dimanche 25 septembre 2022

A l'ombre du Monte Solaro: Chapitre XIV: "La maison ensorcelée" Roman à Capri


                                                                                                                                                                    La  maison ensorcelée

 Chapitre XIV

Roman à Capri

Discussion entre amis

« Mais enfin, chère madame, depuis que vous êtes sur notre rocher de Capri, vous voyez une maison qui n'existe pas, un homme qui apparaît et disparaît, des écrivains morts depuis des années et même une Sirène devant le terrain de sport des enfants de la Migliera ! 

J'avais toujours pensé que vous les Français vous manquiez de fantaisie et ne croyiez qu'aux choses concrètes... Vous m'étonnez, madame, peut-être souffrez- vous sans vous en douter du mal de l'ile.. votre fameux syndrome de Stendal, vous savez, ce vertige qui fait tomber les gens face à la grande bellezza , nous en avons des cas ici, des dames comme vous, trop raffinées pour vivre en paix, et parfois, on les soigne à l'hôpital, un endroit très joli, juste à l'entrée du bourg de Capri.

J'espère que je n'aurai pas à vous y conduire en urgence ! »

Nous en sommes à notre second rendez-vous vespéral, et mon état d'épuisement me donne en effet des vertiges que je tente de cacher à Salvo et Flavia, capriotes des plus aimables qui me considèrent d'un regard intrigué.

L'Homme- Mari essaie de son côté de ne pas succomber au sommeil dans la tiédeur de cette nuit pareille à une arcade tendue sous les étincelles des étoiles.

Nous devisons comme des vieux amis entre la minuscule chapelle de la via Follicara et une placette ombragée d'un arbre de judée à l'épaisse ramure .Au-dessus des escaliers de pierre lissés par les pas de innombrables passants, la vue plonge vers les vergers odorants du hameau de Caprile. Le vaste toit oriental, s'allongeant en terrasse sur l'ancienne maison de la Reine du Nord, éclaire de sa blancheur ce paysage aux profondeurs silencieuses.

« Bien sûr, dis-je d'un ton timide mais ferme, ce cortège de rencontres peut s'expliquer de façon raisonnable. La maison par exemple, peut-être la connaissez- vous mais vous ne vous en souvenez plus, surtout si vous ne prenez jamais ces sentiers rocailleux ne menant nulle part à la droite de cette ruelle obscure.. L'inconnu est certainement un original qui s'amuse à jouer au chat et à la souris avec des voyageurs naïfs.

Mon imagination m'a emportée vers les écrivains ou peintres qui se prirent de passion pour votre île.

 La superbe Sirène a voulu nous éviter la fatigue d'une promenade au cœur de la chaleur de midi, sa belle allure et son discours nous ordonnant de revenir pour le moment divin du coucher de soleil depuis le belvédère des Philosophes, au bout de cette Migliera à la beauté à la fois paysanne et surnaturelle, annonçait tout simplement une habituée, une Napolitaine en villégiature ou une habitante du quartier, que sais- je !

D'ailleurs, elle nous a précisé qu'elle ne pouvait vivre loin des Faraglioni, peut-être vit-elle du côté de votre Marina Piccola, cette crique autrefois si sauvage que je crains de découvrir meurtrie par les plages artificielles … 

Je crois voir déjà le rocher des Sirènes abîmé, couvert de restaurants, les falaises hautaines creusées par des terrasses et hôtels au luxe facile ; la baie au bleu féérique où les Dauphins invitaient les pêcheurs à rejoindre leurs jeux, maintenant noircie par les navires pompeux des prétendus heureux du monde … »

Salvo, le père de Giulia, est un homme manifestement doué d'un bon sens redoutable. Son épouse, fine et discrète, ne semble guère cultiver le goût des légendes, mais ce soir les étoiles nous envoient d'étranges influences, leurs feux nous bercent d'une lueur d'or et d'argent qui ranime les prodiges anciens.

Au cœur de cette nuit de mai, à l'instar d'une longue écharpe de soie, voltige au-dessus du Monte Solaro, immatérielle et dansante, la passerelle tendue entre les hommes et les dieux.

