jeudi 3 décembre 2015

La statue maléfique de Monsieur Mérimée



Les récits les plus fous viennent toujours des hommes les plus froids.
Prosper Mérimée, espèce de diplomate des Arts, boutonné des pieds à la tête, renfermé corps et âme, professant la prise de risques existentiels au degré le plus bas, amant à la passion ensevelie dans les glaces des premiers âges de la Terre, était parfois touché par la grâce de l'imagination fantasque.
L'été de l'an 1837, le voici en visite dans la région de Perpignan; soudain, le grave inspecteur des Monuments Historiques renie sa dignité parisienne ! Adouci par les rayons d'un soleil méridional, ôtant son habit de dandy à la mode devant la montagne du Canigou, en bras de chemise, la figure rougie et l'humeur réchauffée par la lumière coupante, les sens éveillés, il nous confie comment on doit se méfier des ardeurs de Vénus !
La manie des ruines antiques jette souvent dans de périlleuses aventures surtout si l'on se mêle de fouilles archéologiques en une contrée inconnue; Prosper Mérimée ne se doutait pas qu'une invitation chez un notable du pays catalan le ferait se heurter à une ancienne magie habitée par la cruauté d'une bête féroce.C'est tout le sel sulfureux de "La Vénus d'Ille", sa nouvelle la plus infernalement savoureuse!
Tout semblait si charmant à Ille, bourgade entourée de champs d'oliviers où la maison confortable de Monsieur de Peyrehorade suscite l'admiration générale "c'est la plus belle d'Ille ! Il a de l'argent, oui, Monsieur, et il marie son fils à plus riche que lui encore "annonce-t-on au voyageur fort ennuyé d'être confronté à une noce campagnarde au lieu de découvrir en paix de séduisants vestiges gallo-romains ! Prosper Mérimée daigne toutefois feindre l'intérêt aimable que l'on attend d'un distingué visiteur. D'autant plus que son hôte inconnu vient de faire une trouvaille des plus curieuses sur ses terres: une statue de bronze dont les yeux blancs vous fixent avec l'énergie d'une femme méditant un mauvais sort !
 Du moins, c'est l'opinion du paysan qui a extrait cette dame romaine des racines tutélaires d'un vieil olivier gelé; "c'est une idole, on baisse les yeux, oui, en la regardant elle a l'air méchante et elle l'est aussi. "Prosper Mérimée se récrie ! Comment une masse de bronze aurait-elle la faculté de nuire? Le brave catalan d'insister: c'est tout simple, la statue a cassé la jambe de son ami ! "Cassé net comme un échalas, sa pauvre jambe!" Cette certitude rustique laisse le dandy parisien rêveur... ces gens du Roussillon ont une imagination !
La gentillesse de la famille Peyrehorade chasse vite les élucubrations de son guide. Madame est affable à l'excès, elle sort ses confitures, ordonne que l'on étale assez de nourriture pour un corps de garde de peur que le délicat dandy ne périsse; Monsieur est vif, presque intenable "il parlait, mangeait, se levait, courait à sa bibliothèque, m'apportait des livres, me servait à boire; il n'était jamais deux minutes en repos. "Le fiancé, à la veille de son mariage avec une exquise héritière, déçoit un peu le visiteur. Aucune expression ! Aucune conversation ! Une totale immobilité !
 Mais cette absence de caractère est rachetée par un souci d'élégance rare dans cette province méridionale ! "Il ne m'adressa la parole qu'une fois, ce fut pour me demander où j'avais acheté la chaîne de ma montre."
On installe le respectable inspecteur des monuments historiques dans une chambre d'un confort s'accordant avec sa haute position et par surcroît de politesse, on ne manque pas de lui certifier que les jeunes époux du surlendemain seront isolés à l'autre bout du couloir... Il faudra se lever tôt car une visite à la fameuse statue s'impose ! Monsieur de Peyrehorade requiert la science latine de son invité;
"il y a des inscriptions que moi, pauvre ignorant, j'explique à ma manière... mais un savant de Paris!
