vendredi 18 décembre 2015

Ulysse à Corfou : le roman de Nausicaa



"Muse, dis-moi la vie de l'homme aux mille tours dans son sac, raconte-moi comment il vagabonda sans fin, après avoir pillé la ville sainte de Troie."
C'est ainsi que résonne depuis trente siècles la mélodie du  plus beau conte du monde; le récit sentant le sel de la mer couleur de vin autant que celui des larmes du héros grec, Ulysse, errant dix tumultueuses années d'île en île, de port en port sans jamais voir le jour du retour.
Une escale le mit aux prises avec le monstrueux cyclope mangeur d'hommes, l'autre vit la déroute de ses compagnons dévorant, pauvres fous, le troupeau du dieu du soleil. Une autre encore le livra à l'encombrant amour de la divine Calypso, nymphe qui le retint prisonnier de sa caverne creuse, de ses grèves au sable fin, croyant nourrir sa passion, et ne récoltant que le désir de la fuir .
Heureusement Athéna aux regard vert veillait sur cet Ulysse qui avait su lui plaire grâce à son esprit vif, ses ruses ingénieuses, sa bravoure mise aux service des rois grecs devant les remparts de Troie, et surtout sa ténacité extraordinaire chez un mortel. Hélas ! En aveuglant d'un pieu rougi au feu, Polyphème, le Cannibale doué d'un œil unique, qui s'empressait d'avaler ses marins, Ulysse a défié le dieu de la mer, Poséidon qui, depuis, ne cesse de l'égarer sur les flots.
Mais, Athéna persuade le roi des dieux Zeus de libérer le héros de la tendresse égoïste dans laquelle essaie de le noyer Calypso . Cela suffit ! Ulysse mérite de rentrer enfin à Ithaque où son fils, le jeune et naïf Télémaque et sa femme, la fidèle et aimante Pénélope, luttent contre une nuée de princes et rois fainéants. Ces pique-assiettes invétérés réclament tous la main de la reine et les richesses de cet infortuné roi que l'on s'acharne à désirer chez Hadés, le monarque du pays des ombres, le roi des morts.
Calypso pleure et se lamente, toutefois, quand un ordre vous est donné par Zeus et transmis aussitôt de la bouche d'Hermès, que faire sinon se soumettre ? Ulysse, diplomate digne de sa réputation, atténue de ses mots habiles l'intolérable déception de la nymphe; la colère de cette déesse amoureuse tombe sous les flatteries parfaitement calculées ! Ulysse, prêt à tout afin de s'enfuir, ment au point d'enlaidir son épouse: "vénérable déesse,ne te fâche pas ! Auprès de toi, Pénélope paraîtrait médiocre de beauté et d'allure; elle est mortelle et toi tu es immortelle et jeune pour toujours."
C'est vers cette humaine imparfaite que s'embarque le héros qui a eu le front de refuser l'immortalité offerte par sa divine amante. Humain, il est né, humain, il restera, c'est sa grandeur d'homme capable de faire un choix...
Il l'ignore, mais le destin lui réserve un tour de sa façon. Le calme après la tempête, une halte au milieu de la houle, un jardin parfumé sur une île  mystérieuse: le sourire d'une princesse envoyée par Athéna ! L'adorable chant VI de l'Odyssée nous captive depuis trente siècles...
Ulysse navigue dix-sept jours sans encombres, en se fiant à la Grande Ourse, le dix-huitième, enfin, l'île de Phéacie se détache sur l'horizon. Ulysse arrive-t-il vers un port secourable ? Ce serait trop facile .
Les vents sont vite contraires, la mer s'enfle ,le courroux de Poséidon se lève avec la tempête .
"Durant deux jours, deux nuits, Ulysse dériva sur la vague gonflée: que de fois en son cœur, il vit
venir la mort ! Quant ,du troisième jour, le vent tomba, le calme s'établit; pas un souffle, il put voir la terre toute proche; "C'était sans compter avec le dieu de la mer préparant sa vengeance !
La terre se dérobe, la mer est soulevée, Ulysse est forcé d'abandonner son radeau, il reçoit l'aide de dernier instant de la déesse marine Ino; et sauvé par le voile protecteur de celle-ci, aidé ensuite par le dieu d'un fleuve dont il découvrit l'embouchure, le héros bien mal en point réussit à s'écrouler sur la grève.
 Puis, sa fameuse raison lui revient: "malheureux que je suis ! que vais-je encore souffrir ?
Quel est ce dernier coup ? Si je reste à veiller sur le bord de ce fleuve, quelle nuit angoissée !"
Ulysse se reprend, monte à grand peine le coteau, et "il alla se glisser sous la double cépée d'un olivier greffé et d'un olivier franc qui, nés du même tronc, ne laissaient pénétrer ni les vents les plus
forts ni les brumes humides".
Il s'endort, sous la protection d'Athéna dont l'arbre consacré est bien sûr l'olivier. La déesse aux yeux verts le regarde et décide encore une fois d'agir.
