mercredi 6 janvier 2016

Contes du vieux château : Révolution française et lettres d'amour: Alexandrine de La Rochefoucauld et William Short



En 1790, à Paris, une jeune femme libérale faisait les honneurs du salon de son duc de mari, en son hôtel particulier feutré où nobles éclairés et brasseurs d'idées neuves débattaient du bonheur brut.
Un des invités soigneusement triés sur le volet était un jeune et distingué diplomate envoyé par l'ancienne colonie anglaise des Amériques.
Il avait nom William Short, et on le disait "fils spirituel" du brillant Thomas Jefferson, qui fut ambassadeur curieux et sarcastique dans notre pays juste avant la Révolution. A l'instar de son mentor qui venait de quitter la France, sa mission diplomatique terminée, son "remplaçant temporaire" était un  fervent humaniste, un homme sensible, épris de philosophie et passionné du citoyen de Genève, l'universel Jean-Jacques Rousseau.
Mais aux yeux de l'exquise duchesse de 27 ans qui avait trop lu le pavé sentimental de "La Nouvelle Héloïse", William Short était surtout un très bel homme d'une trentaine d'années dont le français un tantinet précieux et les manières prévenantes ne sentaient nullement le "sauvage" d'Amérique.
Mariée à son propre oncle, le duc de la Rochefoucauld, Alexandrine-Charlotte remédiait aux désagréments de cette étrange situation, (sa grand-mère bien-aimée, la duchesse d'Enville était aussi sa belle-mère) par une vive passion des jardins, des livres et de sa campagne normande.
A l'opposé de son aînée de 8 ans, la reine Marie-Antoinette, elle développait sans cesse un intérêt rare chez une jeune femme de la plus haute société pour les découvertes cosmopolites; l'inconnu la fascinait. Versailles et les médisances courtisanes semblaient l'ennuyer à un point extrême en dépit de son empressement à dénicher le meilleur même dans le pire.
 Une qualité qui l'aidera à affronter les lames de fond révolutionnaires et la disparition de son univers: l'Ancien-Régime ou "la douceur de vivre" selon Talleyrand.
Comment l'esthète et idéaliste jeune Américain aurait-il pu ne pas céder au charme si naturel, à l'enjouement si spontané et à la douceur raffinée de cette grande dame ? Châtelaine de La Roche-Guyon  en Normandie, un des plus magnifiques monuments de France, Alexandrine  ne se prenait pour rien de plus qu'une rêveuse et une promeneuse solitaire...
Son portrait de la main talentueuse de Madame Vigée-Lebrun séduit par sa simplicité:
il n'est pas question d'être embellie par le jeu de lumière de l'habile peintre !
aucune pose à la grâce parfois exagérée: Alexandrine nous regarde de ses yeux francs, amusés, courageux. Elle inspire la sympathie, et, bien mieux, la confiance. Elle nous donne la troublante impression que le temps s'est aboli. Les modèles de Madame Vigée - Lebrun étonnent par leurs parures, leurs minois mièvres, leurs teints reflétant l'air matinal. Ces belles créatures apprêtées illustrent la fin d'un monde.
Alexandrine appartient à toutes les époques, elle pourrait être notre amie; et elle nous le prouve en nous laissant parcourir ses" lettres à William Short".
Une merveilleuse conversation amoureuse emportée par les bourrasques politiques, martyrisée par les crimes, ravagée par les périls et trempée dans l'encre désespérée d'une séparation douloureuse.
Les événements historiques sont racontés au jour le jour, éclatants de vérité, ils bousculent nos idées fausses, détruisent nos préjugés. Alexandrine et William ne trichent jamais. Ils avouent leurs déceptions, acceptent la chute de la philosophie ensanglantée par la haine, tentent d'envisager la paix au sein de l'ouragan.
Ouvrir ces lettres, c'est plonger au fond de ces cœurs tenaces et les rejoindre sans trahir cet immense amour raffermi par l'absence, l'angoisse et leur foi absolue l'un en l'autre.
Les premières lettres échangées suivent le cours rapide d'une nouvelle amitié.
