vendredi 1 janvier 2016

Amour et incompréhension:l'étrange roman de Prosper Mérimée



Depuis l'an 1833, l'ironique et diaboliquement perspicace Prosper Mérimée fait semblant avec son roman aussi peu romanesque que possible "La double méprise" d'être un émule de Marivaux.
Il se moque de nous !
Ce récit est un bijou précieux serti d'onyx et de perles blanches, un joyau inventé  par un esprit sombre pour un ange déchu. Son clair-obscur angoisserait si le style soigné et glacial de l'auteur ne nous éloignait pas de toute tentation de sensiblerie. Inspiré à la même époque, lui aussi, par le thème de la passion contrariée, Musset avait presque réussi à nous tirer des larmes grâce à son adolescent "On ne badine pas avec l'amour", conte théâtral étourdissant de facéties et de mensonges puérils, qui finissait mal. L'amour de toute façon finit mal !
Sauf chez Marivaux où les amants, après mille virevoltes et cent mille mots d'esprit, trouvent enfin la récompense enviable du sentiment partagé.
L'impavide et immuablement distingué Prosper se donne au contraire le raffinement de désunir deux personnes juste unis.
L'écrivain en profiterait-il pour guérir une déception d'amour-propre ? Le doute envahit assez vite un lecteur doué d'une once d'intuition... L'héroïne, cette coquette et prude Madame de Chaverny, sotte comme un panier, spirituelle comme une mondaine récitant son beau langage insignifiant et belle à rendre jalouses les danseuses de l'Opéra, ses rivales auprès de son inconstant et dodu époux, ne paraît-elle trop vraie pour ne pas avoir existé ?
 Qui sait si ce roman ne cache pas la discrète envie de déclarer sa flamme à une femme qui n'y a pas cru ? Sans le savoir, l'auteur propose une vision effarante de la condition féminine à l'époque romantique.
Madame de Chaverny descend d'un ravissant portrait signé de l'auguste main d'Ingres ou Winterhalter, avec son pâle minois encadré de cheveux bien lisses et son calme regard d'eau dormante. Sa coiffure et sa robe magnifique passent avant ses pensées enfermées sous son front marmoréen.
 Pense-t-elle d'ailleurs ? Le bonheur, le malheur signifient-ils quelque chose pour cette créature élevée au couvent comme une sainte, puis livrée au gros Monsieur de Chaverny comme une courtisane vendue un bon poids d'or ?
Que dissimulent ces traits juvéniles et quelle révolte s'étouffe-t-elle au fond de cette âme avide d'horizons ignorés ? Madame de Chaverny ne meurt pas de faim, elle périt à petit feu. Du matin jusqu'au soir, ses heures s'écoulent en tâches inutiles. Faire partie des heureux de la monarchie de Louis-Philippe premier roi des français ne lui suffit pas; la vie digne d'être vécue est hors de sa portée: cette très jeune femme se croit âgée de cent ans.
 Aucune porte de sortie ne s'ouvre: à cette époque, nulle perspective n'est envisageable pour une femme d'une bonne condition. Georges Sand qui est entrée dans l'histoire comme une excellente grand-mère du Poitou, suscitait le scandale le plus vif: une femme osant quitter son baron de mari, écrire et avoir des amants ! Marie d'Agoult sur un coup de tête s'enfuit avec le pianiste le plus talentueux du monde, le beau et cruel Liszt qui l'abandonna sans remords, Julie de Chaverny ne se révoltera que quelques heures et en mourra. Prosper en a décidé ainsi du haut de son intolérable cruauté. Il a même l'audace de commencer son intrigue de manière parfaitement inoffensive.
Le roman s'amuse à imiter les insolentes séductions des héros libertins, l'arrogant lecteur croit avoir tout deviné dès la première page, il est déjà berné ! Rien ne se déroulera comme prévu. L'ennui et Prosper Mérimée ne s'entendent guère. La première phrase de cette "double méprise" annonce le drame à venir: "Julie de Chaverny était mariée depuis six ans environ, et depuis à peu près cinq ans et six mois elle avait reconnu non seulement l'impossibilité d'aimer son mari mais encore la difficulté d'avoir pour lui quelque estime."
Ce pauvre époux est-il un montre maltraitant sa douce moitié ? Que non pas ! Il n'a absolument rien à se reprocher à part l'essentiel: l'ennui absolu qu'il répand au logis. Julie avait cru trouver en ce "bon enfant" grassouillet, toujours prêt à lancer une bonne grosse plaisanterie l'homme sympathique, doué d'un naturel plein d'alacrité et d'optimisme qui lui permettait de goûter aux charmes d'une vie conjugale sans soucis.
