A la recherche de l'escalier perdu de l'empereur Tibère
"La maison ensorcelée" Partie II
Chapitre 29
La tempête la plus furieuse a l'étrange don de rentrer ses griffes à l'aube, du moins sur le rocher de Capri enclin aux fantasques humeurs, Capri est une prima donna, elle boude, elle plonge dans la brume, se fâche sur la mer et dans le ciel et reprend sa mine de Sirène impassibles ans que vous y compreniez goutte." Ainsi disent les îliens qui supportent avec une superbe impavidité ses manies ondoyantes.
Allègres et effrontés, d'invisibles oiseaux pépient entre les branches alourdies de fruits dodus de nos deux citronniers ruisselants de rosée nacrée.
Clair est le temps, claire l'écharpe diaphane étreignant les pentes vertes et fauves du Monte Solaro, sur le toit, un aréopage de mouettes clame ses salutations ferventes au jour ensoleillé.
Fils Dernier alerté par les crachotements de la cafetière dans le lointain, contemple le riant spectacle d'un monde miniature débordant de promesses entre les colonnes trapues de notre opulente loggia, conçue jadis pour imiter l'Antique selon les canons de la Suisse. Notre galerie éclate ainsi de blancheur et amuse par sa robuste architecture dénuée de l'inimitable esprit grec.
Mais le café particulièrement redoutable est bien à la mode capriote, et notre humeur désinvolte encore davantage. Fils Dernier tente toutefois d'égaler l'acide jus des citrons, pressés en son honneur, en lançant quelques mots bien sentis sur la fraîcheur de l'air et le besoin de sommeil de tout être civilisé libéré du joug de son travail durant un rapide congé...En parents habitués à recevoir de charmantes avoinées de nos enfants, nous ne bronchons pas, et en guise de réponse, levons des yeux extasiés vers le ciel, ce qui déclenche un couplet exaspéré sur ces personnes d'un âge certain se laissant vivre au lieu de partir au plus vite en exploration historique.
"Je suis trop jeune pour méditer devant des citronniers sous prétexte qu'ils sont plantés dans un jardin de Capri, vous m'avez réveillé trop tôt. Nous allons en profiter pour partir tout de suite, enfin, disons d'ici vingt minutes, les bus sont vides maintenant, profitons- en ; avec un peu de chance, nous traverserons le bourg de Capri avant que le funiculaire n'y déverse sa première épuisette de visiteurs excités. Ensuite, c'est tout simple, prenons via Matermania, je me souviens d'un raidillon, menant via Tiberio, puis de vergers, d'une kyrielle de potagers parfaits, de prairies, de bosquets, d'allées aux colonnes sublime entourées de glycine, de rosiers énormes, et d'un chemin qui tournique vers le temple grec de ce fou de Fersen, et d'un autre, juste en face, qui grimpe jusqu'au Palais ravagé de Tibère. eh bien ?
Qu'attendez-vous ? Fersen, Tibère, le premier mangeur d'opium et l'autre, son aîné magistral, l'amoureux des étoiles le dégoûté de Rome, destins torturés, mais laissons- les en paix, il y a mieux, mon idée, c'est l'escalier dévalant sur la falaise depuis les pirates grecs, je me suis promis d'y voltiger, si Tibère le faisait, pourquoi pas moi ?La vue doit être prodigieuse, et l'exploit franchement facile, juste un escalier taillé dans le roc, rien de plus ordinaire ici!"
Cette arrogance juvénile étonne et amuse l'Homme- Mari qui me laisse la dure obligation de modérer les élans enthousiastes de notre Fils Bien Aimé.
"En deux mille ans, il s'est effondré en partie, les amis qui se sont vantés de l'avoir descendu jusqu'à la crique, ont fini par me l'avouer, il ne resterait qu'une volée de marches accrochées à la roche, le reste est tombé dans la mer ou englouti sous les genêts, même les chèvres n'osent gravir ces vestiges; et j'ignore où ce maudit escalier se cache. Aux dernières nouvelles, le parc de la Villa du malheureux poète Fersen en garderait une entrée. Or, j'ai très envie de revenir chez lui, j'ai la bizarre intuition qu'il s'en réjouira..."
Fils Dernier et l'Homme- Mari me considèrent avec une crainte discrète, je lis dans leurs yeux une même solidarité masculine: quelles élucubrations ne vais-je inventer ?
La réalité dissipe ces divagations; à peine postés sur l'arrêt de la Piazza Caprile, un bus nous entraîne sur la route infernale chevauchant les gouffres jusqu'aux délices luxueux et futiles des venelles du bourg de Capri, autrefois farouchement haï des braves gens de la cité des nuages d'Anacapri.
