lundi 2 novembre 2015

Contes du vieux château: Le tête à tête libertin de Monsieur Crébillon: "La nuit et le moment"



"La nuit et le moment"est la touchante histoire de deux libertins soudain frappés par l'amour-vrai !
 L'auteur, Crébillon fils ne souffrirait ni un mot vulgaire ni une description crue.
 Pourtant nous sommes en plein roman trempé dans l'encre du désir.
 Mais, cette fois, les dés sont pipés, Crébillon tourne casaque, et nous livre deux héros en proie aux tourments du sentiment inavoué . Ceci sous le masque facétieux d'une tentative de séduction utilisant l'arme fatale par excellence: la conversation amoureuse...
C'est donc la nuit, une longue nuit du début d'octobre, imaginons-là claire, à peine fraîche, gorgée d'astres palpitants, retentissante d'échos assourdis.
 C'est le moment ! le moment pour l'intrépide Clitandre de frapper à la porte de la douce marquise Cidalise, châtelaine, veuve assurément et surtout malheureuse par la faute d'Eraste, l'égoïste personnage qui enleva son coeur pour mieux le briser.
 Un détail prendra bientôt une extrême importance: le séduisant comte Clitandre est en robe de chambre. Sous le regard moqueur de ses servantes, Cidalise fait comme si l'intrus venait d'être métamorphosé en meuble. Elle se change pour la nuit, et le "meuble" d'admirer le spectacle:
 "A Dieu ! Quelle jambe !", ce qui lui vaut cette réplique faussement agacée:
 "Oh! Finissez, Monsieur vos éloges ne me font point oublier vote témérité ".
La-dessus, Clitandre s'assoit sans façon au chevet de Cidalise, incrédule ,et la conversation commence. Cidalise feint de s'étonner, où sont passées les fort nombreuses conquêtes du fort léger Clitandre ? Araminte, Célimène, et tant d'autres ?
 Envolées ! Clitandre a un secret qu'il lui est urgent de confier à Cidalise, dès que sa femme de chambre les aura laissés absolument seuls...
Or, pour la charmante veuve, si Justine, sa domestique dévouée s'avise de sortir, c'est son rempart vertueux qui risque de s'effondrer !
 Le danger soudain l'effraie. Comment tenir tête à ce séducteur posté au pied de son lit ?
 Faiblement, la voici essayant de protester::
 "Seuls ! Mais pourquoi?... en vérité, cela est ridicule ! Non, toutes réflexions faites, je n'y consentirai jamais ".
Il va de soi, que l'habile Clitandre emporte ses hésitations en moins d'une phrase !
Incapable de lutter contre l'éloquence enjouée de son visiteur, Cidalise abandonnée par sa femme de chambre qui, au passage, en profite pour lui décocher un sous-entendu exaspérant, se voit contrainte d'écouter la plaidoirie amoureuse de l'encombrant Clitandre.
 Le voilà jouant la carte du vrai libertin cynique, n'aimant et ne recherchant qu'un plaisir facile, éphémère et libéré du fardeau sentimental.
Ironique, Cidalise interroge cet être au coeur inexistant :
 "assurément, si vous croyez tout ce que vous venez de dire, vous avez jusques à présent agi bien peu d'après vos maximes, vous qui n'êtes pas encore consolé de l'inconstante Célimène, et qui l'avez si tendrement aimée " .
Le coup atteint le libertin en paroles...
Penaud, il tente de louvoyer; mais, l'impitoyable Cidalise de continuer :
 "Prenez garde, Clitandre, vous croyez haïr Célimène, et quand on hait encore ce qu'on a tendrement aimé, il s'en faut beaucoup que le coeur soit guéri".
Notre séduisant séducteur serait-il juste une âme blessée ? Cidalise en le suggérant, ouvre un périlleux chemin, Clitandre s'y engouffre, bien sûr, il souffre, il aime, il adore, une femme digne d'être aimée, une femme méprisée par un homme qui ne la méritait pas, Cidalise tout simplement :
"La certitude de ne pas réussir et la crainte de vous ennuyer et de vous déplaire, m'obligèrent à garder le silence ". Le moment serait-il venu pour Clitandre d'emporter la "citadelle Cidalise "?
 Ingénue, une femme peut l'être à tout âge , et la marquise de s'écrier:
"Grand Dieu ! Que l'amour est un sentiment bizarre ! Quand je vois aujourd'hui ce même objet qui, il n'y a encore que si peu de temps, avait sur moi tant de pouvoir; lorsque je juge de sang-froid cet homme qui a été si dangereux pour mon cœur, j'avoue que j'ai peine à croire qu'il ait pu me tourner aussi violemment la tête ".
Ces flots de confidences attisent l'action et les désirs... Clitandre va doucement raviver les braises de la mélancolique Cidalise en lui contant ses déboires en amour, ses déceptions, l'acharnement des femmes amourachées de sa personne sans défense ou presque... Persécuté, faible, si éloigné de l'idée qu'a de lui le commun des mortels... Et, soudain, il tremble ! Cidalise s'en émeut :
 "Vous paraissez mourir de froid ?"
 Un effroyable soupçon fond sur elle :
