lundi 30 novembre 2015

Pierre Benoit ou l'amour fou dans un château allemand !



Le premier roman d'un auteur inconnu est une étoile au destin souvent magnifique !
 Pierre Benoit agitant avec force son panache de jeune gascon à l'assaut du Grand-Duché de Lautenbourg, minuscule état allemand du début du vingtième siècle, a tiré tout armé de son cerveau de mousquetaire des lettres un récit assez fracassant pour mériter la fontaine de jouvence, l'indomptable, inclassable, inoubliable "Koegnismark".
Ce roman a un visage, des prunelles vertes à la profondeur gris-argent, une allure de fée et la silhouette qui va avec, un front altier cascadant d'émeraudes, une épaule nue, un décolleté outrageusement risqué sous un enroulement de velours vert.
Tout ce charmant ensemble illustrant corps et âme la première, la plus parfaite, la plus étourdissante des égéries attachées au char littéraire de l'empereur Pierre Benoit: une princesse bien évidemment, russe pour la beauté, donc incomparable et incomparablement sauvage, grande-duchesse par deux mariages, solitaire de tempérament, amante par distraction, et surtout adorant son terrible petit cheval cosaque l'amateur de whisky "Tarrass-Boulba".
On l'a reconnue car elle n'a jamais réellement quitté le firmament des héroïnes au long cours cette étoile élevée chez les princes de la steppe ! c'est l'Aurore d'un habile conteur, gardant sa verve pimentée du sud-ouest de la France,un écrivain épris d'exotisme qui aimait étourdir de beautés fatales les éternels adolescents piaffant sous le joug de l'âge adulte.
 En 1918, il invente  la grande-duchesse Aurore de Lautenbourg-Detmold, évoluant entre les pierreries, la chasse, l'odeur de la poudre et du crime au fond d'un Versailles allemand à l'aube de la première guerre mondiale.
A toute princesse, il faut un cavalier, celui-ci prendra la forme timide  d'un universitaire empêtré dans ses diplômes austères et sanglé dans sa pauvreté de provincial sans famille: Raoul Vignerte fraîchement venu des Landes tenter l'aventure d'un nouveau Rastignac dans le Paris s'ébrouant au coeur de l'automne 1913. La vie insouciante semble immuable pour toute une génération bientôt sacrifiée mais ne s'en doutant nullement.
 Le mélancolique étudiant cherche à réveiller les faveurs de sa bonne étoile chez Weber un restaurant à la mode. Il n'a que le moyen de s'offrir un café, humble luxe lui permettant d'effleurer ses rêves inutiles de richesse et d'amour.
 La mort dans l'âme, Vignerte comprend que sa belle mine, son intelligence, sa culture rare pour un jeune homme, tout cela n'a aucune espèce d'importance; étriqué dans son minable costume, parfaitement anonyme au sein de jeunes mondains faisant partie des "heureux du monde", comment pourrait-il exister ? Le désespoir l'étreint, son goût de la vie l'abandonne, il songe avec un fatalisme morbide à la morne plaine universitaire s'étendant devant son pâle avenir, quand, soudain, un cri le tire du néant !
"Vignerte !" Quelqu'un l'empoigne ! Un des jeunes élus le reconnaît !
 Dieu n'a pas abandonné sa créature: Raoul est sauvé de la détresse par un charmant condisciple de sa classe de "prépa Normale Sup" ! Indigné à l'idée que son ancien camarade si doué soit privé des bonheurs de la vie, femmes, argent, folies diverses et plaisirs variés, le sympathique fils de famille, Ribeyre, l'adresse à toute allure à un diplomate qui semble façonné par la main de Proust:
 le très affable et adorablement précieux  marquis de Marçais, ambassadeur de France à Lautenbourg.
La chance quand elle fond sur vous exige qu'on la saisisse aux cheveux ! L'ambassadeur a reçu du grand-duc de Lautenbourg l'urgente mission d'engager un précepteur aussi étincelant d'intelligence que discret de caractère...
C'est pourquoi Raoul éconduit poliment la touchante initiative de son vieux professeur, Mr Thierry, désireux de lui confier un poste subalterne dans l'enseignement, et se précipite dans la voie grand-ducale aimablement proposée par le diplomate. On en demande peu, juste une corvée:
dégourdir l'esprit un peu enfoncé dans la matière du grand-duc héritier de Lautenbourg-Detmold; avec une exquise sinécure en prime: servir de lecteur à la plus belle femme de Russie et d'Allemagne:
Aurore, veuve du dernier grand-duc disparu en plein voyage au Congo, et, depuis peu, épouse de l'actuel, frère cadet du défunt.
 Le salaire est mirobolant, le château, une copie acceptable de Versailles. Raoul se sent au comble de l'ivresse... Pourtant, consulté pour la forme, l'honnête vieux professeur ne montre pas le même allégresse; un mot lui échappe, un mot fort étonnant chez cet universitaire prudent et cartésien:
 "Vous garderez absolument cela pour vous, dit-il, vous me le promettez. Eh bien, il paraît qu'on ne meurt pas toujours de mort naturelle à la cour de Lautenbourg-Detmold."
L'intrigue s'ancrera sur cette petite phrase... Raoul s'en moque tout d'abord ! Qu'importe les morts naturelles ou pas quand on a 23 ans et l'impression ahurissante de ressusciter d'entre les étudiants ensablés dans leurs doctorats !
Habillé par les bons faiseurs, séducteur pour la première fois de sa vie, de l'argent en poche, des femmes à ses pieds, le jeune Raoul Vignerte fait des adieux endiablés à Paris et se retrouve  dans le train le menant vers cet état de Lautenbourg dont il ne sait à peu près rien. Un nom tinte à ses oreilles, il lui faudra se méfier d'un certain Boose, le vieux professeur semblait angoissé en prononçant cet avertissement incompréhensible...
 On verra bien, se dit Raoul; et il n'y pense plus !
Calme, études studieuses au profond de l'énorme bibliothèque, élève princier d'une remarquable insipidité, vie réglée par un protocole assez ridicule, grand-duc impavide, trop courtois pour l'être de cœur; l'ennui saute à la gorge du jeune français  prisonnier d'un pays minuscule où il ne se passe rien. La grande-duchesse ne se soucie pas plus de son nouveau lecteur que d'un domestique perdu dans la masse. Le destin rayonnant aurait-il changé de camp ?
 Peut-être l'ombre d'un crime, mais pour le moment aucun événement le tirant de sa vie d'archiviste relégué dans ses paperasses, pourquoi être venu si loin pour si peu ?
Même le présentation à la grande-duchesse après sa course en l'honneur de la fête du grand-duché est un sinistre fiasco !
Aurore, amazone lancée sur son barbare petit cheval "Tarrass-Boulba", "un sacré petit barbe, laid, têtu, méchant, ramené des marais de la Volga", un animal buveur d'extra dry, n'a pas daigné accorder un regard à ce français lettré et insignifiant...
 Raoul ressent une nouvelle et mortelle fois l'impitoyable frustration de sa jeunesse pauvre. Comment prouver à cette hautaine princesse qu'il est digne de baiser la trace de ses pas ? Le hasard va le guider au moment où l'espoir a disparu.Tout d'un coup, l'histoire se fait chair, le jeune Raoul Vignerte va s'incarner dans un amant maudit, le comte de Koenigsmark, férocement massacré pour avoir aimé la reine Sophie-Dorothée de Hanovre, jeune épouse maltraitée par un souverain brutal le premier juillet 1694. Le plus étrangement du monde, ce drame se superpose dans un autre château allemand, celui de Lautenbourg...
Enfermé, rageur et déconfit, dans la bibliothèque, Raoul met à jour de très anciens et bizarres documents:
" que d'amour et de chevalerie, que de crimes et de galanterie, quel luxe, quelle frénésie de vie et de mort dans ces feuillets jaunis ! "
L'inconscient curieux part en chasse, il l'ignore, mais, bientôt, une cachette au contenu atroce lui en dira long sur les projets du grand-duc en matière de succession... Vexé et meurtri, il préfère meubler sa colère silencieuse  en s'inventant une âme à la Koegnismark.
Il se veut désespérément l'amant d'une reine !
Un matin de travail solitaire, un papier tombe devant ses yeux, un appel de l'au-delà :
"C'était une feuille déjà jaunie. Elle était recouverte d'une écriture haute, épaisse, volontaire. Point de signature, je n'en avais pas besoin, j'avais immédiatement deviné de quoi il s'agissait et qui avait écrit ce papier. Il contenait un véritable plan de voyage dans une des régions les plus désertes du Congo."
Ce document émanait bien sûr du défunt grand-duc, le premier époux de l'inaccessible grande-duchesse;
 Raoul voit enfin un moyen d'approcher cette divinité aux cheveux fauves et à l'humeur de tigre :
"En vain, je voulais haïr la grande-duchesse:je ne le pouvais pas. Qu'est ce qui pouvait bien me pousser à croire que cette femme éblouissante avait besoin de mon dévouement obscur... Je sentais qu'un drame était à l'origine du malaise qui me prenait sourdement."