Fils Dernier décide d'adopter son pas le plus martial, et sans la moindre pitié nous inflige une course haletante entre les échoppes insulaires, gorgées de victuailles paysannes, et de vêtements désuets, et les boutiques orgueilleuses suscitant la ferveur des touristes qui singent Audrey Hepburn dans "Breakfast at Tiffany": ne dévorent- ils souvent de poisseux beignets napolitains, le nez collé contre les hiératiques vitrines regorgeant de joyaux dont l'extravagance éteint toute envie de s'en parer ?
L'humble maison où Gorki s'adonna à la suave politique du farniente, en régnant sur sa colonie révolutionnaire de têtes pensantes russes, nous sert de boussole à chaque fois que nous cherchons à émerger vers l'Est et la lumière, tant ce labyrinthe conçu pour égarer les pirates épuise les pauvres voyageurs inoffensifs !
Fils Dernier trace hardiment notre route, et se force à garder l'allure d'un brigand pourchassé par la police internationale, mais nous n'endurons aucune bousculade en ces jours bénis de l'avant- saison, ce qui n'allège guère la pesante atmosphère de cet étrange coeur du bourg de Capri. où l'ombre se pose sur les cours mystérieuses en vous faisant perdre le fil de vos errances. Miracle ! Sans y penser, sur les ailes du matin, nous voici courant à la poursuite de l'impitoyable fils Dernier, de la via Matermania à la via Moneta, puis longeant un parc boisé interminable, gravissant au hasard une pente ardue, et cheminant enfin entre deux rangées de Villas classiques, pourvues d'une beauté classique, de triomphants rosiers classiques, de blanches statues classiques. Le paysage est de mémoire grecque et d'esprit romain, on ne voit plus que Cyprès et Pins parasols juchés sur des collines empierrées qui ouvrent sur la mer laiteuse.
Sous un pin, nous guette une" panchina", un humble banc capriote.
Les "Panchine" de l'île proposent une halte salutaire sur les belvédères les plus tragiques, les jardins les plus inattendus, au-dessus des gouffres les plus épouvantables, en surplomb des criques, ou au beau milieu des placettes. les tentantes et sympathiques "Panchine de l'île forment une collection hétéroclite invitant au farniente, à la rêverie, aux élans littéraires, aux déclarations amoureuses, et celle -ci, placée entre deux itinéraires suggérant chacun un troublant domaine marqué par un passé bouleversant, incite à une profonde réflexion.
Que choisir ? Via Tiberio, le Palais meurtri et l'Antiquité glorieuse ? Via Lo Capo, et Fersen, son destin en lambeaux, aux confins de l'île ...
A gauche, Villa Lysis, à droite, Villa Tiberio , deux solitaires affrontés, deux bâtisseurs du vide, deux fantômes planant dans l'air transparent de Capri. Cete fois, je désire laisser en paix le vieil et morne empereur dont l'âme se lamente du haut de sa citadelle cyclopéenne, peut-être m'a-t-il fait cet honneur de quelques farouches confidences, mais, cela ne m'a guère aidée à trouver une ruine sur l'île.
Je ne lui en veux pas, comment oser en vouloir aux mânes d'un vieil et sombre empereur ?
Cette journée appartient à son rival de l'autre siècle, le second constructeur des falaises, audacieux et entêté, séduisant et repoussant, ce Jacques Fersen qui se parait du titre de comte, et dont la noblesse fut d'élever son temple dédié à l'amour malheureux, à l'instar d'un oiseau blanc les ailes levées sur un frêle promontoire. Ce temple, la Villa Lysis, en hommage à un éphèbe adorant Socrate, était une figure de proue aux mosaïques d'or que les Capriotes ont eu à coeur de sauver de la vétusté et de l'abandon tragique. Malgré ces travaux épiques, cette ténacité sans failles, la beauté éblouissante de la façade cernée d'un parc aux ramures épaisses, aux allées sombres menant vers l'abime le domaine nourrit une légende d'une âpre fatalité, inscrite front de cette Villa gracieuse et massive, décadente et raffinée: "Amori et dolori sacrum".
L'amour épouse la douleur, du moins le croyait l'amer Jacques Fersen, tout en noyant sa maladie de vivre dans l'opium. Il en mourut une nuit de tempête à quarante-cinq ans, lassé de lui-même, de ses échecs littéraires, de ses amours inavouables et avouées à la Oscar Wilde, et de ses illusions capriotes. Ne le prenait- on sur son île bien-aimée pour un renégat, un fou, un décadent ? Ne fut- il expulsé honteusement de son paradis de 1910 à 1913 ? L'inconsolé et inconsolable Jacques, flanqué de son amant et double, le trop beau Nino, revint toutefois, mais acheva sa vie en buvant du champagne saupoudré d'opium dans le vacarme d'une mer écumante, le 6 novembre 1923.
