samedi 31 octobre 2015

"Féerie Cinghalaise": le voyage ensorcelé de Francis de Croisset



Voici dix-sept siècles, une île divine, bienheureuse, habitée par des rois et refuge des Dieux, portait
le nom ensorceleur de Taprobane.
En 1926, un jeune écrivain épris "du merveilleux  des longues traversées", le pétillant Francis de Croisset,aborda avec un bagage d'illusions occidentales et d'humour bienveillant sur les plages de Ceylan.
Il cherchait l'éblouissement, l'étrange confrontation avec un monde faisant sauter les verrous du matérialisme ou de la banalité, il  était avide de magies inconnues et prêt à tomber amoureux de chaque déesse insulaire rencontrée sur le marché de Colombo.
 Naïf, courtois, amusé de tout, Francis se croyait maître de lui et de ses enchantements.
Mais, en dépit des bonds de son imagination débridée de jeune écrivain-voyageur, il aurait perdu  son âme  et sa tête sur cette île, où depuis l'aube des temps les fantasmagories mènent une sarabande sans foi ni loi,si un mentor rouge comme un coq ne l'avait pris sous sa protection...
Quelques années plus tard, mais aucun des deux ne s'en doutait, Francis de Croisset et le Lieutenant Hollicott iraient à la rencontre de l'Inde des derniers Maharajahs...
 "La féerie cinghalaise" est le récit d'une amitié naissante entre un français subtil et un anglais capable de mesurer les limites de la bonne parole britannique.
 Ceylan est une colonie en apparence tranquille; or il suffit d'une soirée chez un couple ami de l'Empire et de ses représentants pour que le doute s'immisce chez l'écrivain. Déjà, la veille, il avait cherché une île qui se dérobait. Logé, à l'instar des européens ou pire touristes américains, au palace, une grosse caserne jaune, à la sortie de Colombo, il n'avait reçu qu'une flambée de canicule en guise de bienvenue.
 Et soudain, le miracle: trois géants, trois cocotiers s'élevant plus haut que les sept étages du vulgaire palace-hôtel, lui semblent le symbole de la résistance d'un monde extraordinairement ancien;
"sans doute, surveillant la mer tropicale, signalent-ils l'arrivée hostile de tant de fumées étrangères, et là-bas, ces torpilleurs gris dont les ventres de requins luisent dans l'écume du port. Pareils à des sentinelles, ils sont là, détachés par ordre de la jungle, patients, graves et muets comme les guetteurs d'un poste avancé".
Ensuite, le jeune cosmopolite est froissé en silence par le mépris d'une américaine qui le met en garde contre à peu prés tout ! attention aux fruits !
" pour l'amour de Dieu, n'en mangez pas ", attention aux glaces ! "c'est le typhus " !
Et, un comble à Ceylan:
"jamais de thé, les indigènes ne font pas bouillir l'eau. Que d'imprudences "!
 Pauvre Francis !  Agacé, le voici  maintenant sur la marché  de Colombo; il s'attend à une joyeuse invitation à goûter ou sentir mangues, letchis ou doerians, il trouve, au bord d'une lagune opaque sous son "rideau de moustiques", un silence oppressant, rompu par le seul lugubre cri des vautours... L'atmosphère est aussi épaisse que la chaleur du jour. Malais cinghalais chinois tamyls s'affairent autour des étals de volailles ou de poissons, l'exotisme est à son apogée, le spectateur  atterré: "de toutes ces races, pas un cri ne monte, pas une exclamation, pas un rire, ce n'est plus un marché, c'est sa pantomime ".
Francis comprend que l'angoisse des voyages solitaires va gâcher ses beaux espoirs d'aventure. Qui lui donnera les clefs de Ceylan ?
 "Pourquoi suis-je venu à Colombo tout seul ? Je ne suis pas un héros romantique. Je suis un animal infiniment sociable. Sitôt que l'on voyage, la solitude s'appelle l'isolement".
 Le hasard a pitié du jeune écrivain: comme il affiche sa triste mine de français abandonné au bord de la piscine de l'hôtel, il  attire le regard incrédule d'un lieutenant anglais, géant blond doué d'une impulsivité étonnante pour un fils d'Albion,
 "Dujardin, crie l'anglais ", "Croisset, répond l'écrivain."
 Aucune importance ! Francis a la présence d'esprit d'annoncer qu'il fut officier de liaison à l'armée britannique pendant la guerre, le voilà aussitôt adopté ! En deux secondes, il rejoint un groupe d'officiers empressés autour d'un colonel fumant sa pipe sous ses moustaches. C'est l'Angleterre à Ceylan ! "Tous, du colonel au lieutenant, ont le même regard assuré, le même sourire paisible, la même attitude confortable ".
L'impression  est charmante, mais qu'en pensent les "natives" ? Justement, Francis, Hollicott et son ami et rival en amour, le capitaine Jerriman, sont conviés chez de "vrais " naturels de Ceylan, sir et lady Laïssoura, ce qui scandalise le méfiant colonel.