 "Une robe de chambre de taffetas ! la belle idée ! mais, il ne se peut pas, du moins je me plais à le penser, que dessous vous soyez nu ?"
Cidalise se ment-elle à elle-même ? N'a-t-elle logé cet exaspérant Clitandre dans la chambre la plus proche de la sienne ?
 Ne participe-t-elle de son plein gré depuis l'intrusion déplacée du séducteur à cette comédie sentimentale dont l'issue semble prévisible ? D'ailleurs, sincère dans le mensonge, Clitandre lui promet de poursuivre l'histoire  d'un de ses faux amours mais à une condition exorbitante :
 "Vous désirez donc cette histoire bien vivement ? Eh bien ! puisque c'est absolument ce que vous voulez, je sais un moyen qui me mettra en état de vous la conter, si vous l'agréez ".
 Cidalise n'ose comprendre tout en devinant fort bien...
Clitandre, en prenant un ton que l'on imagine soumis et prudent soumet sa proposition inconvenante:
"Mais, chuchote-t-il, c'est que vous ne voudrez peut-être pas ?"
  "Voyons toujours" dit une Cidalise qui a déjà vu
. Et l'audacieux feignant la parfaite bonne foi de préciser :
 " C'est...de me laisser coucher avec vous ".
La réaction de Cidalise est celle de toute femme bien élevée :
"Allez Clitandre, vous êtes fou, mais de ceux qu'on enferme ".
 Il va de soi qu'elle oppose un mépris hautain à la suggestion saugrenue de son intempestif soupirant. Au fond , est-elle aussi fâchée et scandalisée ?
 N'attend-t-elle cette audace depuis un bon moment ? Qui mène l'autre ? la fausse prude ou le vrai libertin ?
L'ambiguïté de cette conversation amoureuse trouble le lecteur pris à témoin malgré lui... Tout paraît si simple, et tout se complique au fur et à mesure que la nuit s'avance... le moment, le fameux moment rêvé par le libertin Clitandre couronnera t-il  le désir ou l'amour ?
 Empressé, Clitandre, ôte sa légère robe de chambre, sous les cris horrifiés d'une Cidalise métamorphosée en tragédienne prête à sortir le poignard afin de sauver sa vertu; mais la conversation reprend son cours presque tranquille après la crise de fureur de l'une et la charmante hardiesse de l'autre...
Ne finiront-ils jamais de parler des amours passées ?
 L'exaspération du lecteur est à son comble quand, enfin, Cidalise jette le masque, ou du moins le croyons-nous :
"Tout ce qu'à présent je puis et crois même devoir vous dire, c'est que vous êtes de tous les hommes du monde celui que j'estime le plus, et je veux bien même ne pas douter que je n'eusse été aussi heureuse avec vous que je l'ai été aussi peu avec l'indigne mortel à qui je me suis donnée ".
Le moment est-il arrivé pour Clitandre ?
 Hélas pour l'impétueux futur amant, pas encore ! Cidalise parle d'amour mais en repousse les témoignages tumultueux ! Clitandre patiente, la nuit passe doucement...
"Cidalise ! Charmante Cidalise ! Que si vous le vouliez, vous me rendriez heureux !"
Que veut-elle cette charmante Cidalise ? prendre une revanche sur l'ingrat et butor Eraste en se moquant d'un autre libertin ?
Ou sait-elle que le temps est un allié de choix si  l'on désire provoquer une surprise de l'amour ?
Les péripéties prennent un certain avantage sur cet océan infini de mots doux, d'aveux mensongers et de récits vaniteux pleins de l'arrogance du séducteur que veut rester Clitandre aux yeux de la curieuse marquise...
A force de persuasion, le voyage a pour résultat un lit défait que les deux présumés amants refont avec une admirable mauvaise foi ...
Mais ce lit redevenu impeccable après avoir abrité assez de récits pour remplir une bibliothèque d'érudit austère, lance un défi à Clitandre...
 Et l'aube se lève sur un lit une nouvelle fois défait et deux êtres étonnés  d'avoir conquis un sentiment nouveau là ou ils pensaient cueillir un désir rapide...
Sommes-nous chez Marivaux ou chez Crébillon ?
L'avenir seul détient les clefs de ce songe d'une nuit d'automne; laissons le mot de la fin, ou du commencement, au bavard Clitandre:
 "Puissiez-vous, s'il se peut, m'aimer autant que vous êtes aimée vous-même !"
Trompeur et sincère, délicat et fougueux, ce conte est un chef d'oeuvre de paradoxes, un labyrinthe à l'image des jardins de buis en vigueur dans les parcs à la française...
Toutefois, au débouché de ces allées ombreuses, l'espoir se mêle au hasard et l'amour l'emporte sur le jeu libertin !
Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas y croire ?
Ces deux amants sont trop aimables pour rester prisonniers du triste et vain piège libertin ...
C'est sur ce nuageux horizon embelli de soleil matinal que se ferme tendrement ce conte qui voulait être cynique ..
.L'amour frappe au moment où on s'acharne à le repousser !
A bientôt, vers d'autres cieux, d'autres paysages, d'autres amours...

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

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