalie-Alix de La Panouse



Jardin de poète à Capri
(crédit photo Vincent de La Panouse)


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