En attendant, la patience monacale du français reçoit sa récompense; ainsi qu'il le prévoyait, la grande-duchesse accepte avec gratitude ce souvenir préservé de l'équipée tragique de son premier mari.
 Sans trop de peine, l'empressé et dévoué Raoul devient  le confident de cette Aurore qui l'avait méprisé avec tant de savoir-faire, et aussi le rival du fort irritable lieutenant von Hagen et de la ténébreuse Mélusine, une brune ondoyante et voluptueuse, dans les caprices nocturnes de l'attendrissante et sulfureuse princesse de la Volga.
 Le roman cède soudain le pas à un autre bien plus étincelant, frémissant de la voix rauque, de l'accent ébouriffé et berceur de la conteuse-née agitant nonchalamment les épisodes de sa vie sous les yeux de son vassal français étourdi d'amour.
"Ce fut le samedi soir, 16 mai 1914, que la grande-duchesse me fit l'honneur de me conter l'histoire de sa vie. Ce récit, permettez-moi de vous le refaire pour la joie que j'ai à ouvrir ce coffret à bijoux, à manier les adorables pierreries barbares dont il déborde, et qui, toujours, si noire soit-elle, éclaireront ma nuit."
Le charme puissant de ce récit, enfoui dans les méandres d'un roman à la passion retenue, engloutit
la saveur gothique de l'intrigue. Les meurtres passés ou à venir à la cour de ce grand-duché où l'on vous guette dans l'ombre des corridors, les luttes pour le futur titre de roi de Wurtemberg, tout ce carnaval de roman policier d'opérette, n'a franchement plus aucun intérêt dès ce début pareil à une chanson épique:
"Ma grand-mère était d'Erivan. On dit que je lui ressemble, mais elle était plus belle que moi. Elle se convertit pour épouser mon grand-père dont elle était folle. Avant, elle adorait le feu, ce qui est bien la plus belle religion du monde. "
Le mal est fait, les lecteurs n'en ont plus que pour Aurore, élément naturel d'un conte pétri d'artifices !
Le feu de de sa prodigieuse grand-mère habite toujours cette ironique princesse Tumène élevée parmi les cosaques comme une chasseresse qui n'a jamais reconnue de maître ! L'envoûtement nocturne fige le jeune Français comme une mélodie de pleine-lune; le jour libère en cette Aurore des marais de la Volga une déesse de la vengeance tuant d'une balle experte celle qui l'a trahie...
Comment Raoul Vignerte élucidera-t-il le meurtre du dernier grand-duc sous l'égide du comte de Koegnismark surgi bien à propos du royaume des ombres? Comment le drame final de la guerre mondiale recouvrira-t-il de ses vagues sanglantes les remous étouffés des crimes de la cour de Lautenbourg ?
Cet âpre dénouement attend les amoureux de l'Aurore aux cheveux flamboyants sous leur cercle d'émeraudes, cette "créole boréale, à la fois langoureuse et brusque" qui emporte dans le fracas de son insolent cheval des steppes le premier roman de Pierre Benoit !
Savoir conter est une science, une passion, peut-être un don, en tout cas, ce talent jugé naïf ou facile
reste l'apanage des romanciers prêts à tout pour être aimé; autant qu'ils aiment ceux pour lesquels ils brodent la dentelle d'or et la soie chatoyante de leurs songes mélodieux et terribles...
Pierre Benoit mérite notre affection, notre amour et notre reconnaissance: grâce à ses héroïnes tempétueuses, nos volcans intérieurs ne se réchauffent-ils d'une flamme neuve ?
Ne craignez pas cet ouragan, allez à la rencontre de ces amantes aux beaux prénoms commençant par un A audacieux, ces femmes déterminées qui,  même plongées dans la nuit noire de l'oubli, ne se laisseront jamais oublier !
Axelle, Anne et surtout Aurore, celle qui aimait citer Pouchkine et Lermontov au bord de sa Caspienne natale là où, près de Bakou, se dressait un temple élevé en hommage au feu...

Un chant des "Fleurs du mal" en mélodie de fin :

"Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
O serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !"

Puisse les belles amours littéraires porter bonheur aux amants désunis et aux amoureux séparés !

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



Un visage qui aurait sans doute emporté l'imagination de Pierre Benoit amoureux de ses héroïnes !

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