vendredi 22 janvier 2016

"Intermezzo": la jeune fille et le fantôme par Jean Giraudoux



Jean Giraudoux écrivit en 1933 une pièce de théâtre aussi aérienne qu'une brume vespérale: "Intermezzo".
 Conte de fées, fable morale, récit fantasque, cascade vibrante de mots malicieux, cette histoire ravissante est celle d'un flirt avec l'au-de-là...
 Sujet audacieux qui s'amuse ici de façon primesautière à scandaliser ou fasciner le petit monde d'un village de la campagne limousine. Sujet grave qui aide les esprits arrogants à baisser leur garde face au surnaturel. L'écrivain tente de nous faire réaliser à quel point nous appartenons à l'infini, à l'ineffable  aux cosmogonies.
"Intermezzo" va beaucoup plus loin qu'une charmante pièce pleine d'esprit et de gaieté.
Giraudoux y dévoile ses obsessions humanistes et son ambition  philosophique: réconcilier l'humain et le divin. Il choisit pour lien entre ces principes que tout oppose et que tout réunit une adorable jeune fille, la sensible, sentimentale, bavarde et follement romanesque Isabelle.
Cette délicieuse créature a la charmante faiblesse  d'être amoureuse d'un fantôme; ce qui  exaspère son village, du droguiste, au maire, en passant par l'inspecteur venu spécialement remettre les choses en ordre.
Un village hanté, c'est très dangereux !
Giraudoux, poète secret mais aussi  fonctionnaire des services diplomatiques, plaide la cause du devoir et la vertu des bonheurs simples.
Dans la galerie des héros attachants ou cocasses d'"Intermezzo, "son personnage le plus sympathique, le dévoué contrôleur des Poids et Mesures parle en son nom de la poésie du quotidien. C'est cet homme, fort beau disent les demoiselles Mangebois, terribles commères locales ,qui tirera Isabelle du piège envoûtant tendu par le "spectre", ange déchu ou âme en peine, on ne sait...
Chaque soir, dans la douce clarté du jour finissant, Isabelle, institutrice  farfelue de quelques petites filles romantiques, a rendez-vous avec un voyageur de l'éternité.
Un très beau fantôme à la figure  pâle; un jeune homme  chassé de la vie et faisant l'école buissonnière de la mort.
Cette idylle impalpable détraque le cours tranquille de la vie; le maire se plaint au contrôleur en détaillant les regrettables conséquences du jeu de l'amour et de la mort mené par l'ingénue et son fantôme évanescent: "J'ajoute que plusieurs coïncidences étranges témoignent de l'intrusion, dans notre vie municipale, de puissances occultes. Nous avons tiré l'autre soir notre loterie mensuelle, c'est le plus pauvre qui a gagné le gros lot en argent, et non le gagnant habituel, M.Dumas, le millionnaire , qui d'ailleurs a fort bien tenu le coup; c'est notre jeune champion qui a gagné la motocyclette et non la supérieure des bonnes sœurs à laquelle elle échéait régulièrement ".
 Il y a pire:
 "Au chapitre des appartements, les riches neurasthéniques ont prétendu habiter des masures, les pauvres heureux des palais ".
Ce choquant manquement à l'ordre public est arrivé en même temps que le fantôme... La commune est en total désarroi mais incroyablement épanouie:
"la morale bourgeoise est cul par dessus tête ! "
Un scandale pour l'inspecteur, un amusement pour le droguiste, une rivalité amoureuse pour le contrôleur éperdument épris d'Isabelle. Mais qui est ou plutôt était ce vestige humain diaboliquement attirant ?
Les vieilles filles de service, toujours prêtes à calomnier ou dénoncer leur innocent prochain,
Armande et Léonide Mangebois en savent déjà long: un crime passionnel a été commis au château à Pâques; un jeune époux s'est vengé de sa femme en l'assassinant avec son amant; puis, le tueur prouva son élégance en laissant son chapeau au bord de l'étang où il se précipita:
 "ce salut à la mort a grande allure".
 Ce ne peut être que le fantôme d'Isabelle ! Ne se promène-t-elle justement dans ce coin isolé ? Affolé par ces révélations, l'inspecteur décide d'interroger cette Isabelle qui l'offusque en donnant à ses élèves ses leçons en pleine nature.