Cette sage gardienne du héros aux mille ruses  se change en un souffle d'air qui se glisse au sein du palais du roi des Phéaciens, Alkinoos; là, elle entre dans les rêves de la princesse Nausicaa, et, en empruntant le visage d'une jeune amie, lui dit ces mots d'une charmante et ferme simplicité, étonnant et touchant témoignage des coutumes de ces temps antiques où rois et princes savaient vivre avec un noble naturel: "Salut, Nausicaa, ta mère a enfanté une fille qui ne se fait guère de souci: il y a du linge brillant dont on ne s'occupe pas beaucoup ici.
Ton mariage approche, et il faut pourtant que tu sois belle et bien habillée.
Vite, partons laver dès que l'aurore nous y incite, je t'accompagnerai pour que nous finissions plus vite... Allons ! dis à ton père de faire atteler les mules et la voiture... puisque les lavoirs sont très loin de nos quartiers."
Aussitôt Nausicaa s'éveille et cours chez ses parents . Il n' y a pas une minute à gâcher ! La princesse met toute l'impétuosité de sa jeunesse à conduire elle-même son chariot débordant de blanches robes !
La joyeuse troupe des suivantes lave avec entrain au bord du fleuve se jetant dans la mer; ensuite on joue à la balle  et voici que des cris rieurs tirent Ulysse de son sommeil salvateur. Il sort de son abri, pareil à un vieux lion . Les jeunes filles effarouchées s'enfuient !
Le plus délicieux intermède de l'Odyssée commence: Nausicaa  ne recule pas . D'abord, une princesse se doit de montrer l'exemple face au péril, donc, elle ne bouge pas, elle veut comprendre qui est ce mendiant hideux; sa force de caractère provoque l'admiration d'Ulysse; qui peut bien être cette intrépide jeune fille ? Il ignore qu'Athéna donne cette audace incroyable à la belle inconnue...
Mais, comment plaider sa cause, il est repoussant, sale, hirsute; il ne lui reste rien, sauf l'essentiel,
l'intelligence, la raison et la parole ! Aussi se prosterne-t-il aux pieds de cette superbe créature qui l'observe sans manifester la moindre crainte et prononce-t-il un enivrant discours dont l'élégance révélera immédiatement  quel homme civilisé  se cache sous une horrible apparence:
"Reine, je suis à tes genoux, que tu sois déesse ou mortelle, si tu es déesse, chez les dieux qui habitent les champs du ciel, tu dois être Artémis, la fille de Zeus tout puissant:
la taille, la beauté, l'allure, tout me paraît ressemblant.
Si tu es une mortelle, chez les hommes qui habitent la terre,
trois fois heureux ta mère adorée et ton père,
trois fois heureux tes frères !"
Nausicaa sourit, se trouble, s'étonne, qui donc est cet étranger ? Qui tente ainsi de gagner son soutien ? Serait-ce un dieu déguisé en naufragé ? Le doute l'envahit... Puis, la certitude .
Tant pis pour sa timide réserve de jeune fille bien éduquée !  Rêveuse, elle l'écoute, comme il s'exprime bien ! Voici que l'homme la subjugue par un coup de génie. Il la compare à un arbre sacré : le palmier de l'île de Délos qui abrita les enfants de Zeus et de la douce Léto: Apollon et Artémis, rien que cela ! Cette fois, Nausicaa  en est sûre: cet homme ravagé par la mer est l'envoyé des dieux .
"Ah !reine, prends pitié: c'est toi que la première j'ai rencontrée ici, après tant de misères. Je ne connais que toi, indique-moi la cité, donne-moi un haillon qui puisse m'habiller."
Nausicaa est une jeune fille sérieuse douée d'un grand cœur, elle a réalisé à quel point cette aventure était extraordinaire; les dieux attendent une noble conduite, elle ne craint plus rien:
"O étranger, tu n'as pas l'apparence d'un sot ni d'un méchant homme, et tu sais que de l'Olympe Dieu donne leur part de bonheur aux hommes... Il faut prendre sa part de ce qu'il t'a donné comme destin."
Mais, ce destin, elle, Nausicaa le veut meilleur pour l'humble naufragé si beau parleur .
On vole au secours du piteux inconnu . Et, miracle, l'objet repoussant se métamorphose, grâce au soins, à la nourriture, aux  vêtements princiers, en un bel homme, d'allure plus que séduisante...
C'est toujours Athéna qui veut que son protégé inspire confiance par sa bonne mine:
"Et plus grand et plus fort elle le fait apparaître." C'en est presque trop . Ulysse rayonne de "force et de beauté", Nausicaa sent son coeur s'emballer ! Vraiment cet étranger ne peut qu'être le messager des dieux, il faut avertir son père, le roi; et surtout calmer ces sentiments étranges s'emparant d'elle...
En princesse pleine de distinction et de réserve, elle se tourne vers ses suivantes afin d'épancher ce flot passionné qui l'étourdit par surprise: " Servantes aux bras blancs, je vous parle, écoutez, c'est
sûrement la volonté des dieux que cet homme arrive chez les Phéaciens, j'avoue que  tout à l'heure, il me semblait un homme comme n'importe lequel, maintenant il est pareil aux dieux qui habitent les champs du ciel. "Soudain, la jeune fille ose en dire bien davantage, elle avoue sa nouvelle faiblesse
