dimanche 27 décembre 2015

Pierre Benoit et sa fée "Axelle"


"Axelle" est un récit qui ne vieillira jamais : à la fois mémoires de captivité et roman d'amour , inclassable et prenant, inoubliable ....
Axelle,la plus touchante et la plus secrète des héroïnes de Pierre Benoit, est une créature sortie du sable blanc et de l'eau couleur d'aigue-marine d'une mer glacée, sur les rivages  de la  Prusse Orientale .
Fée à la blondeur irrésistible, déesse païenne, vierge à la candeur allemande ornant une toile oubliée au fond d'une chapelle gothique, elle fait tourner les têtes des humbles prisonniers essayant de survivre dans l'obscurité de leur minable camp au pied d'une forteresse en ruine.
L'an 1918 ouvre ses noires perspectives à Reichendorf, village misérable de la Prusse Orientale, une espèce de désert battu d'âpres vents, un purgatoire de corvées et d'ennui pour les jeunes officiers qui n'ont d'autre distraction que d'épier les habitudes des gens du château médiéval, noble citadelle lézardée veillant sur une mer maussade au delà des marais toujours chargés de vapeurs fétides et d'oiseaux sauvages.
Le château est cerné d'invisibles ennemis faisant fi de ses douves engorgées de boue et de son pont-levis dévoré de rouille. Ils ont nom pauvreté hautaine, pourriture humide, plafonds effondrés, planchers troués, atmosphère endeuillée à chaque heure du jour et de la nuit.
La vie des fiers barons repliés en ces murailles illustrant une gloire déchue ne diffère finalement que fort peu de la sinistre existence menée par les prisonniers de guerre sous le commandement d'un assez respectueux officier prussien, le capitaine Elbing. Cet homme a souffert de la guerre au point d'y avoir laissé la moitié de sa personne; en entrant dans son bureau, le héros de cette histoire, hésitant entre conte chevaleresque et roman tragique, ressent un choc nerveux;
 "mon émoi provenait du fait que le capitaine Elbing venait de m'apparaître au grand jour ce qu'il était en réalité: une moitié d'homme.
Les jambes subsistaient, mais la hanche droite, le bras, l'épaule ,la partie droite du visage, enfin y compris l'oeil, tout cela avait disparu. "
Par contre, ce ravagé est une belle âme, un chef juste et compatissant. Du moins avec ceux qui lui paraissent en valoir la peine; à la première seconde, il a jaugé et bien jugé le jeune Pierre Dumaine, "Dumaine, en un mot ? "La réponse affirmative du héros le déçoit un peu, on devine ainsi que le Sergent ne manque pas d'allure...
D'ailleurs, ses diplômes parlent en sa faveur: c'est à un ingénieur en électricité sorti de Centrale que le commandant souhaite la bienvenue. Le prenant assez vite en sympathie pour ses efforts de diplomate à l'intérieur du baraquement 7, sinistre cahute où Pierre Dumaine a eu la permission de réunir quelques vieilles connaissances, le commandant"gueule cassée", le recommande au Pasteur du village .Une fois par semaine, Pierre sort du camp, de la misère totale, il tourne le dos à la promiscuité, la saleté, le froid et la faim, ces terribles maux  rythmant le quotidien des prisonniers. Sans omettre le pire: l'isolement. Même les nouvelles du front ne parviennent plus à la frissonnante petite troupe d'officiers malades ou d' humbles soldats privés de lettres de France.
Le pasteur est un brave homme et aussi un fervent admirateur de la vieille noblesse locale. Il est au comble du bonheur en trouvant chez le jeune ingénieur français un confident singulièrement passionné.
C'est que Pierre a eu l'insigne chance d'éteindre un feu se déclarant dans le pavillon abandonné où la fiancée et cousine du seul des quatre fils du châtelain qui ne soit pas tombé au champ d'honneur, la diaphane Axelle de Mirrbach passe le plus clair de ses jours. Depuis, le mot le plus insignifiant sur la généalogie, les faits d'armes, la grandeur passée et la déchéance financière de la famille de Reichendorf  lui cause une secousse irraisonnée: il est amoureux...
 C'est le vers de terre en extase devant l'étoile polaire. Le hasard les remettra-t-il en présence ? Son unique lien avec la fière jeune fille reste le brave et bavard homme de Dieu:
 "La destinée de cette famille sur laquelle s'appesantissaient à la fois la ruine et la mort servait de thème, chaque mardi aux dissertations du pasteur Früwirth".