Ces cinghalais ne seraient-ils d'attaque pour offrir un poulet à l'arsenic à la place du traditionnel poulet au curry ? Aveuglés par les attraits de l'exquise lady Laïssoura, les deux  jeunes officiers n'écoutent que leur coeur ! D'autant plus qu'ils se partagent les faveurs de la dactylographe du régiment "pour la santé "explique Hollicott...
Mais sur le chemin, secoué dans un inconfortable rickshaw, Francis rêve enfin: "je n'écoute plus . J'écoute la nuit. Elle m'apporte un avant-goût de la jungle. D'immenses chauves-souris volent d'arbre en arbre. Brusquement, comme un cheval fait un écart, notre coureur s'arrête, saute par-dessus quelque chose de rampant et d'oblique, puis repart.
"Est-ce qu'on dit le ou la serpent ? demande Hollicott".
Que la fête commence chez les "sujets" de sa Majesté ! Francis sent très vite que les apparences se moquent des lieutenants sentimentaux... Gravures hippiques, sac de golf, portrait de Sa Majesté, le décor pêche par un zèle intempestif ! Quand à la sublime et fragile lady, n'en fait-elle pas un peu trop dans l'art de séduire de bavards jeunes lieutenants, révélant sans y songer les secrets de leur état-major à l'épouse d'un homme dont la bibliothèque abonde en livres particulièrement sulfureux.
Francis, entré par erreur dans le bureau du maître de maison tombe des nues, que voit-il ? Tout simplement des bombes littéraires ! "L'inde sous la pantoufle des Anglais ", ou "l'Inde sans les anglais " et encore pire "La terreur anglaise aux Indes".
 Pourtant, le capitaine Jerrimann compose avec lady Laïssoura
 "une chaste mais savoureuse affiche de propagande coloniale; le flirt à Ceylan, ou la paix dans nos dominions "...
L'aventure reprend ses droits grâce à un scorpion ! Cet horrible bestiole ayant méchamment piqué la charmante Dorothy, l'aimable "promenade de santé" des très dévoués Jerrimann et Hollicott, la malheureuse est dûment expédiée en convalescence à Kandy, citée endormie sur les rives d'un lac sacré débordant de crocodiles. Hollicott joignant la galanterie aux devoirs de sa mission d'officier enfourne donc dans la Rolls de l'Etat-Major cadeaux destinés à cette accommodante Dorothy et l'ami français. En route vers l'antichambre de la jungle...
 Chaleur insoutenable d'abord, village escarpé peuplé d'habitants en haillons, éléphants résignés, l'arrivée à Kandy apaisera-t-elle la sauvagerie de ce premier voyage ? Mais Francis se lasse vite des querelles de faux amoureux entre un Hollicott lucide et une Dorothy succombant au pouvoir d'illusion sans pareil de tous les charmeurs de serpents de l'île...
La jungle l'attire comme un paradis perdu, inconscient, il s'élance vers la démesure et l'inattendu, au désespoir d'Hollicott qui l'abreuve de conseils  d'une rare pertinence. En particulier, celui d'engager un guide salvateur qui "vous empêchera de s'amuser avec le crocodile et de caresser les cobras". Francis, obéissant, entame son odyssée à bord d'une vieille Ford conduite par un chauffeur impavide.
 A toute allure, sur les flancs d'une montagne, la jungle lui saute au visage comme un chat impétueux: "Jamais je n'oublierai ce spectacle, mais, hélas ! jamais je ne pourrai le décrire. Et à quoi bon, puisque jamais un lecteur ne me croira qui n'a pas vu la jungle de Ceylan. Des arbres qui ont l'air de bondir, de danser, de danser de joie, délirants de sève, de lumière. Des arbres qui s'enlacent, qui se tiennent par les branches, qui se rejoignent de rameau en rameau; tous dans le matin vermeil ont l'air ivre, étirent leurs bras, brandissent leurs fleurs, gonflent leurs fruits "
.Mais ce n'est qu'un pâle début ! Promu subitement Capitaine, Hollicott fonce droit vers les méandres touffus des anciens palais, traînant un Francis heureux, laminé par la morsure du soleil et atteignant un délire d'épuisement après des nuits anéanties sous l'agressif opéra de milliers d'insectes lâchés ainsi que de maléfiques furies.
Il faut une fin même aux folles épopées, le voyage se termine sur la promesse de continuer l'amitié franco-britannique et d'améliorer l'étrange français du capitaine:
"Vous viendrez me voir mon vieux, à Paris. Nous reparlerons de Ceylan ". "Oui. Et maintenant, s'écrie-t-il avec une soudaine explosion de joie, quand nous nous revois vous m'appelle Jeffrey et
moi je dis Francis".
"C'est une idée admirable, dis-je en rayonnant à mon tour ".
Les deux compères se reverront aux Indes pour un nouveau "beau voyage"...
Drôle , incisif, jamais cynique, le ton amusé de Francis de Croisset enlève l'esprit du voyage et nous emporte vers le bonheur pur des horizons lointains...

A bientôt ,  peut-être vous proposerais-je un voyage autour d'une chambre entre "la nuit et le moment", un conte ironique et enjoué, le jeu de deux voyageurs de l'amour et du hasard...
 On peut s'égarer et se retrouver sans aborder aux rives lointaines...

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

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