samedi 7 novembre 2015

Contes du vieux château : " L'invitation au château" ou la leçon d'amour de Jean Anouilh



Ne pas vivre dans un château peut paraître ,selon les tempéraments, une horrible déconvenue ou un immense cadeau du Ciel.
Toutefois cela permet au moins d'avoir la joie, la surprise, la fierté, ou les trois à la fois, d'être" invité au château", formule désuète, charmante et souvent déroutante.
Ce fut ainsi le cas d'Isabelle, jeune ingénue aux grands yeux étonnés, héroïne ravissante et peu fortunée de "l'invitation au château ", spirituelle pièce de Jean Anouilh.
Œuvre écrite au temps où vivre à longueur d'année dans le manoir, le palais ou la citadelle légués par une lignée ayant échappée aux  pittoresques soucis d'impôts, de toitures dévastées et de façades dévorées d'humidité, ne relevait pas de la sinistre obligation de "tirer le diable par la queue"...
On croyait ainsi franchir la porte d'un monde parfait habité par des êtres supérieurs !
Or, sur ce beau manoir où la peureuse Isabelle entre de son pas aérien de danseuse, règne la comtesse Desmermortes, grande dame à l'esprit lucide et au coeur généreux. Son plus vif plaisir est de rendre ses invités heureux, et encore plus, de démêler les affaires sentimentales en apparence inextricables.
Madame Desmermortes ne le sait pas encore, mais elle va bientôt remettre en ordre sa maison ravagée par une inondation de ruptures amoureuses et de couples en duel !
Pour le moment, le château respire le calme trompeur précédant les tempêtes.
Isabelle, intimidée et sur ses gardes, sa belle robe (offerte par un admirateur trop empressé) bien posée sur un cintre de satin, est donc conviée à un bal de printemps par le jeune Horace, bel et sombre châtelain, célibataire et, à priori, fier de l'être..
 Elle l'ignore mais ce beau jeune homme poursuit "un vaste et sombre dessein":
 provoquer la rupture des fiançailles de son frère jumeau, le sentimental et généreux Frédéric.
 Ces deux frères, identiques de figure et de taille, s'opposent par leurs caractères.
 Horace est sec, froid, hautain, Frédéric exactement l'inverse. La dureté cynique de l'un égale la finesse sensible de l'autre.
 Bref: l'un est détestable, l'autre charmant. Hélas ! les femmes raffolent des hommes détestables, donc Horace fascine et son gentil frère amuse ...
Devant leur tante, Madame Desmermortes, veuve redoutable, armée d'un franc-parler cinglant, Horace affecte d'être scandalisé par la mésalliance que son jumeau s'apprête à commettre.
L'étourdi s'abaisse jusqu'à se fiancer à Diana Messerschmann, fille unique d'un financier douteux, sorti de l'ombre, du néant, indigne de leur très noble et infiniment antique famille!
 Pire, le milliardaire ne cache pas sa sulfureuse liaison avec leur parente, l'évaporée Lady Dorothée India, adorable créature délicieusement dévergondée !
 La respectable Madame Desmermortes, fiançailles de son cher neveu oblige, se voit dans l'obligation d'offusquer la bienséance en logeant le riche parvenu et sa maîtresse.Ce n'est pas grave, en grande dame d'expérience, elle a affronté des situations aussi scabreuses.
Par contre, qui est au juste cette Diana ? Cette fiancée "belle de dot" est-elle sincère en se fiançant avec le jumeau d'Horace ?
 L' exigeante Diana aime-t-elle réellement le gentil Frédéric ? Ou le choisit-elle par dépit ?
Madame Desmermortes veut en avoir le coeur net . Or, elle n'est pas la seule à s'interroger.
Horace veut en avoir le cœur d'autant plus net qu'il  ne veut pas s'avouer qu'il est absurdement attiré par l'arrogante jeune  Diana cousue d'or de la tête aux pieds !
Alors, pendant que les violons de ce premier bal de printemps s'accordent, expose-t-il, sans la moindre honte, un plan d'une rare cruauté à la timide Isabelle qui, c'était fatal, a pour lui les yeux de Cendrillon rencontrant le prince charmant:
 "Quand vous saurez ce que j'ai machiné ce soir, vous penserez que je suis encore plus méchant que ne l'imagine Romainville (le mondain qui  vient d'introduire Isabelle au château en la faisant passer pour sa nièce), seulement, il ne faut pas avoir peur des gens méchants... Mademoiselle, ce sont de pauvres diables comme les autres. Les imbéciles seuls sont vraiment redoutables !"
L'intelligent  Horace se livre à cette naïve beauté inconnue qui l'écoute avec un "petit œil lucide" ce qui le rassure tout en l'inquiétant un peu...
Il lui dit tout !
Ce bal au château abrite un drame: lui -même, Horace, est aimé par la fiancée de son frère jumeau; rien n'est plus sûr !
 La science d'Horace en matière de secrets féminins est infaillible:
"Vous me direz que c'est une folle et que mon frère vaut mille fois mieux que moi.