Au début, Pierre jouait la comédie, maintenant, il essaie de reconstituer les fils d'une espèce de chanson de gestes donnant à la fée Axelle le rôle traditionnel de princesse enfermée en son donjon. Il sait tout sauf l'essentiel: Axelle aime-t-elle le comte Dietrich ? Ou n'est -elle qu'un maillon soumis au sein d'une chaîne vieille de huit siècles qui à chaque génération ou presque voit un Reichendorf épouser une Mirrbach afin de perpétrer une lignée de guerriers, absolument valeureux et parfaitement dénués de sensibilité, au service de la gloire germanique ?
Se sacrifie-t-elle afin de réparer la faute de son père qui osa en épousant sa mère, une simple aubergiste, entacher de mésalliance le médiéval nom des Mirrbach ?
Mais surtout comment approcher cette froide sylphide blanche et blonde se mouvant évanescente et muette au milieu des tempêtes de sable et des rafales du vent du nord ?
La main du destin se pose sur l'épaule du prisonnier en la personne du général et comte de Reichendorf.
Au bord de la ruine après avoir enduré les dettes de jeu et le train de vie outrancier de ses trois premiers fils, le chasseur d'ours Conrad, un géant de deux mètres, le somptueux hussard Michel à l'uniforme couvert de "massives aiguillettes d'argent", le comte Hermann, colosse taciturne au dolman rehaussé d'or, le général est ravi de faire installer l'électricité dans sa forteresse sans débourser un sou grâce à l'excellente suggestion du Pasteur: utiliser gratuitement le savoir-faire,et
les services de l'ingénieur prisonnier.
Voici Pierre Dumaine en mission obligatoire là où il rêvait: chez Axelle !
Le chevalier sauvera-t-il de son amer destin la Dame de ses pensées ? Pierre est prêt à livrer bataille contre une armée de dragons mais Axelle ne lui demande rien. Pire, elle glisse  sans lui accorder une ombre d'intérêt, aérienne à l'instar des souffles d'air hantant les salles gigantesques et vides du château englouti sous l'incurie séculaire.
Pierre cherche à rendre sa mission pratiquement éternelle, quitter le château lui semble un arrêt de mort. Il prend son temps, découvre au fur et à mesure de ses travaux la très grande gêne contre laquelle luttent en vin le général et sa nièce, et peu à peu, éveille la confiance de la cuisinière et de l'homme à tout faire. On le vêt décemment, on le nourrit, il devient presque présentable !
A force d'aller et venir librement au sein de la citadelle dominant un étrange paysage d'étangs noirs et de sables blonds, il comprend que le vieux général nourrit une coûteuse faiblesse pour un divertissement enfantin; la reconstitution de batailles prussiennes mémorables à l'aide de régiments entiers formés de luxueux soldats de plomb. Il y noie toutes ses ressources...
Cette plongée dans l'héroïsme germanique lui tient lieu de raison de vivre.
La guerre actuelle le bouleverse beaucoup moins que les avancées des cuirassiers, uhlans ou chevaux-légers depuis longtemps en paix au paradis des braves.
Une idée de génie s'empare de Pierre: s'il installe de minuscules ampoules colorées aux endroits les plus décisifs d'un de ces combats immobiles, il gagnera peut-être les faveurs du général... Et, si ce dernier exige l'illumination de chaque vitrine contenant une bataille historique, il sera assuré de demeurer au château encore de longs mois. Axelle finira bien par s'apercevoir de son existence, à défaut de l'amour extravagant que sa personne éthérée ne cesse de lui inspirer...
La ruse du français réussit encore mieux qu'il ne l'escomptait. le général se pique d'amitié envers ce prisonnier qui le comprend si bien !
Le voilà entraînant dans sa manie le français soumis aux volcaniques humeurs de son nouveau compagnon de jeu: tous deux s'évertuent à faire avancer ou reculer leurs petits soldats.
Le général se métamorphose, rajeunit et perd la tête...
Le voici qui ne distingue plus le présent du passé tout en dilapidant les vestiges de sa fortune afin d'augmenter ses régiments miniatures, sa guerre imaginaire avance et recule.
Dans la vraie vie, c'est la même chose, l'Allemagne gagne, puis perd, la France avance et recule.
Pierre avance en amour et ne perd plus.
Sincèrement émue d'apprendre la mort de  la mère de ce prisonnier si poli, si respectueux, héritier de l'amour courtois, la muette Axelle lui  a fait broder un brassard de deuil. Compassion d'une bonne âme ?
