lundi 7 décembre 2015

Contes du vieux château : "Esther et le diplomate" ou les hasards de l'amour dans une Florence endormie

Les hasards de l'amour dans Florence endormie:
"Esther et le diplomate: Frédéric Vitoux

En 1793, qui se souciait de Florence, citée ronronnante sur son passé ?
La ville des Médicis était devenue une bourgade veillant sur un coffre aux merveilles.
Or, une tempête d'opinions et d'idéaux bruissait en ses palais de pierres bosselées; les rumeurs les plus insolentes croissaient ses jardins et menaient leur train entre cyprès, fontaines et citronniers, trahisons chuchotées et  amours occultées.
 Fraîchement promu à l'austère dignité de diplomate représentant la nouvelle République française juste après l'exécution du roi, le très humaniste et absolument célibataire François Rambault va se découvrir une nouvelle jeunesse en faisant la chasse aux espions de toute sorte et aux toiles de maître vendues trois francs six sous en son honneur.
Frédéric Vitoux brosse dans ce roman "Esther et le diplomate" le portrait d'un homme mûr qui s'affranchit soudain de sa prudente retenue, de sa réserve de diplomate habitué à se cacher derrière un masque lisse, afin de défendre sa passion amoureuse inattendue; et en même temps, sa foi dans les droits de l'homme ravagés par le bain de sang d'un gouvernement français en proie aux pires exactions contre ce peuple qu'il avait juré de défendre.
Le récit commence de façon pittoresque à bord d'une corvette marchande tanguant sur la méditerranée, de Marseille au port toscan de Livourne. Les passagers s'accommodent de bonne grâce des inconforts de la navigation, du mauvais vin servi à la table du commandant, du mal de mer et des torrents verbaux d'un anglais apoplectique, rougeaud et antipathique qui en fait un peu trop pour ne pas susciter la suspicion...
Pourquoi ce John Hartwood fouille-t-il dans la cabine du diplomate ? Qui l'a mis sur son chemin ?
Sa sœur, la fine, suave et tuberculeuse lady Melcombe, veuve du vicomte Veymouth, aristocrate ayant poussé l'art de vivre jusqu'à la ruine totale, sert-elle de paravent, d'alibi à ce frère fort peu respectable? François Rambault ne se doute nullement qu'il est sur le point de tomber amoureux comme un adolescent de la blanche Cecily.
En célibataire endurci, il s'est toujours méfié des femmes de chair, sources d'ennuis et de dépenses inutiles, au profit des madones peintes, si rassurantes du haut de leurs toiles  et surtout silencieuses et sans caprices ! Mais l'amateur d'art trouve son maître cette fois, cette sage lady abandonnée par la fortune possède bien mieux:
 "elle aurait pu ressembler à une madone de Corrège. Et il apprécia autant sa pâleur que son silence dans les profondeurs de cette salle à manger où les flammes des lampes se reflétaient aussi sur le vernis du bois. C'était une femme qui ne se poudrait pas, qui ne se souciait pas de séduire ou de mentir".
Le ton est donné ! Le diplomate a trouvé son idéal !
Du coup, son esprit bat la campagne; sa mission ne lui inspire qu'un intérêt mitigé. D'ailleurs, en ce mois de janvier 1793, c'est la confusion qui s'installe dans sa hiérarchie. Il croyait partir pour Rome, lors d'une escale à Nice, il reçoit l'ordre du Conseil exécutif de se rendre à Florence; immédiatement ! Il est urgent de savoir si le jeune grand-duc, neveu de Marie-Antoinette, mais éduqué selon les idées des philosophes, accepterait de "laisser les troupes françaises traverser la Toscane".
Sur ce, le diplomate après Nice et Gênes, débarque à Livourne et dans ce port tranquille, les fureurs politiques lui sautent au visage !
 La Convention vient de voter une déclaration de guerre au roi d' Angleterre... Les anglais, plus que la mort du roi, veulent venger leur défaite américaine.
 "Les Anglais n'ont jamais oublié Yorktown ! " s'écrie le collègue de François obligé, bien malgré lui, de plonger dans les orages de la Terreur à Paris.