La mélancolie absolue que prodiguaient salles et chambres dallées de marbre résonnant d'imperceptibles murmures, terrasses somptueuses et vides, bosquet touffu enraciné au-dessus de la clarté presque insoutenable du golfe de Naples, nous avait tant meurtri que nous nous étions juré de ne plus jamais y pénétrer.
Que faisons-nous là maintenant, sur ce sentier sauvage, longeant un vaste bois de chênes d'où surgissent des chèvres rebelles, et un poney dodu, indifférent à nos avances amicales ? Personne, ce coin de l'île est déserté par les voyageurs en cette avant- saison, et nul îlien ne se montre à nous.
Le concert des mouettes tournoyantes nous oppresse et agace, ne se taisent- elles donc jamais ! Ne croirait- on entendre des imprécations maudites ?
Le domaine du pauvre comte Fersen nous échappera -t-il ?Allons-nous rebrousser chemin, chassés à l'instar de visiteurs indésirables, insensibles ? "
"Mais non, l'entrée est payante, la mairie de Capri n'a pas dépensé tout cet argent pour égarer les touristes, ouvrez les yeux au lieu de rêver, vous voyez la flèche tracée sur ce tronc ? Elle nous indique l'entrée de la Villa Lysis, l'oeuvre de l'opiomane Jacques Fersen."
Que le bon sens paysan de Fils Dernier est réconfortant ! Je sors de mes chimères et cherche le porte- feuille familial confié à ma garde perpétuelle. Moi qui redoutais tant de sombrer dans une affreuse mélancolie, je ressens une joie bizarre en retrouvant le jardin pareil à un flèche lancée sur la mer.
Hiératique, la villa dont le marbre pur boit la lumière subtile filtrée par les grands arbres l'entourant de part et d'autre, et défie la pesanteur de tout l'élan de ses quatre colonnes blanches cerclées d'or.
L'escalier de marbre verdi, allongeant ses marches à la splendeur parfaitement étudiée ne nous intimide plus, nous le survolons presque comme si le maître de cette maison extraordinaire se réjouissait à notre vue: des compatriotes ! Mieux: des amateurs de maisons incongrues, hantées, perchées sur les gouffres ou s'écroulant sur une prairie hirsute. Ne sommes-nous en France les habitants d'un manoir décati relevé à la force du poignet en surplomb d'une rivière exténuée ? Des amis, des complices, prêts à bavarder d'architecture avec celui qui se dérobe derrière les deux courtoises, jolies et jeunes capriotes dévolues au service d'accueil.
On nous reconnait, les jeunes filles babillent, s'amusent de notre romantisme si français paraît-il, et nous voici, à notre vive surprise, libres d'errer selon notre bon plaisir. Depuis son royaume d'En-Haut, l'éternellement jeune Jacques Fersen aurait-il encore une certaine influence ? Flattés de cette confiance, méritée de toute évidence, nous montons l'escalier à la rampe enguirlandée de feuilles de vigne, baissons la voix, respirons à peine et frappons à chaque porte, ignorant qui veille de l'autre côté ...
Je hâte l'allure en passant devant la fumerie d'opium, et me précipite au balcon. Voici au bout du port si insignifiant à cette hauteur, la fantastique Villa des deux amies américaines de Fersen. Deux exilées s'adorant l'une l'autre, tout en vouant un culte à leur voisin si fortuné, si amoureux, si beau et si peu doué pour la simplicité du bonheur... Dépeintes avec une exquise ironie par Compton-Mackensie dans son roman "Le feu des vestales", mettant en scène le petit univers des riches esseulés de Capri cosmopolites, les fausses" soeurs" Wolcott- Perry, ont gagné pour l'éternité une réputation enviable, celle d'inviter aux goûters les plus gourmands de leur cénacle formé de tristes et joyeux huluberlus des années folles. Peut-être hissent- elles d'ailleurs un invisible fanion sur l'une de leurs deux tourelles romanesques et tarabiscotées afin d'annoncer à leur voisin par les airs, l'imminence de la fastueuse cérémonie du thé...