 A demain, à demain ! Pas un mot sur la Vénus aujourd'hui. "Mais, la nuit va en parler de cette statue accusée de casser les jambes; Prosper ouvre sa fenêtre afin de contempler ce paysage si singulier pour un habitué des lieux à la mode: une vallée reculée que veille le Canigou," il me parut ce soir-là la plus belle montagne du monde, éclairé qu'il était par une lune resplendissante. "
Ce jour en pleine nuit lui révèle la statue en contrebas. Et, un incident survient... Attaquée par le caillou d'un villageois l'accusant d'avoir brisé la jambe d'un pauvre paysan, la statue se venge ! Dans la paix nocturne,un cri! "Elle me l'a rejetée !" Le cartésien Prosper n'en est nullement troublé ! Bien sûr, pense-t-il avec l'assurance du scientifique "il était évident que la pierre avait rebondi sur le métal". Cette réaction élémentaire lui paraît très juste ! Comment imaginer un acte conscient de la part de cette forme figée sur son piédestal ! Jamais un savant de sa trempe ne s'abaisserait à une pareille sottise...
Le coq chante, on présente une tasse de chocolat acheté en contrebande, la frontière espagnole se hausse un col plus loin, au parisien qui aurait bien voulu profiter de son sommeil catalan, et on l'entraîne "moitié rasé, moitié boutonné, brûlé par le chocolat" comme un trophée à offrir à l'impérieuse Vénus de bronze. C'est l'éblouissement ! L'expert, l'archéologue, le savant s'effacent chez Mérimée, l'homme sensible sent battre son cœur blasé. L'esthète solitaire entend les remous d'un passé antique bouillonner sous le métal sombre de cette oeuvre d'art employée en guise d'ornement de jardin.
Il n'en croit pas ses yeux ! "C'était bien une Vénus et d'une merveilleuse beauté. Il était impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours; rien de plus élégant et noble que sa draperie. "Hélas ! cette pureté ineffable, cette magnificence féminine idéalisée sont presque anéantis par l'impression maléfique distillée de tout ce bloc de bronze. C'est à ne rien y comprendre ! Le brave paysan catalan ne se trompait nullement: la statue irradie autant la perfection que la méchanceté ! "En vérité, plus on regardait  cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu'une si merveilleuse beauté pût s'allier à l'absence de toute sensibilité."
Prosper Mérimée essaie de lutter contre ce désagréable malaise, il se sent en état d'infériorité face à ce métal sculpté depuis une bonne vingtaine de siècles ! Afin de cacher ce sentiment de faiblesse des plus absurdes, le voici jouant à l'étymologiste distingué, rivalisant d'inventions extravagantes, de concert avec le très enthousiaste Monsieur de Peyrehorade ! Vénus turbulente ? Déesse phénicienne ?Vénus portant malheur aux inconscients osant l'aimer ? Vénus irritée contre son amant Myron lui faisant don d'un bracelet en expiation ? Les théories s'échafaudent, les deux compères s'excitent, le mystère demeure !
La réalité reprend ses droits; le jeune fiancé sort de sa léthargie en quêtant l'avis de ce parisien, arbitre des élégances, sur la bague dévolue à la charmante jeune Mademoiselle de Puygarric si bien dotée par sa tante fortunée. "Oh, dit l'heureux fiancé en toute bonne foi,c'est qu'elle est fort riche. Je vais être fort heureux. "Le célibataire invétéré que s'évertue à être Mérimée n'en est pas moins choqué par cet aveu ingénu ! Ces provinciaux vulgaires !
 La bague l'étonne toutefois; le jeune homme lui met sous le nez un anneau datant des croisades, un bijou de famille d'un modèle infiniment éloquent: deux mains réunies de façon indissoluble. Mais pourquoi diable avoir enseveli ce délicat ouvrage médiéval sous un amas de diamants ? Pour avoir l'air cossu, réplique le lourdaud de fiancé !Vraiment, ces noces s'annoncent mal... Après la statue terrifiante,faire la connaissance de la "promise" de ce jeune rustre