Le malheureux ne rencontre qu'insolence et fous-rires, les petites filles éclatent de santé et de joie de vivre, Isabelle ne comprend rien à son discours de morale. Gentiment, elle essaie de lui ouvrir les yeux et peut-être un peu le cœur. A l'inspecteur grognon qui lui reproche de ne pas assez punir ses élèves, elle répond:
"comment les punirais-je ? Avec ces écoles de plein air, il ne subsiste presque aucun motif de punir. Tout ce qui est faute dans une classe devient une initiative et une intelligence au milieu de la nature. Punir une élève qui regarde au plafond ? Regardez-le ce plafond !"
Le jeune et séduisant contrôleur semble parfaitement d'accord; ce qui attise l'extrême agacement du digne inspecteur, seul homme au monde à ne pas succomber au charme exquis de cette fantasque Isabelle ! Comment accepter l'intolérable vocation de cette institutrice: enseigner le bonheur...
Le bonheur ? Une idée absurde !
"Dieu n'a prévu que des compensations, la pêche à la ligne,
l'amour et le gâtisme".
 Et, l'inspecteur de décider de tendre un piège à ce fantôme dérangeant. Tuer le sceptre, voilà son inspiration de dernière minute ! Pour mener à bien cette sinistre opération, l'homme respectable engage des bourreaux.
On frise le surréalisme ! Isabelle ne se doute nullement de ces grotesques traquenards. Invariablement adorable, elle attend son cher fantôme parmi les roseaux et les saules d'un trou de verdure. Les ombres du soir s'allongent, le fantôme apparaît !
"Bel homme jeune. Pourpoint de velours. Visage pâle et net".
Cet être surgi de l'éternité a tout pour plaire. La conversation tourne assez vite au dialogue de sourds, le fantôme ne comprend guère les demandes d'Isabelle, il est trop loin des affaires vivantes. Isabelle s'égare: elle attend des morts qu'ils croient à la vie... "A la vie des morts" essaie t-elle de préciser à un spectre dubitatif
. "Voulez-vous que je vous parle franchement ? J'ai souvent l'impression qu'ils se laissent aller. Ne parlons pas de vous, qui êtes là, mais je pense qu'il leur suffirait d'un peu plus de volonté, de gaieté, pour s'évader et venir vers nous ".
 Le fantôme écoute et susurre: " Ils vous attendent "...
Isabelle fait alors une promesse extrêmement audacieuse ! Elle viendra, mais dans la vie. Avant la mort, son but c'est de donner la conscience de leur immortalité à la foule immense des habitants de l'au-delà. Folie ? Chimère d'une jeune fille ? Délire poétique ? le beau fantôme ne se moque pas, il se contente d'énoncer une étrange vérité: les morts meurent aussi...
Sur ces paroles énigmatiques, le voici envolé ! Pendant ce petit drame, l'aimable contrôleur a été chargé d'instruire les petites filles en remplacement de cette institutrice jugée douteuse et même scandaleuse par le féroce inspecteur.
Hélas, personne ne peut exercer d'autorité sur ces charmantes écervelées: elles sont d'ailleurs toutes amoureuses du spectre. Le droguiste, homme providentiel sachant apaiser les nerfs ébranlés, propose une explication qui en vaut bien une autre afin d'expliquer l'actuelle folie générale:
"Notre ville est en délire poétique... dans cet état où tous les vœux s'exaucent, où toutes les divagations se trouvent justes".
Ainsi réconforté, après quelques péripéties, le dévoué contrôleur tente de soustraire Isabelle aux manigances de l'inspecteur guettant le fantôme avec ses bourreaux. L'amoureux transi qu'il n'a pas honte d'être parlemente en vain; Isabelle refuse la loi du vivant, fascinée par le monde éternel, elle repousse le début de déclaration de ce raisonnable soupirant:
 " je prendrai seulement un mari qui ne m'interdise pas d'aimer à la fois la vie et la mort ". Ce à quoi le contrôleur débordant de bon sens paysan réplique:
" La vie et la mort, cela peut encore aller, mais un vivant et un mort, c'est beaucoup, car, si je comprends bien, vous continueriez à recevoir le spectre ?"