 Le sortilège des fiançailles s'est rompu, le prince s'est changé en un homme mal-élevé, obsédé par la chasse, à l'époque excellent moyen de se faire d'utiles relations.
Pire, le Comte de Chaverny se livre à la fréquentation assidue des "demi-mondaines ", gracieuses créatures  toujours promptes à réconforter les maris esseulés ou insatisfaits contre une compensation en carats étincelants... Julie s'en doute mais s'oblige à ne point y croire.
 Les consolateurs s'empressent autour de sa frêle silhouette, les hommages pleuvent devant ses grands yeux clairs. On prête l'oreille aux éloges excessivement familiers décochés par son propre époux sur ses jambes magnifiques, dignes de celles des plus coûteuses hétaïres. L'innocent personnage ne pousse-t-il l'inconscience jusqu'à les vanter au vicomte de Chateaufort, un bellâtre d'officier déterminé à séduire la mélancolique comtesse délaissée par son grossier époux :
 "Chateaufort, savez-vous que j'ai voulu faire mouler autrefois les jambes dont on parle ? Mais on n'a jamais voulu le permettre.Savez-vous qu'elle se fait prendre mesure par son marchand de bas ?" Chateaufort n'en savait rien mais l'époux lui trace d'assez enivrantes perspectives pour qu'il décide de passer à l'action.
Toutefois, Julie de Chaverny s'ingénie à décourager son aréopage d'admirateurs dévoués.
 Elle se venge de ses déconvenues conjugales en arborant la couronne des épouses bafouées, patientes et lointaines.
Bien sûr, c'est une pose qui ne trompe guère les séducteurs professionnels. Julie devient une proie dont la conquête attisera la vanité du plus habile. C'est le perfide Chateaufort, caractère pétri de vanité, croit sa victoire assurée par un événement fâcheux dû à la balourdise inconcevable du mari ! Le roman psychologique tourne alors à l'aimable vaudeville. Le comte de Chaverny a beau être affligé d'une évidente surcharge pondérale et d'un esprit infiniment enfoncé dans la matière, une passion louable l'habite; l'ambition !
Il parvient ainsi à secouer sa paresse congénitale afin de flatter les "bonnes personnes ", et ce au bon moment. Une chance s'ouvre à lui d'être "gentilhomme de la chambre", autrement dit une espèce de sous-secrétaire d'état, poste honorifique, honorable, honoré et réclamant surtout une épouse capable de bien recevoir, peut-même de tenir un salon fort décent et très feutré où les secrets de haute politique s'échangeront avec les coupes de champagne. Chaverny est prêt à endosser ces prenantes responsabilités:
 " Quand j'aurai un emploi à la cour, j'aurai sans qu'il m'en coûte un sou autant de loges à l'Opéra que je voudrai et l'on sait tout ce que l'on obtient avec des loges.
En outre, j'aime beaucoup la chasse: les chasses royales seront à moi."
La malheureuse Julie va servir les plans d'avenir de son époux en tombant dans un effrayant traquenard !
 Par miracle, elle loue une loge à six places à l'Opéra; c'est un soir particulier, on joue une première représentation; la politesse et, qui sait, l'envie de plaire à un homme pour lequel elle existe, l'incite à convier Chateaufort. Elle ne compte pas du tout sur son mari. A son immense surprise, cet individu réfractaire à toute forme d'art, insiste pour l'accompagner. Julie pense que sa vertu en sortira grandie... Elle se trompe horriblement.
Comme elle rabroue l'entêté Chateaufort occupé à lui faire des avances pressantes, son époux apparaît, une singulière femme à son bras. Derrière l'étrange créature un homme parfaitement corrompu, le très considérable et irrémédiablement dissolu Duc de H.
Chateaufort comprend tout ! Julie ne comprend rien.
La dame inconnue serait-elle une cousine sentant la province que le duc présente malgré lui au tout-Paris ? Quel manque de savoir-vivre en tout cas :
"La dame parlait musique à tort et à travers, elle questionnait Julie sur le prix de ses robes, de ses bijoux, de ses chevaux. Jamais Julie n'avait vu des manières semblables..."
La vérité éclate dans l'escalier majestueux: le duc a infligé à une femme comme il faut sa maîtresse du moment. Un service contre un autre: Chaverny est maintenant certain d'atteindre son but: il sera gentilhomme de la chambre du roi très bientôt. En attendant, Julie se sent trahie  et, ce qui reste impardonnable, ridicule. D'autant plus que son galant le vicomte de Chateaufort la laisse en plan après avoir accepté l'invitation à souper du duc...