Béni des dieux, François Rambault ? A priori, ses chimères glorieuses et ses manies artistiques sont vouées au néant: que va -t-il devenir à Florence ? Rome, passe encore, c'est le paradis des collectionneurs impécunieux de l'époque, mais Florence ?
La Toscane se déclarerait-elle en guerre contre la France ?
Elle n'avait aucun besoin de soutenir l'Angleterre; pays prospère, libéré de la peine de mort par le propre frère de Marie-Antoinette, le grand-duché avait reconnu la République française.
C'était donc une espèce de Suisse où allait s'engloutir François. Et Lady Cecily dans tout cela ?
Une malice du destin met en présence de son portrait le diplomate errant dans les rues de terre battue de Livourne, l'échoppe minable du Signor Rafaelli contient un obscur trésor: un très vieux tableau, une toile en triste état représentant Esther s'évanouissant devant le roi Assuérus; une chose élimée, pitoyable, et pourtant, François n'hésite pas à marchander âprement ! Esther évoque Cecily...
La toile n'a pas de prix :
 "Elle avait l'ovale, l'ivoire aussi du visage de Lady Melcombe et il aurait voulu déjà nettoyer ce visage, passer dessus un peu d'eau savonneuse pour l'éclaircir, pour qu'il relève les paupières et dévoile ses yeux bois de rose."
Un tableau déniché, l'écho subtil d'une femme que l'on ignore encore aimer, voila qui réconforte l'humaniste perdu dans un nouvelle société rompant avectout ce qui lui tient à coeur:
"ils n'avaient peur de rien ces hommes de la Révolution, ils étaient l'avenir et l'enthousiasme. L'enthousiasme surtout. Seuls les postes de diplomates avaient encore échappé à leur impatience. Sans doute parce que la diplomatie est affaire de silence, d'attention, de doute, de ruse, et non pas de cavalcades et de provocations. "
François n'est plus à sa place et il le sait.
Un espoir demeure: par le plus singulier des hasards, Cecily et son frère, l'insupportable négociant anglais, changent de cap eux aussi ! Florence les réunira tous !
Qui en a décidé ainsi ? François s'en moque !
Une faible lueur perce à travers son brouillard intérieur; et, comme si une divinité avait pitié de son humeur adolescente, à Lucques sur le chemin de Florence, alors qu'il contemple, au sein du Duomo, le gisant sublime de la belle Ilaria, chef d'oeuvre du maître Jacopo della Quercia quatre siècles auparavant, Cecily se matérialise...
Leur promenade nocturne éveille les sentiments cachés, un air d'opéra-bouffe "Nina ossia la Pazza per amore" fredonné par l'adorable lady scelle une promesse:
 ils se reverront !
En attendant, François à peine ses bagages ouverts et son Esther clouée au mur de son logis, deux pièces surmontant une boutique de fruits et légumes, quelle manque au protocole indispensable à un presque ambassadeur, se voit soudain la Providence des affligés du monde de l'art !
Méchamment rejetés de Rome, la cohorte affamée des peintres, architectes, dessinateurs français affluent dans la minuscule ambassade bordant l'Arno.
Il faut nourrir, rassurer, habiller ces esthètes épouvantés ! Un secours leur a été obligeamment fourni par un inconnu, le dessinateur Jean-Baptiste Wicar, tête brûlée, caractère emporté, républicain immodéré ! Ce comportement explosif agace le dévoué secrétaire d'ambassade car Florence exige du silence ! Rien que du silence ! François est entièrement d'accord .
Du fond du silence florentin, n'entend-t-il chanter Lady Cecily ?
Alors, qu'importe les turbulences déplacées de ce Wicar . La confrontation entre les deux hommes arrive toutefois assez vite: en plein cabaret, un français reçoit un coup de poignard sous les yeux incrédules du diplomate !
C'est le fameux Wicar, bien sûr, victime de ses incessantes provocations .
François vole à son secours, aide sa jeune et ronde maîtresse, et, en récompense, apprend que la première de "Nina ossia la Pazza per amore", une "ânerie larmoyante", dit l'insolent Wicar auquel sa blessure n'a nullement fait perdre la causticité de sa langue, est pour les prochains jours ! François oublie l'attentat, la révolution, les espions anglais qui, d'après Wicar, pullulent comme des mouches, les ennemis de la république, le grand-duc et sa maîtresse, les statues, les églises, les cyprès, les nobles florentins courtois et taciturnes, les poignards sortis et les servantes amoureuses.