réconcilie l'érudit parisien avec les douceurs du terroir... Quel dommage qu'une aussi fine créature soit bientôt livrée en pâture à ce rustre ! Et, quel mauvais goût de marier ces jeunes gens un vendredi, justement le jour offert à Vénus depuis l'antiquité... Mérimée ne peut se défendre d'une indéfinissable angoisse...
L'heure fatidique s'avance: voilà l'heureux fiancé prêt à faire éclater son bel habit aux entournures ! Les chevaux de son brillant équipage piaffent, mais, quelle mouche pique le jeune homme ? Oublieux de ses devoirs, il se jette dans la partie de jeu de paume opposant ses amis villageois à une bande d'aragonais, des muletiers s'il vous plaît, des champions battant tout ce petit monde sans vergogne ! Or, la victoire tarde à changer de camp, le fiancé d'une traite, court à la statue et lui glisse l'épaisse bague d'engagement éternel qui l'empêche de porter ses coups audacieux. Bonne idée !.Les aragonais subissent une déconvenue inexorable ! Cette défaite à un jeu inoffensif les offense comme une atteinte meurtrissant leur honneur national ! "Me los pagaras, tu me le paieras",
murmure le chef de la bande furibonde... Pour le moment, le mariage se déroule avec force agapes et plaisanteries rustiques du côté des convives; et beaucoup de larmes du côté de la jeune épouse... Mérimée s'endort à table, assommé par l'abus de vieux vin de Collioure quand le nouvel époux le prend à part. Son visage est livide, sa voix blanche, ce qu'il confie effrayant, absurde, impossible.
L'étourdi a laissé la lourde bague médiévale au doigt de Vénus et la maudite statue ne veut pas la rendre ! Glaçant la lucidité, quelque peu abîmée par ces libations catalanes, de l'ami Prosper, il s'écrie d'un ton définitif: "Le doigt de la Vénus s'est retiré, m'entendez-vous ? C'est ma femme puisque je lui ai donné mon anneau..."
Prosper a en assez de ces élucubrations ! Les fantaisies éthyliques du jeune homme expliquent ce flot de sottises ! Il promet bien malgré lui d'aller voir ce tour de la statue de près; puis, renonce à tout autre projet que celui de rejoindre son lit. Avant de sombrer dans le sommeil de la bonne conscience, des pas exagérément pesants attisent sa mauvaise humeur contre ce "butor" d'époux !
A l'aube, le bruit désagréable recommence... "Cela me parut singulier. J'essayai, en baillant, de deviner pourquoi M. Alphonse se levait si matin. "Soudain, des clameurs, un vacarme intolérable, quel drame vient-t-il de gâter ce beau mariage ? Un assassinat ! Un massacre épouvantable !
Le jeune époux gît, mort, sur la couche nuptiale, sa jeune femme semble frappée de démence... Sur le parquet scintille la bague en diamants... Ce n'était donc pas un vol ? Une vengeance ? Interrogé, le chef des muletiers aragonais se défend avec une vigoureuse sincérité: "un aragonais, lorsqu'il est outragé n'attend pas au lendemain pour se venger, si j'avais cru que M.Alphonse eût voulu m'insulter, je lui aurais sur-le-champ donné de mon couteau dans le ventre."
La jeune épouse reprend ses esprits et raconte alors quelque chose de si abominable que personne n'y ajoute foi. Le criminel, c'est la statue ! Arrivée d'un pas lourd, allongée dans le lit à côté de la jeune femme demi-morte de peur, Vénus accueillit par une étreinte fatale l'imprudent qui lui avait glissé sa bague au doigt...
L'histoire en resta à ce point; aucune explication cartésienne n'a été trouvée à ce jour !
Fondue, transformée en cloches de bronze, la statue tueuse aurait gelé les vignes...

Cette nouvelle laisse monter l'angoisse avec une sombre délectation ! L'humour voilé est un raffinement de plus dans ce récit fantastique faisant soudain douter de l'attrait des bagues de fiançailles et des fouilles menées au profond des champs d'oliviers...

A bientôt !

Vers de nouveaux caprices ou intermèdes, pourquoi pas" l'Intermezzo" de Giraudoux ?
 Après une statue amoureuse, un fantôme séducteur...

Lady Alix

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