en la déguisant à peine, aucune de ses amies ne sera dupe, mais, on les imagine toutes souriant d'un air complice quand la belle Nausicaa leur confie: "puissé-je donner à son pareil le nom d'époux un jour, et s'il veut habiter ici, puisse-t-il y rester toujours !"
Cela serait un belle fin pour le héros: l'île mystérieuse de ce peuple vivant de la mer, les bienveillants Phéaciens, regorge de ressources; ses champs se déroulent à perte de vue, la capitale est un modèle d'architecture magnifique, son palais encerclé de jardins ravissants et d'une prospérité sans cesse renouvelée, est fermé d'une énorme porte de bronze, d'or et d'argent, qui lance un éclat de soleil et de lune... Nausicaa, prudente et pudique  suggère avec délicatesse à son hôte de se présenter seul au manoir de son père. Sinon, les ragots vont se déchaîner ! Guidé par Athéna métamorphosée en petite fille, Ulysse entre chez le roi Alkinoos et, obéissant à la princesse, se dirige droit vers la reine filant au coin de l'âtre. S'il persuade la compatissante Arété, son destin en l'île de Phéacie est assuré !
Le plan de Nausicaa porte ses fruits ! Toute la maisonnée tombe sous le charme de l'étranger ! On arrange un festin ! on convoque les nobles et, bien sûr, l'aède, le poète qui récite les exploits inconcevables des dieux et des héros; en particulier ceux ayant emporté la citadelle de Troie grâce  au stratagème du plus ingénieux des guerriers et des rois: Ulysse d'Ithaque.  Ce héros a disparu de la surface de la terre depuis la chute de la ville ruinée et pillée. Nul ne sait s'il est vif ou mort, il est devenu à lui seul la légende de la Grèce !
On ne peut s'empêcher d'imaginer Nausicaa, cachée derrière une tenture... La princesse, invisible et attentive, écoute l'aède aveugle, installé par le roi dans un fauteuil orné de clous d'argent, elle écoute le chant du poète et ses yeux se remplissent de larmes... Elle a compris avant les princes, les notables , le roi ! Devant elle, mais il ne la voit pas, Ulysse étouffe ses sanglots, l'aède chante les combats des grecs sous les murailles de Troie, il chante la mort des héros...
"A toute l'assistance, il sut cacher ses larmes: le seul Alkinoos s'en douta, puis les vit, ils siégeaient côte à côte. "Le roi demande alors la raison de cette peine immense secouant un homme si solide, la princesse, on l'imagine encore, frissonne peut-être, car Ulysse révèle l'incroyable vérité !
"Seigneur Alkinoos, touché par mes pleurs, tu veux savoir ma peine, Ah ! par où débuter ? Mais je veux commencer en vous disant mon nom: que vous le sachiez tous !
C'est moi qui suis Ulysse de qui le monde entier chante toutes les ruses et porte aux nues la gloire. "
On peut admirer la touchante absence de modestie du grec . Mais, Ulysse avait conscience de sa nature extraordinaire . Et le voilà racontant ses aventures... L'Odyssée est maintenant rapportée par son vrai héros aux aristocrates de l'île merveilleuse; un auditoire ému, subjugué, abasourdi...
Alkinoos, roi sage et clairvoyant,comprend qu'il serait judicieux de garder cet homme en son royaume:
il ose proposer au magnifique héros de rester sur l'île 'merveilleuse et d'y épouser sa fille.L'attirance d'Ulysse et de la princesse lui saute au visage , en bon père , il souhaite un époux aussi remarquable pour la pure Nausicaa . Mais , le roi d'Ithaque sait que Pénélope désire de toute se tendresse conjugale le retour de cet époux aventureux, il ne peut que repousser la tentation phéacienne ...
Ce peuple de marins décide d'aider Ulysse à prendre la mer vers Ithaque. Ulysse et Nausicaa échangeront un adieu sublime de tendre retenue, Ils ne s'oublieront jamais, ces deux êtres liés, l'un à Pénélope, l'autre à son fiancé inconnu, et pourtant éblouis  tous deux par leur rencontre voulue par les dieux sur l'île la plus mystérieuse et la plus chatoyante de l'Antiquité...
 L'île solaire de Corfou, qui d'après les recherches érudites et l'intuition jamais en défaut des âmes romanesques, serait la paisible Phéacie, garde depuis trente siècles ce secret immortel.Avec la brise vespérale passant en ses montagnes couvertes d'oliviers, ses bois  de citronniers, ses vergers d'orangers, ses sources bondissantes, soupire encore le souvenir tremblant de ce coup de foudre entre le héros grec et la princesse intrépide.
A bientôt !
Pourquoi ne pas naviguer jusqu'au nouvel an sur la méditerranée ?

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
     

           

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