Mon frère est bon,
sensible, tendre, intelligent et je suis une brute. Mais c'est tout de même moi qui suis aimé ".
Horace bien évidemment ne peut s'abaisser à avouer à cette humble Isabelle qu'il aime la fille d'un vulgaire financier..
. Et de préciser d'un ton glacé:
 "Je n'aime personne, Mademoiselle".
En langage clair, cela se nomme  une "fausse confidence"...
Une fois cette étrange confession dûment proclamée, le châtelain au coeur de fer demande à l'ingénue de jouer les amoureuses:
 elle doit ce soir se pâmer devant Frédéric et rendre furieuse de rage et ivre de jalousie la vaniteuse Diana !
 Horace l'engage pour cette mission, au matin, on la renverra comme une domestique avec ses gages...
Révoltée, Isabelle n'a pas le temps de s'enfuir, Madame Desmermortes qui l'a prise en amitié, loue sa réserve, son exquise éducation et pousse Horace à l'inviter à la première valse.
 Le bal est lancé, l'imbroglio des amours commence !
Isabelle s'applique en vain à séduire Frédéric, son charmant naturel l'éloigne des manigances, elle plaint ce jeune homme si différent de son sec et amer jumeau :
" Vous avez l'air du fantôme de votre frère à qui il serait arrivé quelque chose de très triste. Vous êtes jeune, vous êtes beau,vous êtes riche. Qu'est-ce qu'il peut bien vous arriver de triste ? "
Et le lugubre jeune homme de répliquer :
 "D'être beau comme vous dites, d'être jeune, d'être riche et que cela ne me serve à rien ."
Comment consoler un dépressif de cette envergure ?
Isabelle n'essaye même pas !
 Elle aussi a l'âme meurtrie, Horace la malmène et c'en est trop pour la sentimentale fausse invitée.
 La voici en larmes, l'odieux Horace exulte :
 "Pleurez, pleurez, mon petit rat, c'est inespéré ! "
Ce charmant voyou de bonne famille profite des vrais sentiments de la jeune personne  pour lui faire jouer la comédie du désespoir : si le coeur d'Isabelle est brisé, cela doit être la faute de l'inoffensif Frédéric qui ne comprend rien à l'effet ravageur qu'il produit sur cette ravissante inconnue.
Le pauvre Frédéric est-il convaincu de son nouveau pouvoir de briseur de coeurs ?
 En fait, non, doué d'un certain bon sens, il ne peut croire qu'une jeune fille saine d'esprit ne soit pas aussitôt amoureuse de ce frère qui le supplante depuis l'enfance.
Isabelle menacée de loin par Horace hurle soudain une déclaration ambiguë:
 " J'aime votre frère mais bon, mais tendre et capable d'amour. C'est vous !"
Les violons du bal étouffent  heureusement ses sanglots, tandis que défile dans un chaos cocasse une foule de personnages secondaires au bord de la crise de nerfs.
 En particulier la mère de la malheureuse Isabelle; à l'opposé de sa fille , cette femme est la caricature du snobisme universel !
 Horace, maître en psychologie féminine, avait bien prévu les dégâts, causés par l'irruption de la gracieuse invitée au château", sur la vanité de Diana .
 Cette jeune fille gâtée s'amuse avec une froide condescendance à se moquer de l'intruse.
 Grossière erreur ! car la pauvre petite fille riche libère la tigresse sommeillant en la douce Isabelle.
 Voici que fusent quelques paroles dédaigneuses :
 "Vous auriez bien voulu être riche n'est-ce-pas ?
Demain matin il faudra reprendre le wagon de troisième classe qui sent le vomi et moi je serai encore là."
 C'en est trop pour Isabelle qui attaque !
 Les deux jeunes filles se jettent, poings en avant l'une sur l'autre !
Catastrophe !
 Croyant qu'Horace tente de les séparer, Isabelle lui crie au visage sa vérité, oui, elle l'aime:
 "Si je ne vous avais pas aimé tout de suite en arrivant , vous croyez que je l'aurai acceptée votre comédie ? Mais dites quelque chose !"
 Hélas ! Ce n'est pas Horace, c'est Frédéric !
 La situation s'embrouille avec l'intervention du financier prêt à acheter la terre entière et une Isabelle désemparée afin d'assurer un pseudo bonheur à sa fille.
 L'aube se lève, les violons se taisent, l'ingénue n'a plus qu' à se noyer au fond du miroir d'eau...
 Madame Desmermortes, du haut de son fauteuil roulant, décide d'une main courtoise mais ferme d'en finir avec ces incohérences amoureuses gâchant sa fête.
 La vieille aristocrate, qui en a vu beaucoup, envoie Horace sauver Isabelle de la noyade dans une mare où un moineau n'aurait pu perdre la vie même en y mettant toute sa bonne volonté.
 Ensuite, la leçon de savoir-vivre et surtout savoir  aimer commence !
 Isabelle a l'insolence d'expliquer qu'une fois sa journée finie, se noyer pour son compte relevait de son droit syndical... Madame Desmermortes approuve !
