vendredi 20 novembre 2015

Le château hanté d'Edith Wharton !



Acheter un château, une idée comme une autre pourvu que l'on ait des goûts de poète, une charmante inconscience et l'assurance de découvrir un coffre plein d'or sur ses terres. Vous pouvez aussi être un américain cossu en voyage en Bretagne.
 Là, un ami peu fortuné vous imaginant assez robuste de cœur et patient d'âme afin de restaurer le délicieux patrimoine local  vous sourira de toutes ses dents . Avant de vous chuchoter à l'oreille, sur le ton le plus candide qui soit:
" vous devriez l'acheter ".
Ceci en vous désignant une ruine, une tour, quelques murailles; le tout accompagné de paix sous la pluie, solitude suprême, certitude de s'éveiller entouré du bavardage serein des oiseaux des champs, brisé souvent par le jargon strident des mouettes affamées.
 Cette appréciable sollicitude coulera de source si vous arborez une mine farouche, une âme d'anachorète, ou si vous méritez la brutale réputation de "diable de misanthrope"; votre  humeur froide, autrefois expansive mais depuis  irréductiblement endommagée pour des raisons trop compliquées à raconter, inspirera une confiance égale en votre futur avenir de châtelain  retiré pour l'éternité.
 Ainsi rassuré l'ami français se permettra d'insister:
 " les propriétaires actuels sont fauchés comme des blés, c'est la demeure la plus romantique de Bretagne, vous devriez l'acheter... "
Comment résister à une injonction si séduisante, à une invite si flatteuse ?
Le chef d'oeuvre en péril de votre enfance vous guette derrière son portail artistiquement rouillé, vous avez reconnu votre destin: sauveur invétéré de manoirs aux fenêtres béantes et au toit enfoncé !
Vous éclatez de fierté !
 Ne vous rengorgez pas trop vite: Edith Wharton, embusquée au fond du vieux parc "solitaire et glacé" comme il se doit, vous guette  de toute l'intensité ironique de son regard d'écrivain.
Vous l'ignorez, elle se sert de vous depuis le premier grincement du portail, vous pensiez vous appartenir, vous vous trompez: vous êtes un héros de roman et, délice, vous tenez le rôle majeur dans une histoire de fantômes...
Impétueux malgré votre âge que l'on croit mûr bien à tort, vous laissez votre bon sens au début d'une allée silencieuse. N'écoutant que votre intuition, sortie d'une grotte cachée au sein de votre cerveau d'homme raisonnable, vous sentez que le génie des lieux  ne vous témoigne aucune considération.
Vous venez de pénétrer là où personne ne vous viendra en aide.
Vous êtes dans une très mauvaise passe: on vous a fort courtoisement fait glisser au fond d'un cauchemar éveillé...
A l'instar du château de la "Belle et la Bête", le manoir breton résonne d'un vide parfait. Le gardien n'apparaît pas, l'avenue menant à la porte fortifiée s'étire à n'en plus finir, ses arbres coupent la lumière du jour; ensuite, un paysage de ruines s'étale des douves à la chapelle:
"L'endroit était ceinturé par des douves envahies de ronces et de broussailles; le pont-levis avait été remplacé par une arche de pierre, et la herse par une grille en fer".
Le spectacle a de la grandeur mais guère de douceur. Vous perdez un peu la notion du réel et tentez de vous rassurez en allumant une cigarette; seriez-vous coupable sans le savoir ?
 "Peut-être était-ce la profondeur du silence qui m'avait fait prendre à ce point conscience de mon geste. Il y avait plus encore: un sentiment d'inconvenance, de petitesse, de futilité bravache à rester assis là, soufflant mes bouffées de cigarette à la face d'un tel passé".
Comment à ce propos avez-vous eu la sotte audace de vous présenter devant ces tours aux toits dont s'échappent les ardoises avec l'ignorance d'un parvenu ?
 Vous ne savez rien de l'histoire de cette noble maison, vous n'avez rien daigné savoir, et d'ici deux secondes vous allez pâtir de votre désinvolture:
 "assurément, nulle demeure n'avait aussi profondément et radicalement rompu avec le présent ".
 Une question vous ébranle de la tête aux pieds: un humain a-t-il le droit de se mêler des affaires d'un mausolée ? Le domaine semble sa propre tombe...
 Que faire ? Fuir ? Avancer ?
Vous franchissez le pont et , l'esprit en déroute, poursuivez sur le chemin de ronde ou du moins ses vestiges:
"le reste de la demeure avait conservé sa robuste beauté ".
 Vos nerfs s'apaisent, votre passion pour les belles architectures vous sauve de cette sensation désagréable de ne pas être du tout à votre place.Vous reprenez goût à la découverte:
je parcourus la cour du regard me demandant dans quel recoin logeait le gardien. Puis je poussai la barrière et entrai ". Vous n'êtes plus seul.:
"C'est alors qu'un chien me barra le chemin ".
 Un adorable petit chien ! Un de ces chiens princiers que les dames de la cour impériale chinoise dissimulaient jadis dans leurs amples manches. Jamais apparition ne vous sembla plus incongrue ! Vous croyez que l'invisible est vaincu, vous vous trompez. Pourquoi les yeux de si exquis petit animal expriment-ils de la colère ? Vous sursautez: un chien, et un autre encore vous dévisagent maintenant: Trois chiens, non quatre, un "vieux chien sérieux qui semblait m'observer avec une profonde intensité ". Et un dernier ! Un pauvre lévrier frêle et tremblant..."
Seriez-vous victime d'une hallucination ? Ces chiens sont-ils tout simplement doués d'une nature contemplative ? Ils n'aboient  ni ne grognent... Vous en prenez votre partie. Votre exploration continue.Votre solitude vous serre le cœur. Les feuillages virent au gris, vous évoluez dans un monde clos de couleur indécise, soudain l'étrange bande de chiens vous encercle, sans intention hostile à priori...
Vous essayez de déchiffrer ce que la maison essaie désespérément de vous murmurer en vous inondant des lugubres échos de son passé. Vous devinez que les chiens sont la passerelle entre le visible et l'invisible:
 "Ils donnaient l'impression d'avoir en commun une mémoire si profonde et si obscure que rien de ce qui s'était produit entre-temps ne méritait le moindre grognement où frétillement ".
Vous brûlez, mais vous le réaliserez après coup. On se rend compte de ces choses-là toujours trop tard... aussi, dites-vous de façon ridicule à ces chiens en apparence si apathiques:
" vous avez l'air d'avoir aperçu un fantôme !"
Votre visite est achevée, mais vous êtes loin d'en avoir terminée avec ce chef d'oeuvre en péril gardé par ses chiens anémiés. Votre nuit s'appesantira entre les pages d'un grimoire livrant une furieuse histoire d'amour animale... Kervol, "la maison de la folle" vous guidera vers le bout de la nuit, les yeux rongés de visions sauvages, l'angoisse vous saisira à la gorge ! Vous tremblerez, frémirez au souvenir de votre rencontre avec l'inexplicable.
Au matin, vous accepterez l'inacceptable:
l'effroi pour compagnon de route, le fantastique pour mentor, la fidélité de cinq braves chiens pour viatique au delà de la mort... L'amour intangible d'une troupe d'animaux  sera un secret de vengeance pour les siècles des siècles dans un château hanté ! Il serait malséant d'en révéler trop... Les récits baignés par les ténèbres de l'au-delà s'insinuent en vous en libérant la peur qui seule ouvre les portes des demeures frappées par le fouet du surnaturel...
 Edith Wharton  domine du haut de son infaillible sixième sens  les entrées et sorties des voyageurs du temps: ces chiens dévoués revenant du pays des Ombres, réanimés par le désir de sauver la vie  de leur infortunée jeune maîtresse ! Cette malheureuse  était condamnée par un époux qu'aveuglait la jalousie féroce nourrissant les caractères  de sa sinistre et sournoise espèce...
Cette histoire de chiens-fantômes fascine  autant que la magnificence déchue d'un "chef d'oeuvre en péril" engloutissant les visages  de ceux qui s' abritèrent dans les replis de ses murailles. La charmante figure  de la châtelaine adoptant les chiens perdus en rêvant sans espoir à un amour interdit rejoint le mythe éternel des vies privées d'accomplissement... le long des façades meurtries par les outrages du vent et les gifles des orages les rudes pierres parlent tout bas et le passé soupire sous les ronces.
La grande romancière américaine Edith Wharton nous subjugue avec un raffinement ensorcelé !

A vous de vous égarez sur un domaine assourdissant de mystères...
A bientôt !
 vers de nouveaux itinéraires ou de nouvelles amours, un voyage triste ou joyeux,
selon le hasard littéraire, et les égarements des coeurs,

Lady Alix

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