Ou aveu voilé d'une attirance coulant de la solitude extrême ? Ce don a marqué une étape dans le chemin bosselé menant vers la confiance. Axelle est venue doucement à Pierre, apprivoisée chaque jour davantage par la timide générosité, la fidélité infaillible, le dévouement d'un autre temps de ce prisonnier singulier et de si bonne apparence. Le prisonnier, après le départ du malheureux homme à tout faire au front, part chasser le gibier sauvage, les canards volant sur les marécages, tout ce qui passe à sa portée afin d'aider les châtelains à ne pas succomber à la famine.
Mais il trouve vite sa récompense; Axelle s'anime, la fée fragile et froide devient une amoureuse, une femme au cœur chaud, à la main tendre, au regard éloquent. La Dame médiévale a disparu. Le bonheur se vit dans les brumes du matin, la guerre semble un cauchemar dont on tente de se préserver.
Les promenades sur la grève pluvieuse, les rencontres à l'abri des bosquets de sapins, les haltes au bord des marais à l'eau d'étain ont fait éclater les barrières; le sentiment parle sans honte ! Mais, les obstacles se précipitent au devant du couple fantôme. Le cousin et fiancé, le comte Dietrich arrive en permission au beau milieu d'une partie enragée menée par le général et son français !
Va-t-il se douter du profond désarroi de sa fiancée ?
 Une crise chassera-t-elle Pierre de la forteresse ?
Axelle éprouvera-t-elle des remords ou au contraire un regain d'affection loyale envers cet officier prussien qui se sait condamné au combat sans merci ? Car le commandant de Reichendorf n'a aucun doute: il assiste au crépuscule d'un monde figé par des idéaux moribonds. Une scène d'une intensité bouleversante dans sa simplicité lugubre unit à l'improviste les deux ennemis l'aristocrate prussien  et l'ingénieur français.
Se croyant seul,Dietrich tire un semblant de mélodie du piano éreinté de l'immense salle de concert; Pierre réfugié dans un recoin obscur écoute et son esprit s'élance sur les ailes de la musique vers l'enfer de cette guerre cruelle, inutile, interminable dont eux seuls, le prussien et le français connaissent l'atroce réalité.
"Nombre de fois, avant 1914, j'avais entendu cette marche funèbre du Crépuscule des Dieux, et l'on pense bien que depuis, je n'ai pas manqué de provoquer d'autres raisons de l'écouter. Quelles qu'aient été la virtuosité de l'artiste, je n'ai plus retrouvé le trouble qui me saisit ce jour-là, tandis que j'écoutais tremblant, un exécutant pourvu d'autres mérites que ceux que l'on peut exiger des jeunes gens du Conservatoire.
Sa maladresse même grandissait son jeu. Elle devenait l'expression du sublime désarroi de son âme.
Avec le même accablement, le même harassement que là-bas, une armée de fantômes défilait dans une marche aussi lente que celle des nuages..."
Conrad  a deviné qu'il fallait dire adieu à tout ce qui le rattachait encore à l'envie de vivre, Axelle comprise... L'art de l'écrivain emporte vers le haut ce roman qui aurait pu se contenter d'une intrigue touchante et banale. "Axelle" emprunte ses nobles accents à la tragédie sans espoir. La victoire séparera ceux que la guerre aura unis... La folie du général empire, le commandant Dietrich , fiancé mal-aimé de la silencieuse Axelle,tombe en héros juste avant l'armistice, Pierre supplie Axelle de fuir cette contrée malsaine, ce château demi-effondré, cette vie de nonne emmurée. Elle refuse par ces mots déchirants:
"vous ne comprenez pas ? Il ne vous est jamais arrivé de vous répéter deux mots, d'écouter avec épouvante le son qu'ils rendent l'un près de l'autre ? Un français, une prussienne !"
Le roman n'aura pas de fin: les amants se jurent d'attendre... Et nous attendons avec eux le miracle, l'espoir, le bonheur, ces bienfaits qui fondent sur les âmes lasses au moment où elles y croient le moins...
Pierre Benoit a laissé ses exubérances scintillantes au fond de la mer Baltique en écrivant "Axelle" d'un trait lucide, affûté, aiguisé. Le vent froid se mêle au sourire fugace de la comtesse prisonnière, un soleil prudent éveille à peine l'acier des eaux-dormantes; mais, tenace et vif, l'amour réchauffe le feu sous la glace. On espère dans le désespoir  en marchant sur le sable humide à la rencontre d'une fée qui enchante l'hiver.
Cette sobre manière avec laquelle l'auteur  distille une souffrance radieuse rend ce livre puissant comme un astre invaincu.
A bientôt, puisse l'an neuf vous combler de soleil !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

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