Exaspéré, jaloux de cette attirance fatale, l'amoureux désorienté reprend soudain ses esprits et joue sa dernière carte, celle de la passion de la vie, oui, elle ne vaut rien, elle souffre de mesquineries effroyables, mais qu'a-ton inventé de mieux ?
 "Isabelle! Ne touchez pas aux bornes de la vie humaine. Sa grandeur est d'être brève et pleine entre deux abîmes ."
Le plaidoyer a beau resplendir de noble sincérité et de vibrante humilité, Isabelle n'a cure de cette splendide profession de foi. Son fantôme, elle l'a dans l'âme, au fond du cœur; au bout de la vie, au bord de la mort, elle ne voit que lui sur l'océan des âges.
C'est une tragédie secouée par un meurtre de comédie: au moment précis où le spectre suggère à Isabelle qu'il est peut-être vivant, on l'assassine ! Le voici à terre devant l'inspecteur qui ne se tient plus de joie. Le cœur du fantôme présumé ne bat plus, la ville et Isabelle sont enfin délivrés. L'inspecteur s'enthousiasme comme un enfant, mais les fantômes ont la mort dure...
Le spectre s'envole du cadavre étendu en donnant rendez-vous à la jeune fille déterminée à poursuivre son flirt avec l'au-delà. Demain, ce sera l'ouverture d'une porte interdite; où le taciturne fantôme entraînera-t-il Isabelle ?
Cette fois, le contrôleur se découvre, il avoue son amour et ses bonnes intentions: s'installer dans la vie en bon fonctionnaire oscillant entre deux villes inconnues à chaque nomination, avec une Isabelle sensible à cet imprévu, aux balances administratives entre une ville du sud et une bourgade du nord. Puis, le pinacle, l'Olympe, en un mot, Paris !
Isabelle ne repousse plus ce poète du quotidien. Du coup, le contrôleur bloque toutes les issues ! Mais le fantôme est un passe-murailles.Tant pis ! l'amoureux affronte le mort élégant les yeux dans les yeux. Aucune force infernale ne le délogera ! Pas même les supplications d'Isabelle "Ne voyez-vous pas que ce visiteur m'apporte ce que j'ai passé mon enfance à désirer, le mot d'un secret !" L'impitoyable contrôleur ne recule pas:
 "le mot de quel secret ?"
Il connaît déjà la réponse, Isabelle veut percer le secret de la mort... Le spectre méprise ce contrôleur tenace qui refuse d'en savoir trop sur l'éternité. Isabelle s'attendrit jusqu'à s'exclamer un "cher monsieur Robert" qui en dit long sur les sentiments que son amoureux humain lui inspire presque malgré elle. Cette trahison provoque l'ire foudroyante du fantôme
"Adieu, Isabelle. Ton contrôleur a raison. Ce que tu aimes, ce n'est pas savoir, c'est osciller entre deux vérités ou deux mensonges".
Désespérée, Isabelle s'effondre après avoir reçu l'étreinte fatale de son flirt de l'autre monde.
Pleurs, lamentations, comment sauver la ravissante évanouie ?
Tout va bien: le gentil droguiste apporte le remède:
"Il ne s'agit pas de la ramener à elle, mais de la ramener à nous ".
Aussitôt dit, aussitôt fait, le village entier se précipite ! On recrée le murmure d'une journée de travail autour de la jeune fille, pendant que le contrôleur se répand en fervents "je vous aime", les petites filles récitent leurs leçons, les sœurs Mangebois discutent tissus et robes, l'inspecteur et monsieur Adrien bavardent, et ce concert décousu doucement réveille le goût de la vie chez l'amoureuse d'un pâle et beau fantôme... la vie l'emporte, la vie et l'amour tranquille, le bonheur simple, l'acceptation du destin purement humain:
Giraudoux a gagné !
Nous éprouvons une vague, une confuse déception. L'intermède s'achève, le romantisme a fui, le surnaturel se retire, pour le moment... Une des petites filles, Luce, ne songe-t-elle déjà à un jeune et livide inconnu ?
Fatalité ou revanche ? Le fantôme a une éternité de flirts en perspective...

 A bientôt, pour un récit bien terrestre et regorgeant d'humour anglais !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse




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