« Donc, reprend l'ironique Salvo, vous avez obéi à cette Napolitaine qui faisait sa diva, je n'en reviens pas ! »

« Salvo … chut, murmure la belle Flavia en agitant une main apaisante, peut-être notre amie française avait- elle une bonne raison pour retourner sur ses pas , oui, je parle français car autrefois, c'était plus élégant de le choisir au collège. Toutes les dames de Capri seront ravies de bavarder dans votre langue, l'anglais, franchement, qu'est-ce que c'est ? Un dialecte pour les touristes ! alors, expliquez- nous, pourquoi ne pas avoir remis cette dame à sa place ? Ne teniez- vous à aller au bout de votre promenade ? »

Au lieu de répondre, de m'expliquer, de protester, je respire les parfums suaves se posant autour de nous comme des ailes invisibles, je me sens très lucide et absolument nuageuse, pourquoi en être aux confidences avec deux personnes que nous venons de rencontrer ?

 La fantaisie a force de loi sur cette île et l'amitié s'y forge sans épreuves ni méfiance.

Bien sûr, Flavia reste plus sur sa charmante retenue que Salvo, mais elle respecte en nous des voyageurs d'un style singulier, nous l'intriguons et sa curiosité est en éveil. Que cherchons- nous au juste ? Une échappée romantique ? Ou la réalisation d'une chimère, comme celle d'une maison dans l'endroit le plus secret de l'île ?

«Rassurez- vous, dis-je d'un ton tranquille, cette femme bizarre m'a simplement fait souvenir que notre fils nous attendait au Faro, et qu'avant il fallait acheter de la nourriture, nous reposer de nos émotions, ranger notre nouvelle maison, prendre des nouvelles de chez nous et tant d'autres corvées !

J'ai eu l'intuition que le belvédère des Philosophes se méritait. Ce n'est pas une promenade ordinaire, mais une sorte de pèlerinage, de rendez-vous spirituel, n'êtes-vous de mon avis ?

Nous prendrons ce chemin demain soir ; nous marcherons lentement, en contemplant chaque villa, chaque escalier, chaque jardin, chaque arcade, chaque sanctuaire, et peut-être serons- nous récompensés de notre patience par un spectacle majestueux dont la beauté nous aidera à affronter la tristesse de notre retour en France. 

Arturo nous a juré tout à l'heure que le rayon vert ne s'apercevait que sur les rocs à pic de ce point de vue ensorcelé. Une expérience aussi splendide vaut bien un peu de patience !

Le rayon vert ! j'en rêve depuis l'enfance. celui qu'il aveugle un instant de sa teinte d'émeraude, recevrait le don de voir le passé. Imaginez que je puisse revivre à l'époque d'Auguste ou tout simplement élucider le mystère de mon attachement envers votre île... »

Le silence s'installe à nouveau, mais ne dure guère. Flavia a un sourire ému, je devine son approbation taciturne. Salvo s'impatiente sans perdre sa courtoisie capriote:

«Je ne comprends pas, à peine arrivés, vous voulez repartir ? Et vous me parlez de votre attachement ? Mais quand on est attaché à un endroit, on n'en repart pas ; on essaie de l'apprivoiser. Ne courez -vous après hantée cette maison ? Si vraiment elle existe, vous devez en discuter avec le propriétaire, ou son héritier, une ruine ne coûte pas si cher de ce côté, qui voudrait habiter dans ce coin perdu ? 

Un de mes neveux est architecte, et honnête, surtout si je le surveille ; vous allez lui donner un rendez-vous devant ce portail sur lequel vous avez posé un cadenas qui certainement s'est déjà envolé. Au moins, vous apprendrez à mieux connaître le style Caprese.

Mon neveu a une passion pour les maisons historiques, malheureusement, il ignore même comment on dit bonjour en français, cela n'est pas bien grave, vous vous exprimerez avec les mains ou vous traduirez sur vos portables, tout le monde s'accorde quand il s'agit de dépenser de l'argent ou d'en gagner.