 Puis, c'est à son tour d'attaquer de front les illusions sentimentales de son invitée au château;
 "Mon enfant, lui dit-elle en désignant un Horace grimaçant  car furibond d'assister à la débandade de ses inventions, il ne vous aime pas. Il n'aimera jamais personne si cela peut vous consoler. Amoureux peut-être comme un chat d'une souris, de temps en temps. Mais vous n'êtes même pas son genre de souris, il vous croquerait trop vite, cela ne l'amuserait pas.Vous croyez l'aimer, vous ne l'aimez pas. Regardez-le."
Perdue, Isabelle ne veut plus regarder personne au monde !
 Elle cherche un moyen de s'échapper de ce château où ses rêves ont été anéantis sous un scénario malsain.
Madame Desmermortes ne se décourage pas: la vérité doit éclater, coûte que coûte.
Aux deux jeunes gens rétifs que le maître d'hôtel vient de gratifier de couvertures leur donnant l'aspect risible de chefs  "peaux-rouges", elle veut donner une dernière leçon.
Une leçon d'amour au château ...
 Le dénouement approche, il ne reste qu'à semer quelques bonnes graines:
 "Regardez-le, vous pouvez le regarder, vous ne risquez plus rien.
 C'est un assez joli portrait quand il ne pense à rien. Mais que la moindre de ses vilaines petites pensées se coule dedans, tenez en ce moment nous l'agaçons, il a envie de nous étrangler, et voilà que l'image se déforme.
 C'est effrayant. Le nez se pince, un petit pli rageur tire la bouche ,les yeux se mettent en vrille  et ce menton !Est-ce qu'on ne dirait pas tout à coup une très jolie vieille dame méchante ?
 On n'est jamais si beau que cela, Mademoiselle, quand on n'est pas très humain en même temps ".
Quelle leçon ! tout le monde écoute et médite...L'amour est un événement trop sérieux pour être laissé aux amoureux ...
Horace, exaspéré sort en ruminant sa hargne envers l'humanité en général et sa tante en particulier... Isabelle est-elle consolée par l'énergique discours  de cette vielle dame qui "commence à y voir clair à l'âge où l'on met des lunettes?".
Presque ! Il ne manque qu'un petit effort: la châtelaine se fait le bras droit du destin en proposant à Frédéric d'accompagner la pauvre déçue dans les allées du parc, ils deviseront ensemble sur leurs malheurs. Cela les calmera  et qui sait...
"Bon, annonce la  vieille aristocrate confiante, pour ces deux -là c'est fait dans cinq minutes aux autres maintenant."
 Mais la tache se complique !
 C'est la panique au château: un duel menace Horace et, pour ajouter au vacarme et à la totale confusion des invités de plus en plus frappés d'hystérie.
Le financier se saborde sans peur, et avec un complet succès, sur les marchés. Fier de sa nouvelle pauvreté, le voici osant se présenter habillé en miséreux devant les invités terrorisés par cette descente aux enfers volontaire !
Horace montre alors qu'un gentilhomme dormait au fond de son cœur que tous jugeait inexistant:
 il demande la main de Diana afin de lui éviter la déchéance...
Coup de théâtre !
 Les marchés incompréhensifs se sont retournés dans le bon sens: tout le monde a pris le suicide financier pour une stratégie, Diana et son père sont trois fois plus riches qu'avant...
Et le feu d'artifice explose dans le ciel d'avril !
 Le sobre financier en profite pour demander exceptionnellement  à son valet un peu de sel dans ses nouilles quotidiennes: signe qu'il reprend une élémentaire joie de vivre...
La morale de cette pièce de Jean Anouilh ?
 On sent cette comédie écrite par plaisir, pour nous donner du bonheur enfantin; sans doute fait-elle partie des pièces "brillantes" ou roses avec un reflet noir et un rire grinçant ça et là...
 Le bonheur a ses limites, hélas...
Une jonglerie des mots, une cascade d'esprit, et l'éducation sentimentale prodiguée aux ignorants idéalistes, ceux qui ont toujours vingt ans quand ils aiment:
 "On n'aime que son amour, mes enfants et on court toute sa vie après cette fuyante petite image de soi. La folie c'est de vouloir absolument que les gens qu'on rencontre l'endossent et de crier au meurtre parce qu'elle ne leur va pas. Le vêtement est tout coupé, nous ne voulons pas lui faire de retouches, alors nous essayons de tailler dans le client. Et s'il ne se laisse pas faire, nous crions au secours ."
Un peu d'Anouilh dans un monde de brutes, le remède du théâtre contre les noirs nuages de l'âme...
Cette "invitation au château" ne se refuse pas !
 D'autant plus qu'elle a l'audace du bonheur retrouvé !
A bientôt pour une chevauchée en haute-Provence, sous l'égide d'un cavalier inventé par Giono,
un brave qui la nuit de Noël eut "des démangeaisons dans la poignée de son sabre..."
Après les contes charmants, place à l'aventure au galop !

lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



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