"C'est bien beau de rêver, mais moi je viens de discuter avec les filles, assez mignonnes en passant, de la réception. Figurez-vous qu'elles n'ont jamais entendu parler de l'escalier par lequel Tibère descendait de son palais jusqu'à la crique, juste en bas de sa promenade, ce chemin de ronde qui était semé de bancs, de statues, et d'endroits idéaux pour scruter le ciel et découvrir des étoiles nouvelles. A propos je suis d'accord, cet homme n'était pas l'assassin, le monstre, le tyran abominable qui fait trembler les visiteurs , ces mensonges servent à pimenter les légendes de Capri, Tibère était un homme pratique et sans doute assez bienveillant, il a construit des citernes, exigé que l'on couvre l'île de bois, de vignobles et de vergers.
Les bienfaits des grands hommes sont rarement admis, il est plus facile de noircir la mémoire d'un empereur que de lui rendre justice.
En tout cas, Capri a une influence singulière sur les gens, elle vous oblige à philosopher quand vous cherchez les marches écroulées du plus vieil escalier qui existe sur l'île avec la Scala Fenicia. Si nous allions prendre des photos dans le petit belvédère ? Avant que le vent ne se lève et ne l'emporte ! Un vrai nid de mouettes, c'est un prodige s'il n'a pas plongé d'un coup par une tempête d'hiver.
J'y pense, comment Fersen a-t-il eu l'envie de s'accrocher à un pareil endroit, un balcon stérile surplombant un des précipices les plus abrupts de Capri ? Il fallait avoir une imagination exceptionnelle pour s'inventer en bâtisseur du vide et en jardinier du vertige..."
Après la séance de photos quasi obligatoire, comment ne pas se croire une nouvelle divinité quand le maître de maison a ordonné cent vingt- cinq ans auparavant que jaillisse en votre honneur futur un château à colonnes des entrailles de Capri, nous franchissons le bosquet, un enchevêtrement de lianes, de Pins noirs, de fleurs à clochettes d'or cascadant à travers les myrtes violacés, jusqu'à sa pointe chutant au sein des flots, et trouvons un banc vétuste en guise de refuge. Ce n'est plus un parc, c'est l'incantation de l'île dans un tournoiement de parfums d'une suavité presque maléfique. Le parfum d'une Sirène aux ailes d'oiseau et tête de femme ?Ou la senteur des jours anciens à l'ombre du Vésuve ?
Justement, le monstre cracheur de feu semble sombrer dans une immense fontaine bleue, une suave et grandiose emprise de brume d'un bleu surnaturel masquant la violence de cette montagne fatale, subissant sous nos yeux la plus hypocrite des métamorphoses... Et toujours les effluves entêtantes des jasmins rebelles, cette suprême odeur capriote.,..
Je me retourne et frémis, je n'ose confier mon trouble, puis la vision de deux hommes se jette sur le sentier presque obscur. L'un est très jeune, une sorte de vieil enfant triste, l'autre, plus rassis, désigne le paysage étincelant au-delà des feuillages échevelés. Ses paroles flottent dans la lumière puissante, adoucie par les pins frissonnants sous la piquante brise d'avril.
J'entends, je suis la seule à entendre ces voix silencieuses, j'entends mais rien ne filtre, rien ne résonne, j'entends le passé me chuchoter un très lointain dialogue dont les modulations s'effacent presque aussitôt...Il faut que je traduise cet troublant message à Fils Dernier qui contemple à la fois le golfe radieux et son portable.
"Je te réponds maintenant, je ne me souvenais plus mais cela me revient, cela coule dans ma tête, comme si on me confiait l'histoire depuis le début ..;"
L'Homme- Mari nous a quittés afin d'explorer le parc, et de jouer au naturaliste convaincu, Fils Dernier est toujours obsédé par son escalier impérial.
" Le fantôme de Tibère te soufflerait- il l'entrée de mon escalier mythique ?"
Hélas non ! Et je suis navrée de ne conter qu'une histoire plus récente mais tissée de sortilèges capriotes.
"En 1904, un soir de printemps, le très riche et très indésirable baron, bientôt promu comte par la volonté capriote, Jacques Fersen se hissa jusque sur ce promontoire livré au vent et à la solitude, en compagnie de l'écrivain inclassable et incassable, Norman Douglas, excentrique comme un Ecossais, sombre comme un Byron, et lui aussi vivant dans le sillage d'Oscar Wilde pour ses amours interdites à l'époque.
Ses ouvrages confus, précieux, érudits à l'extrême, ne dissertent que sur le "Pays des Sirènes", sa célébrité lui permit de couler des jours assez divertissants sur l'île qui lui servait d'observatoire de l'espèce humaine en exil doré, puis, il finit oublié et on ne le lit plus que par hasard.
Mais sait-on jamais ? "
"Oui, tant pis pour lui, et mon escalier ?"