Je vais lui raconter votre histoire et il vous enverra un message avant votre départ. Qu'en pensez-vous ?  Vous reviendrez bientôt ? A l'automne, la paix revient et la fraîcheur nous venge de la canicule, en novembre, la pluie tombe sans arrêt, la nuit descend trop vite, l'île plonge dans la solitude, mais décembre resplendit avant janvier si lugubre, et vous ferez des passeggiate di Natale sur la Piazzetta, la lumière est douce, et le calme s'installe juste après les tempêtes. 

Ensuite, nous restons seuls avec la solitude, les Sirènes, ces trois créatures qui sont partout sans que vous vous en doutiez, selon Norman Douglas, cet excentrique qui les fréquentait, jouent aux cartes et boivent du cherry au plus profond de leurs grottes. Nous les imitons en nous enfermant dans nos maisons. L'hiver nous semble un châtiment, la rançon exigée par les anciens dieux pour accueillir le grand souffle du printemps.

A la moitié du mois de mars, l'île se parfume, se prépare, et reprend son visage de belle femme coquette, les falaises se couvrent de fontaines de fleurs, de vrais torrents de pétales roses, blanches et jaunes. Si vous ne craignez pas la brise un peu vive, vous vous sentirez libres et rajeunis, les âmes joyeuses aiment le printemps ! Alors, quand reviendrez- vous ? Vous ne pouvez plus rester loin de l'ile maintenant, ne l'avez-vous compris ?»

Salvo me regarde de façon insistante, que devine-t-il au juste ? Se douterait- il que j'ai vécu en rêve sur son île ? Ou s'imagine-t-il plus concrètement que nous cachons sous notre allure simple une fortune prestigieuse capable d'enrichir son architecte de neveu ?

J'essaie de briser la tension instaurée entre nous en racontant l'émerveillement qui nous a saisi au Faro, ce paradis sur la roche luisante de lumière, cette crique aux eaux vertes toujours furieuses, et ces échelles oscillant vers le gouffre en guise de plage ...le jeune couple ensuite, l'écrivain- violoniste, sa jeune épouse et sa petite fille, brunes et joyeuses, guettant l'astre rougeoyant rejoignant ses royaumes interdits dans un éblouissement d'étincelles empourprées. Puis, le dîner purement caprese en compagnie de Fils Aîné à l'attitude étrangement énigmatique ; enfin les sentiers romains, les escaliers raides sous les voiles de la nuit, les yeux de la montagne ouverts sur les barques de pêche, et la via Follicara, refuge paisible au sein des ensorcellements ombreux....

Fils Aîné volatilisé sur une traverse, et nous parents sages devisant de tout et de rien avec de parfaits inconnus qui nous font l'honneur de leur amicale curiosité …

« Mais non, vous êtes déjà venue, je me souviens de vous, peut-être pas de monsieur, mais de vous certainement, il y si longtemps ...je vous ai reconnue .Les époques se mélangent sur notre île, mais cela me reviendra. »

Je me demande si ce charmant Salvo n'a pas abusé d'un vin local !

Grâce au Ciel, Flavia détend l'atmosphère en bavardant sur nos enfants ; Fils Aîné serait-il fiancé ? Je réponds que j'ignore tout de la vie sentimentale de mes fils et je devine sa courtoise réprobation : ces Français ! on ne cache rien à une mère italienne ! l'Homme- Mari baille cette fois trop pour ne pas être pris en pitié ; nous prenons congé en nous répandant en promesses, congratulations, affections et serrements de main. Salvo et Flavia sont-ils vraiment des amis inconnus ?

J'ai l'impression de renouer avec de vieux et fidèles amis ...

Salvo et Flavia disparaissent, happés par l'obscurité sur des marches roides en bas de la placette, deux secondes plus tard, le silence a magistralement repis des droits …

Nous sommes seuls sur la via Follicara, la lune jaillit sur le velours céleste, ronde et dorée comme une orange de noël, des chats discrets sautent du haut des épais buissons de jasmin, des énormes lauriers-rouges, des murs romains et des toits en coupole. La paix est parfaite, nous remontons main dans la main vers la Piazza Caprile emplie de lumières, et une silhouette se profile en nous interdisant d'avancer.

Je frémis de peur : un voleur, un assassin, un fantôme, tout à la fois ! ce personnage qui a surgi de la nuit, c'est un petit homme volubile qui nous coupe la route en discourant en français à toute vitesse. Il nous suit des yeux depuis trois jours, à Anacapri, à Capri, et maintenant via Follicara, chez lui.

