samedi 14 novembre 2015

Sandor Marai: Les Braises" ou l'amour puni



Le roman de Sandor Marai, "les Braises" évoque un tableau aussi chargé d'élévation austère et de grandiose mélancolie que "le Voyageur au-dessus de la mer de nuages"de l'expert en paysages vibrant d'un souffle spirituel, Caspar David Friedrich.
 Replié dans sa citadelle de solitude, son château ancestral hongrois, encerclé de bois noirs où sont traqués cerfs et loups par des hommes qui font de ces battues un symbole de leur civilisation, le héros attend un événement qui le délivrera de la pesanteur des murailles autant que de l'ensablement de ses obsessions.
Fauve entravé depuis quarante et une années, cet homme fut d'abord un jeune officier couronné par la vie, de haute situation, époux d'une originale créature, libre et fière, Christine; et lié depuis l'enfance à son ami, presque son frère, Conrad, aristocrate peu fortuné, esthète et renfermé sur ses secrets. Puis, un drame obscur sépara les trois personnages en fracassant les idéaux d'amour et d'amitié, en ravageant à jamais les sentiments de fidélité et de loyauté au cœur de leur triple existence.
Une histoire banale d'amour et de tromperie ?
Le récit est bien trop subtil pour nous entraîner si bas. Au contraire, pareil au voyageur grimpant au sommet de monts escarpés, l'auteur nous fait cheminer dans un épais brouillard, éclairé ça et là de rayons de pâle lumière, avant de nous laisser contempler les morceaux de vie empilés, nuages palpitants d'amour invaincu massés autour de l'officier devenu un vieux général.
Les "Braises" sont l'ultime équipée mentale d'un homme qui, en compagnie de celui qui fut autrefois le meilleur et le pire des amis, adossé contre la mort, regarde du haut de la montagne de ses regrets, rouler les amples vagues du passé.
Tout commence de la façon la plus naturelle du monde: un loup humain revêche, un général taciturne et maussade, reçoit un ami oublié, un certain Conrad disparu voici quarante et une années, au lendemain d'une partie de chasse bien singulière... Cette nouvelle suscite l'étonnement des domestiques et la désapprobation de la confidente du châtelain: sa nourrice, celle qui sait tout, voit tout, devine tout, l'émanation des murs et l'esprit des lieux réunis en une créature presque ensorcelée ou carrément sorcière.
 C'est la seule à oser demander au général: "que veux-tu de cet homme ? "
 Mais le vieux général insiste, ces retrouvailles sont la clef de sa paix intérieure, elles lui offrent une revanche, peut-être une vengeance, pour le moment, elles signifient l'unique sens de ce qui lui est accordé de vivre. La nourrice prend soudain pitié de lui. Son caractère franc et intègre la pousse à révéler les derniers mots de cette mystérieuse Christine dont le portrait a été ôté du château, cette épouse reniée pour une faute ancienne:
 " Il faut que je te dise une chose. Quand Christine fut sur le point de mourir, elle t'a réclamé.
Elle était seule avec moi, c'est toi qu'elle a appelé. Je te le dis pour que ce soir, tu ne l'ignores pas".
La nourrice vient d'armer le général... Il est maintenant prêt au combat.
Le dîner réclamant une foule de soins, de laquais en habits "à la française", un menu particulièrement élégant, n'est qu'un leurre; c'est d'un duel qu'il s'agit. Peut-être même assorti d'une mise à mort.
 La conversation débute pourtant de façon courtoise; le général reste faussement bienveillant, Conrad semble confus, embarrassé des insinuations polies et perfides à la fois de son ancien ami. Tout à coup, il réalise la mort de Christine et le trouble qui s'empare de lui le met à la merci du général:
"la vérité est que durant vingt-deux années tu m'avais haï, dit-il d'une voix forte".
Et le général, profitant de la déroute de Conrad, incapable de nier, avance sans pitié:
"Tu me haïssais parce que je possédais ce qui te faisais défaut".
La fortune, l'estime d'un milieu, et surtout cette femme qui fut aimée de l'un et aima l'autre; douée d'une puissance de fascination involontaire  et d'une indépendance d'esprit funeste, Christine fut la victime sacrifiée sur l'autel de deux caractères égoïstes et gonflés d'orgueil démesuré. Comment ne pas avoir eu le courage de pardonner à cette femme si rare ?
 Le général l'aime toujours follement, soudain, son passé l'enivre et ses mots coulent tendres et apaisés:
"Elle accueillait tout ce que la vie pouvait lui offrir avec la joie candide d'un enfant. Personne ne savait toucher ni manier une belle étoffe ou un jeune animal aussi parfaitement qu'elle. Hommes et bêtes, astres du ciel et livres, tout parvenait à la toucher. Personne qui sût comme elle se réjouir des manifestations simples de la vie ".
Hélas, cette adorable créature aimait l'ami du général, l'impavide et distant, le froid Conrad qui cachait ses pensées et dont le cœur était aussi agité et profond que les abysses de l'océan.
Conrad  menant une vie inconnue dans une maison inconnue qui pour le général, le matin de la fuite inexplicable de ce bizarre ami d'enfance, fut une révélation. Il se trouva face au miroir de l'âme de cet homme qui avait peut-être tenté de le tuer la veille en profitant d'une partie de chasse...
"J'ai compris que tu étais véritablement un artiste. Je me suis rendu compte à quel point tu devais te sentir étranger parmi nous. Cette demeure te servait de refuge comme le château-fort ou le monastère sert de retraite aux êtres isolés. Tu accumulais dans ton foyer tout ce qui était beau et noble... des tentures, des tapis, des objets anciens, des meubles et des étoffes rares."
Mais, en dépit des fantaisies de cet homme de goût,
la brutalité des faits demeure intacte après ces quarante et une interminables années d'attente mutuelle: Conrad voulait fuir avec l'épouse tant aimée de son ami et, pire abattre celui-ci  comme un vulgaire gibier. Le général en réalité n'est torturé que par une question, il la pose, en tremblant d'en connaître la réponse:
 "Christine, le jour de la chasse, savait-elle que tu voulais m'assassiner ?"
 Le récit palpite maintenant au rythme de l'angoisse de l'un et du silence de l'autre. Le fantôme de Christine se glisse doucement entre les deux hommes qui l'ont abandonnée, l'un par lâcheté, l'autre par fierté: Conrad s'est enfui, le général s'est retiré au fond des bois, dans son pavillon de chasse jusqu'à la mort solitaire de la jeune femme, mort désirée, réponse donnée aux deux êtres aimés en dépit des remords et des regrets...
Sous les braises flambe la passion, la morale de l'histoire est-elle prononcée par la voix autoritaire du général  ou par celle presque inaudible d'une femme fragile qui commit le crime de croire à un impossible bonheur ? Une femme passionnée et sincère qui ne joua jamais mais tomba dans le piège d'un être lâche et vide, un homme isaississable et insignifiant: le précieux et sournois Conrad !
Pour cette Christine si égarée, son amour interdit venait d'un lien douloureux et incassable, elle en avait la certitude folle et perpétuelle. Sa mort causée par le chagrin de l'absence, le vide cruel laissé par le départ odieux de celui qu'elle aimait plus que tout au monde, scella sa rédemption .
 "Es-tu d'avis  que ce qui donne un sens à notre vie c'est uniquement la passion, qui s'empare un jour de notre corps et, quoiqu'il arrive entre-temps le brûle jusqu'à la mort ? Crois-tu aussi que notre vie n'aura pas été inutile, si nous avons ressenti, l'un et l'autre cette passion ? Sommes-nous ridicules si nous pensons, l'un et l'autre, que, malgré tout, la passion s'adresse à une seule personne ?"
La passion ?
Ce mot vibrant , Conrad peut-il en mesurer l'intense force , la verdeur éternelle et cruelle ?
 On a du mal à le croire ! prudent et mesquin, il est revenu au château, vaincu par la vigueur mentale, le courage du vieux général, il s'en est retourné.Cette fois, la porte du château se referme sur ce couard élégant pour toujours.
L'homme qu'il avait trahi autrefois, l'époux de la secrète Christine, l'a emporté dans cet étrange duel.Mais le général reste face à sa solitude, en dépit de l'assurance que le dernier rêve de sa trop romanesque épouse s'envola vers lui et non vers l'égoïste et pleutre Conrad.
Ces quelques vers énigmatiques de Gérard de Nerval  résonnent en longs échos après la lecture de ce roman d'une poésie poignante et d'une acuité souvent cruelle:

"Je suis le ténébreux, le veuf, l'inconsolé,
Le Prince d'Aquitaine à la tour abolie:
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
porte le soleil noir de la mélancolie".

Osez "les braises", pour la musique des mots, le talent d'un écrivain infiniment sensible,
et le poignant souvenir d'un amour impossible,

A très bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

Lady Alix


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