"Pas encore ! si tu fais preuve de courtoisie envers ces âmes bavardes, elles t'en sauront gré! Norman Douglas avait une prédilection envers les bois sauvages, les belvédères nus, les solitudes terrestres, il planta sa canne dans le roc et conseilla à Fersen d'acquérir cette parcelle inculte, ne serait-il le premier voisin de Tibère ? Les arbres poussaient chétifs, ou ballottés à pic, le vent hurlait les soirs de tempête, l'eau manquait, qu'importait ?
Douglas impavide, et prompt à dépenser l'argent d'autrui, conseilla au fringant jeune baron, ployant sous l'or de ses aciéries de Lorraine, de planter, à foison, de tirer l'eau de citernes robustes, d'imiter les Romains, de rivaliser avec Tibère, et d'ériger sa vie dans la pierre au-dessus du golfe. Fersen comprit que son destin s'inscrirait sur ce balcon farouche, à deux pas de l'antique escalier de Tibère que tu trouveras... D'ici deux minutes à mon avis !
Cette fable est une réalité, sculptée dans le roc depuis qu'Ulysse accosta en bas, trente siècles, pour Capri, une bagatelle !"
L'Homme- Mari s'impatiente, Fils Dernier s'obstine à croire que je m'égare en divagations décadentes, et du coup, perdant le fil reliant passé et présent, je leur propose de revenir sur nos pas, vers le bourg de Capri, en gardant cette fois un train de sénateur. Mais en profitant d'abord de cette quiétude infinie tombant des arbres, et montant des audacieuses fleurs rouges entourant les murs du petit jardin. Cette fraîche exubérance illustre l'adieu à la mélancolie de ce domaine rendu à la grâce, et défendant à sa manière la mémoire tourmentée et la poésie jadis incomprise de son créateur.
Nous déambulons pensifs, un mur de grosses pierres à la mode romaine se hérisse d'un énorme buisson épineux au sein duquel se discernent quelques vestiges moussus, Fils Dernier se jette presque sur cette ruine à la noblesse antique, cela va de soi,, écarte les épines, et clame sa joie: le plus écroulé des escaliers surgit de la broussaille, et Fils Dernier d'y bondir!
"A tout à l'heure, à l'entrée du Palais de Tibère, d'après la légende, ce escalier y conduit, sauf si je chute dans la mer au passage, ne vous inquiétez- pas, je sais nager, et cela ne semble pas si escarpé. "
Là-dessus, il disparait sur ces débris d'escalier romain ou grec, en tout cas cachant d'épouvantables dangers...
"Je n'en peux plus, je vous attend sur le banc du carrefour, ne t'en fais pas pour lui, il a l'habitude des situations difficiles, rappelle- toi de ce qu'il endurait en Afrique. Capri veillera sur lui !"
Sur ces rassurantes paroles, je me retrouve privée du père et du fils, seule sur la voie romain grimpant vers la masse cyclopéenne du dernier palais refuge de l'empereur abhorré..
"Vous fréquentez tous les fantômes de Capri et, moi, ma chère, vous me reléguez au placard des objets inutiles, dirait-on .. .Regardez autour de vous, ne me voyez-vous pas ? Cette Villa Lysis dont le nom évoque un pâle amant de Socrate, quelle idée a eu ce Fersen, mais la musique du mot captive les esprits curieux, je vous le lui concède, nous ne l'avons jamais vue dans sa gloire.
Mais nous aimions, bien avant son bâtisseur, ce lieu solitaire, le parfum du genêt et la tentation du vide éprouvée depuis la pointe de ce roc. Pourquoi Fersen s'est-il amouraché de cette promenade des nostalgies ? Il y avait tant de promontoires moins sinistres le soir ! Allons, permettez que je vous accompagne, reprenons notre vieille habitude de deviser gaiement vers le palais de la solitude, la cyclopéenne Villa de ce Tibère que vous vous acharniez déjà à défendre, en maudissant Tacite, voici deux bons siècles, comme le temps passe..."
Mon encombrant fantôme, celui d'un passé amoureux datant de ces deux bons vieux siècles, hante toujours l'air de Capri, et me salue en envoyant danser son couvre-chef d'un temps révolu...
Ne m'en débarrasserai- je jamais ? Et quels périls affronte Fils Dernier ?
"Signora, vous êtes perdue ?"
Deux Patriciennes romaines habillées à la mode de Milan m'entourent, l'air plutôt angoissé, manifestement, elles craignent pour mon état mental. Il ne me manquait plus que cela !
A bientôt pour la suite de ce roman à Capri,
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
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Parc de la Villa Lysis: le vertige de la solitude. Crédit photo Vincent de La Panouse |
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