 Seule et abandonnée, la jeune femme parfaite sombre dans un vertige d'incertitudes. Doit-elle quitter son époux ?
 Se taire encore une fois ? Il lui faut un conseil, une amie de sa mère, femme au tact éprouvé le lui donnera; apprenant de la bouche de son époux, incapable du moindre remords, que ce dernier part chasser sur les terres du maudit duc, vite, Julie s'en va chercher le réconfort qui lui manque chez sa vieille amie.
En chemin, la voiture traversant au petit-trot la campagne hivernale, Julie regarde son passé défiler sur la route cabossée, au fil des cahots, les images se bousculent; soudain, un visage surgit du fond de sa mémoire: celui du froid et ironique Darcy.
C'est un choc ! Darcy ! l'énigmatique et congelé Darcy...
son premier soupirant, celui qui avait noué un lien complice avec elle avant de partir en poste comme secrétaire d'ambassade à Constantinople, sans s'être déclaré, sans lui avoir dit un mot moins glacial que d'ordinaire :
" la nuit, elle ne dormît guère, la figure triste de Darcy était toujours devant ses yeux."
 Hélas ! Darcy  demeure une énigme;
 "Il part cette nuit, ne le savez-vous pas ? A Constantinople."
 Julie, amère, déçue, désemparée, ne voit dans ce départ rapide et muet qu'une explication:
 "il ne m'aime pas".
Prosper Mérimée intervient à ce moment précis afin de donner son avis très personnel sur cet ancien malentendu sentimental qui semble le concerner de fort près:
"Huit jours après Darcy était oublié. De son côté Darcy, qui était alors fort romanesque, fut huit mois sans oublier Julie. Pour excuser celle-ci, et expliquer la prodigieuse différence de constance, il faut
réfléchir que Darcy vivait au milieu des barbares, tandis que Julie était à Paris entourée d'hommages et de plaisirs".
Cette même Julie arrive cependant chez sa vieille amie, Madame Lambert, la tête bourdonnante du souvenir d'un Darcy idéalisé qu'elle croit aimer en vain depuis six ans en dépit de l'absence et du manque sidéral de nouvelles.
 Darcy est-il mort si ce n'est dans le théâtre de son imagination ?
Le fantôme diplomatique est vivant !
 Le sort se moque-t-il ? Ou le hasard a-t-il décidé de favoriser ces amours interrompues ?
 Darcy se matérialise à l'élégante soirée donnée par la charmante vieille amie... Sous le regard indigné d'un Chateaufort ivre de jalousie, la parfaite épouse de l'indigne comte de Chaverny couve de l'éclat de ses yeux enamourés le diplomate racontant ses exploits.
En avouant avoir sauvé une turque que son cruel époux destinait à servir de repas aux poissons, Darcy achève se rendre Julie folle de lui. Ce cœur endormi se ranime a vue d’œil...
Un tumulte intérieur l'emporte, elle oublie que ses sentiments anciens "étaient bien moins vifs", rejetant tout bon sens, la voilà inventant sa nouvelle passion.
Mais, le flegmatique diplomate partage-t-il cette tempête ?
 Prosper Mérimée est absolument enchanté d'éteindre le feu ! Le fait-il par lucidité ou pour assouvir un obscur ressentiment ? Darcy semble le double de son créateur:
 "il avait rencontré avec plaisir une jolie femme qui lui rappelait des souvenirs heureux, et dont la connaissance lui serait probablement agréable pour l'hiver qu'il allait passer à Paris."
La passion n'a guère de prises sur un diplomate expérimenté...
Toutefois, c'est compter sans les accidents sur les routes défoncées de l'an 1833.
 La voiture de l'infortunée Julie verse dans le fossé ! Darcy s'arrête, prend la chère comtesse en pitié, et l'installe sous son manteau étalé au milieu des deux anciennes connaissances. La suite reste un secret infiniment galant dont seuls les coussins de la voiture gardent la tendre empreinte...
Darcy se monte la tête:
 "Avez-vous jamais su quels étaient mes sentiments ? Ah!si vous m'aviez mieux connu, nous serions sans doute heureux l'un et l'autre".
Déclaration comblant de bonheur une Julie éperdue d'amour et s'écriant en réponse un absurde:
 "que je suis malheureuse!"
Darcy comprenant, à force de persuasion "à la hussarde" que le dénouement est proche, n'hésite plus; il ose un mot décisif dont l'éloquence désolée va arracher l'aveu fatal à la pauvre comtesse de Chaverny:
"Madame, j'avais oublié Paris. Je me rappelle maintenant qu'on s'y marie mais qu'on n'y aime point."
Julie éclate en sanglots, sa joie l'épouvante, elle ne se défend plus:
 "Oh ! oui, je vous aime !"
L'histoire devrait se terminer avec douceur, tendresse et promesses aussi fausses qu'exquises.
Darcy, trichant avec lui-même, pense engager une charmante liaison dénuée de complications et de drames.
Une aventure à la mode parisienne, un lien "ancien-régime", une pointe d'amour et un parfum d'aimable libertinage. Julie, pauvre âme idéaliste, ne songe qu'à s'enfuir avec le diplomate, le plus loin possible.
Elle réalise aussitôt sa folie:
"La parole expira sur les lèvres de Julie. Comment parler de fuite, d'enlèvement à cet homme si calme, si froid, qui ne pensait qu'à arranger sa liaison de la manière la plus commode. "
Et l'ancien sentiment ravivé dans la fièvre d'une passion nourrie par les déceptions et la solitude morale, cause la perte de l'amante une seconde fois blessée...
Julie est dévorée de terribles regrets. Son époux la trompe, pourtant, c'est elle qui se juge coupable, elle se trouve indigne, et de lancinants remords la torturent.
Une crise nerveuse l'envahit, puis l'emporte d'un coup sur le lit d'une humble auberge, en pleine fuite de l'homme qui l'accable, Darcy et de celui qu'elle a  éconduit, Châteaufort.
Cette mort inattendue frappe de douleur sincère, quoique fugace, son époux et son admirateur sincère, Châteaufort .
Mais Darcy met son point d'honneur à envisager les aléas de l'existence du haut de sa réserve de diplomate forgé dans la condescendance hautaine. Il se tait pendant plusieurs mois et finit par conclure un mariage "avantageux". De pauvre, il devient riche, en est-il heureux pour autant ?
Un jour, leur vieille amie commune lui reparle de Julie en précisant:
 "quel dommage que vous fussiez trop pauvre pour elle quand elle s'est mariée !"
et  Darcy sourit "de ce sourire ironique qui lui était habituel, mais ne répondit rien."
Que conclure ?
 Le sentiment peut-il grandir entre deux êtres si chacun est convaincu que l'autre n'a aucune raison de l'aimer ?
 Prosper Mérimée raconte de façon limpide l'histoire bien étrange de deux amants mystérieux... Cet anglophile ne lève -t-il un coin du voile épais dont il se plait à entourer ses pensées intimes en nous donnant un indice de choix ?
 Tout simplement le nom de Darcy ! Celui-même du Darcy, héros fameux de Jane Austen vers 1810, Darcy, déjà modèle du héros froid et retenu.
 Hautain  personnage aveuglé par les préjugés de sa position très considérable face à son attirance envers la piquante, pauvre et exagérément orgueilleuse Elisabeth Bennett... Chacun aussi croyait que l'autre n'aimait pas. Or, en ce cas anglais, l'écrivain étant une vieille fille déterminée à emmener à l'autel le couple en duel, le roman se termine dans la félicité: Elisabeth devient riche et s'en moque car son trésor c'est son époux Darcy.
 Le méprisant Darcy trouve le bonheur au delà des préjugés de caste; l'une a baissé la garde de son impulsif orgueil, l'autre reconnait que les plaies d'argent ne dégradent pas mais, au contraire, élèvent les caractères distingués.
Hélas ! Prosper Mérimée est un vieux garçon craignant les risques inutiles, il se contente de noyer ses héros en une formule lapidaire:
 "Ces deux coeurs qui se méconnurent étaient peut-être faits l'un pour l'autre."
On en vient à songer que si le romancier n'avait imaginé la mort rapide de Julie, la vie, bonne fille, aurait, qui sait, gratifié ces amants stupides d'une dernière chance...
Il faut résister à la tentation de faire disparaître  sans pitié ses personnages quand on est un écrivain aussi étincelant que Mérimée !

Cette strophe de Pierre Louÿs résume, avec une tendre et cruelle émotion, cet amour impossible:

"Rappelez-vous qu'un soir nous vécûmes ensemble
L'heure unique où les dieux accordent, un instant,
A la tête qui penche, à l'épaule qui tremble,
L'esprit pur de la vie en fuite avec le temps."

A bientôt !
lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



Une vers mon ro
Une belle amie de Prosper Mérimée : Sophie Duvaucel, épouse d'Alexandre Ducrest de Villeneuve
Par Sir Thomas Lawrence, 1830
musée du Louvre

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