Le monde se rétrécit, Florence se métamorphose en une seule rue: la via della Pergola, un seul théâtre  une seule femme:
 lady Cecily !
Il ne se trompe pas: Cecily assiste à cette représentation emportant de bonheur les Florentins sentimentaux, coeurs chauds et faciles à émouvoir, se délectant de l'affreux chagrin de la malheureuse Nina perdant sa raison à force d'aimer celui qu'elle s'imagine perdu à jamais.
Tout Florence se presse et Lady Cecily fait encore mieux: elle trône au dessus de la plèbe, invitée des aristocrates les plus remontés contre la République française !
Grâce au Ciel, c'est une femme intrépide, dés qu'elle aperçoit l'embarrassé diplomate, elle s'empare de son bras et de son cœur par la même occasion ...
Le moment n'est pas au romantisme: une nuée de papiers pleut sur l'assistance: des proclamations révolutionnaires appelant à la révolte le bon peuple de Florence, n'aspirant qu'à des jours endormis.
Le diplomate se ranime en l'adolescent amoureux de cinquante et quelques printemps:
François déchire ostensiblement un des ridicules papiers, l'incident est clos en deux secondes, Florence, à la guerre préfère l'amour.
Mais, le frère de lady Cecily entre dans la danse, les manipulations se multiplient, une machination s'ourdit contre François qui, indifférent, ne pense qu'à Cecily.
La jeune veuve s'attache et se détache de son diplomate au rythme de sa maladie, elle veut se montrer à lui sous un jour serein et gracieux, comment aurait-elle l'impolitesse de l'accabler avec son quotidien fastidieux de remèdes, potions et quintes de toux ?
 Ils vont vivre et faire l'amour sur un fil tendu au dessus de l'abîme.
Cecily meurt tout doucement, elle se donne sans mesure avant de descendre le fleuve éternel:
"le bonheur n'est pas un droit. Le bonheur est une grâce. Cecily et lui s'accordaient parce qu'ils mesuraient le privilège de cette grâce qui tombait sur eux, comme le vent du haut des collines vers la plaine de Pistoia. "
Les pages exquises contant la fugue des amants dans une solide maison de la campagne toscane tissent une harmonie ample et musicale: le chant de l'éternité, l'amour pur, élevé au rang d'oeuvre d'art, l'isolement généreux dans un jardin interdit au commun des mortels:
"Avant de connaître François, Cecily n'avait jamais rien partagé de la sorte avec personne. elle n'avait jamais pensé qu'elle pouvait être une femme libre qui s'arroge le droit d'exister..."
Hélas, le temps ne se dompte qu'un court instant...
Sa manie de collectionneur aura raison de la légendaire prudence de François; les nerfs à vif, de retour des collines toscanes, le voici prisonnier d'un complot .
On l'accuse du vol d'un précieux tableau de Corrège faisant partie du Palais Pitti. Il a donc détroussé le grand-duc ! Lui l'honnête diplomate !
Une folle cavalcade emporte le pauvre François, brouillé avec Cecily, menacé,calomnié, exaspéré, il rajeunit à vue d'oeil .
Le roman s'apaisera, et le vent de l'histoire reprendra ses droits. La maladie de Cecily aura le dernier mot...
Longtemps après ces péripéties florentines, François, léguera au musée de sa ville natale, Nantes, la toile d'un grand maître: un Corrège qui vaut le détour... Un souvenir mêlé à sa passion pour une Anglaise qui ressemblait à l'Esther embellissant un vieux tableau dont personne n'a retrouvé la trace.
Roman à l'écriture élégante, sensible, subtile, "Esther et le diplomate" se lit, se relit, devient un ami, un confident, un sanctuaire parfois.
 Ce testament d'un esprit altruiste, ces confidences aériennes, ces amours diaphanes et vigoureuses nous rejoignent cœur et âme; c'est l'apanage enchanté des grands romans.

A bientôt !

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse
1780: un portrait signé Fragonard qui pourrait être celui de Lady Cecily,
Musée Fragonard, Grasse

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