William Short se dévoile avec la prudence d'un diplomate et la timidité d'un soupirant ignorant du sort qui lui sera réservé. Il assure la  jeune et timide duchesse de son attachement et de l'intérêt que lui inspire tout son cercle particulier.  A l'instar de la reine Marie-Antoinette, cette très grande dame qu'est Alexandrine ne se déplace qu'entourée de "suivantes" dévouées, de membres de sa famille et de serviteurs silencieux; c'est une cour familiale mais une cour qu'il faut séduire si on désire en approcher  la figure centrale !  avant de plaire  à la naïve Alexandrine, William Short s'ingénie à s'attirer les bonnes grâces de tout ce petit monde qui comprend beaucoup plus vite que la naïve duchesse où l'Américain veut en venir...
Tout commence, c'est le doux et cortois usage de cette merveilleuse époque, par de belles lettres qui avouent le plus secret sans dire un mot de trop. Le ballet épistolaire toutefois s'éternise ...Le diplomate veut agir !à l'américaine ! la suave séduction à la française use ses nerfs d'amoureux impétueux.
Agacé à force de recevoir des dissertations charmantes sur la littérature, la politique,
Rousseau, les frères de sa bien-aimée et les reflets pluvieux des paysages servant d'écrin à La Roche-Guyon, William Short ose brusquer sa correspondante !
Il achève sa longue lettre du 17 janvier 1791, postée d'Amsterdam où il est chargé d'obtenir des emprunts des banquiers afin de parvenir à la liquidation des dettes de guerre des Etats - Unis, par une déclaration à laquelle la duchesse ne comprend absolument rien:
 "Je crains pour mon voyage de quelques jours à Paris. Ma présence est nécessaire ici. Je dois peut-être savoir gré à ceux qui m'ont rendu le séjour de Paris moins agréable; s'il m'était devenu plus que parisien, j'aurai eu l'impossibilité de le quitter, ce qui m'aurait mis bien mal dans l'esprit de beaucoup de monde."
Et, il conclut cet aveu d'un sec "Adieu" !
Ce à quoi la duchesse répond, elle aussi à la fin de sa lettre, car les choses essentielles se disent toujours juste avant de clore un message, avec une gentillesse élégante et vague:
 "Je ne comprends pas ce que vous pouvez entendre en parlant de personnes qui vous ont rendu le séjour de Paris moins agréable; je serais bien fâchée que vous eussiez éprouvé quelque désagrément."
 Puis, une lueur semble poindre en son esprit, elle ose soudain s'avancer, à moins que  la seule bienveillance ne lui dicte ces mots engageants:
"Je désire qu'il ne soit (ce désagrément) que momentané et facile à réparer".
Est-ce un encouragement ? En tout cas, cela suffit, le 31 janvier 1791, pour un début d'explication, noyé dans un flot de nouvelles familiales et de commentaires sur "Saint Rousseau".
On ressent, plus de deux siècles après, l'exaspération à peine voilée de l'ardent diplomate s'évertuant à briser les réserves courtoises de cette jeune femme lunaire:
 "Vous me dites que vous ne comprenez pas ce que j'entends en parlant de personnes qui m'ont rendu le séjour de paris moins agréable et que vous espérez que si j'ai éprouvé quelque désagrément, il ne sera que momentané et facile à réparer. Ce n'est que cette dernière phrase qui m'a fait croire que vous ne compreniez pas ce que j'ai voulu dire ".
 Or, le jeune duchesse est infiniment plus fine que son amoureux du nouveau monde ne s'en doute. Elle a l'audace d'achever  sa lettre suivante, hommage assez ironique à la verve de Mirabeau, par une formule qui avoue tout entre les lignes :
"Soyez persuadé du plaisir que j'ai à recevoir de vos nouvelles, de vos lettres, et croyez enfin à tous les sentiments que je vous ai voués ".
L'histoire d'amour entre doucement dans l'histoire des hommes...
William Short continue le rythme effréné de ses nouvelles hollandaises sans craindre d'affirmer sa "torture" d'être dans l'incertitude de son retour à Paris.
Il s'accorde  toutefois une flèche sarcastique à propos de Mirabeau, qui passait pour un sauveur, "je n'aurai jamais cru qu'il aura bien présidé, je le croyais trop irascible, mais il y a un certain degré de génie qui fait que l'on est bon à tout ". (sous-entendu diplomatique: bon à rien !)
Pendant que la crise financière fait rage  et que la Constitution civile du Clergé divise les Français, le joli mois de mai avive le feu couvant tout au long de cet interminable hiver  passés en bavardages  épistolaires un peu confus.