 Des Français ici, quel bonheur, lui aussi aime la France, et mon sourire, quel beau sourire !

« Vous êtes la reine de France ! ne dites- pas non ! moi, j'ai passé vingt ans en France, oui, à Marseille, aux Baumettes, prison très confortable, beaucoup plus civilisée qu'une prison italienne, mais ici, c'est le paradis après l'enfer, je suis pardonné ! voyez, j'habite là, et vous ? Vous voulez acheter la maison abandonnée en bas ? Dans le chemin où personne ne va jamais, je sais tout, il y avait un écrivain anglais autrefois, et bien avant un Français qui peignait des paysages, et avant un empereur romain, et encore avant un pirate grec dont je ne me souviens plus, il y a eu tant de gens sur l'île depuis trente siècles, et encore davantage. Vous allez l'acheter ? Il faut que vous le sachiez, elle n'est pas à vendre … Vous n'avez aucune chance, sauf si vous demandez l'aide des Sirènes, ou la mienne à défaut . Voyez- vous, j'ai mes façons de faire, de vielles méthodes, et je connais les bonnes personnes, je serais si content d'avoir des voisins français, dormez- bien, je m'occupe de vous ! tâchez d'aller voir le rayon vert, s'il vous aveugle, tout s'éclairera, et vous n'aurez même pas besoin de supplier les Sirènes, allons, dai ! Bonne nuit ! »

L'Homme-Mari éclate de rire, il n'a pas ajouté foi à cette touchante proposition et l'individu l'amuse.

« Quel phénomène ! Tu lui plais, d'ailleurs tu as le don de plaire aux mauvais garçons ! »

Une porte claque, un chat trotte en miaulant, se frotte contre nos jambes et ronronne comme seul sait le faire un félin au comble du bonheur: c'est notre ami, l'habitant de la maison en ruines qui nous salue avant de se fondre dans une ruelle. Je n'en peux plus!

« Cette île est épuisante, dis-je, quelle idée de la vanter comme la villégiature idéale, je ne désire qu'une chose : dormir et oublier qui nous sommes et où nous sommes ! oh, non ! Encore ce portable, qui est-ce ? Un enfant aurait-il besoin de nous à cette heure ? »

Aucun de nos enfants ne se souvient de notre humble existence, mais une voix fort aimable nous souhaite une bonne nuit tout en nous priant de ne pas manquer le rendez-vous demain vers dix heures devant le portail au cadenas neuf.

« J'ai le regret de vous apprendre que ce beau cadenas a été sans doute volé, peu importe, nous visiterons cette maison dont l'histoire est très longue. Je suis le neveu de Salvo. A demain, nous aurons beaucoup de choses à nous dire. Vous l'aviez deviné. »

Non, je ne l'avais pas deviné, mais j'ai la joie de l'annoncer à l'Homme-Mari. Excédé ce dernier secoue la tête, puis finit par me confier :

 « Au point où nous en sommes, mieux vaut y aller... Tu pourras gaver le maudit chat de croquettes, et puis, basta ! je parie que ce beau neveu va nous décourager définitivement, on va nous réclamer une somme fantastique en insistant sur le fait qu'une ruine à Capri vaut bien un palais dans le reste du monde … et nous filerons à l'anglaise ! »

Je suis si lasse que même la perspective de revoir cette maison qui ne cesse de s'enraciner dans ma tête me laisse presque indifférente.

Et, dans quel endroit mystérieux Fils Aîné s'est-il évanoui ?

L'île des Sirènes règne de l'aube au soir sur nos destinées, nous n'avons qu'à nous incliner devant ses enchantements …Je lève les yeux vers le Monte Solaro, ce seigneur placide, dressé à l'instar d'une citadelle, ne dort jamais. Ses roches, ses bois, ses maisons clignotantes  guettent l'aurore, en défiant les anciennes magies caressées par l'haleine nuageuse de la nuit. 

A bientôt pour la suite,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



Capri: vue du Monte Solaro  depuis un jardin d'Anacapri,
au début de l'été 
(crédits photo Vincent de La Panouse)


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