A Paris, Axel de Fersen oeuvre en secret afin de préparer l'évasion du roi et surtout de cette reine qu'il ne cesse de tromper et d'adorer. William Short est lui aussi de retour et cette fois sa lettre déconcerte, tout en la ravissant, la douce Alexandrine; mais elle oppose à ces tumultes américains le langage d'une raison très française:
 "mille considérations se présentent à moi pour empêcher mon cœur de répondre au vôtre, et vous ne pouvez me blâmer de chercher à empêcher de naître en moi un sentiment dangereux pour tous les deux".
 Malgré cette leçon de morale de bon ton, Alexandrine aime  et ne lutte qu'en paroles.
Le deux juin 1791,Paris l'attend, elle ne voit que tristesse et péril à quitter sa campagne contre la poussière des rues et l'atmosphère bouillonnante de la ville. Son unique joie sera ce William qu'elle connait si mal et qu'elle ne se défend presque plus d'adorer:
 "j'ai besoin en vérité d'y retrouver des personnes que j'aime..."
Les retrouvailles enlèvent les ultimes combats !
Qu'importe la fuite du roi, l'américain et la jeune duchesse ont bu le philtre d'amour...
Ils bâtissent autour de leur passion une citadelle imaginaire que la révolution n'abattra jamais:
" Mon Dieu ! écritAlexandrine, faut-il que je me réjouisse ou que je m'afflige de vous connaître ? Dans le fond de mon cœur je ne puis pas le regretter, j'y trouve trop de bonheur, et il augmente en pensant que vous sentez de même ".
Les lettres réuniront les amoureux fervents chaque jour, racontant les atrocités comme les moments de répit, renouvelant avec une force toujours ranimée au delà des épreuves et des deuils le bonheur donné et reçu, l'ineffable puissance de l'amour pur.
Un an après, en septembre 1792, Alexandrine perdra son frère préféré, Charles, martyr des infernaux massacres de septembre. Le huit du même mois, son époux sera sauvagement assassiné à ses côtés par un cohorte de brutes sur le chemin de Gisors, en Normandie. Affaiblie corps et âme par ce cauchemar sanglant, les nerfs ébranlés, la duchesse endure ensuite le poids du silence épistolaire.
 Le courrier ne passe plus, c'est un drame, une tragédie, un tourment de chaque instant; seuls les amants gribouillant leurs aveux insensés sur le papier peuvent le comprendre, si de pareils originaux existent encore de nos jours...
William, ministre plénipotentiaire en Hollande, ignore si la jeune femme est morte ou vivante...
Mais, Alexandrine  lui écrit chaque matin et ses lettres tissent un  journal quotidien de la réalité sous la Terreur.
Privée d'espoir et de liberté, errant dans le dédale de son domaine vide où la gêne remplace l'opulence, l'amoureuse constante et fragile, guettant jour et nuit une intrusion sauvage et sanglante,
poursuit sa conversation avec ce diplomate-fantôme dont elle ne sait plus rien.
En novembre 1793, la voici enfermée en compagnie de sa grand-mère  dans un couvent  parisien transformé en prison. Sur les supplications de William Short, Gouverneur Morris, ambassadeur des Etats-Unis en France et rival amoureux de Talleyrand, accepte de servir de "courrier diplomatique" à condition que son compatriote dompte son style enflammé.William s'explique avec véhémence; "J'envoie cette lettre à M.Morris en lui intimant l'ordre de me donner de vos nouvelles. Mon pays a jugé de son propre gré de m'envoyer ailleurs."
William a beau supplier ou menacer l'Ambassadeur Morris, le fragile lien épistolaire  ne se renoue guère. Le 23 avril 1794, le jeune Américain se lamente:
 "la seule lettre reçue est celle qui m'est parvenue il y a deux jours, datée le 3 février. Morris me dit qu'il m'envoie incluse une lettre de votre part, mais elle ne s'y trouvait pas. Sa lettre avait été évidemment ouverte à la poste.
Comment exprimer tout ce que j'ai senti ! Quel mélange de sentiments ! De savoir que vous m'avez écrit m'indiquait en quelque sorte de vos nouvelles, mais le chagrin de ne pas recevoir votre lettre quand je tenais celle où elle avait été enveloppée !"
Hélas, ce dialogue de sourds s'éternise. Deux mois plus tard, William assure de sa fidélité cette jeune femme dont le monde entier cherche à l'éloigner. Son pays juge très mal cette attirance indéfectible envers une captive soupçonnée d'on ne sait quel crime imaginaire par Robespierre ou ses sbires odieux. La fin des exécutions épouvantables est proche toutefois quand l'américain envoie une lettre déchirante le 23 juillet 1794, 7 jours exactement avant que les dirigeants meurtriers ne soient à leur tour menés sous le couteau de la guillotine.William se confie avec une sincérité humble qui renforce son éloquence:
"Comme mes lettres passent par tant de mains et par tant de différentes postes de ce pays-ci, de l'Angleterre, de la Hollande, où elles sont certainement souvent et peut-être toujours ouvertes, je n'ai pas osé et je n'ose pas encore vous parler davantage des sentiments qui nous unissent.
Adieu, ma douce et tendre amie, livrons-nous à l'espoir que le ciel qui nous a uni mettra fin à notre longue et cruelle séparation. C'est le seul bonheur que je possède ici."
La duchesse ne reçoit pas ces mots d'un romantisme à lui arracher des larmes.
Cependant, l'intuition quasi divine des grandes amoureuses lui inspire une prodigieuse transmission de pensées avec William.
Tous deux s'écrivent leurs plus belles lettres le même jour.!
Ils entrent chacun dans l'âme de l'autre et se répondent à l'unisson à travers l'espace et le silence.
Ces paroles sublimes de simplicité ébranlent les respectueux visiteurs craignant de profaner un sanctuaire...
Les 19 et 20 novembre 1794, William lance cet appel à la duchesse qu'il appelle par un prénom choisi pour ses seuls proche, "Rosalie":
" Ma chère et tendre Rosalie, devrons-nous être toujours éloignés l'un de l'autre et malheureux ?"
De son côté, Alexandrine-Rosalie avoue tout à son papier; son courage l'abandonne, elle écrit un testament amoureux extraordinairement poignant:
"Que faire ? Que devenir ? Après avoir perdu presque tous mes parents, la plupart sous le fer des assassins, après avoir supporté dix mois et demi de captivité, avoir vu enlever d'auprès de moi mes malheureuses compagnes d'infortune, avoir  cent fois attendu le même sort, mon courage était soutenu par le sentiment qui m'unit à vous, par la certitude du vôtre. Sans vous, sans l'idée consolatrice de votre tendresse pour moi, je n'aurai pas tenu à une vie qui ne m'apporte que des souffrances."
La lettre chante à la manière d'une musique lancinante les bonheurs évanouis, les après-midi de liberté joyeuse dans les bocages normands, les confidences charmantes, enfin, la chute des heures ensoleillées, la montée de la violence et  la douleur noire;puis, l'aurore semble jaillir du fond de cette nuit de l'âme; Alexandrine-Rosalie sent l'espoir indéracinable de William venir à sa rencontre. Fortifiée comme par miracle, elle cisèle ses mots lumineux:
" la providence veut que je retrouve celui que j'aime; je veux le croire, je veux l'espérer, et me livrer encore à ce sentiment si doux et si trompeur, mais qui peut-être ne le sera pas toujours ".
Cette sublime confiance en un meilleur destin ne sera pas trahi.
William  à force de persuasion obtient un congé en octobre 1795... Sa joie de l'annoncer le pousse à un manquement inouï de savoir-vivre: il tutoie la duchesse !
 "Je n'ai commencé à respirer librement que depuis que j'ai eu la perspective assurée d'aller bientôt en France, où j'aurai le bonheur inexprimable, ma chère Rosalie, de te revoir. Combien de choses je me réserve de te dire alors !"
Le roman se terminera-t-il à la façon des contes ?
On le désirerait tant ! mais souvent" la vie sépare ceux qui s'aiment", et malgré leur immense amour, jamais l'américain romantique et la duchesse amoureuse  ne combleront l'océan des préjugés ni ne traverseront ensemble l'océan les séparant.
Le destin leur laissera quelques courtes années d'harmonie paisible avant de rendre Alexandrine-Rosalie à sa famille qui la mariera à son cousin, le comte de Castellane.
William continuera sa carrière aux Etats-Unis. Jusqu'à la mort d'Alexandrine en 1838, il recevra de longues enveloppes sur lesquelles une écriture soignée traçait les jambages d'un fort élégant "Monsieur Short"...
Pourquoi ne pas croire qu'ils soient enfin heureux ?
Dans un autre siècle, un autre monde, une île fortunée où les amours contrariées s'épanouissent loin des désastres terrestres...
Un souffle de tendre poésie ne nuit pas à la nouvelle année !
Songeons à ces amoureux de 1794 comme à de vieux amis que nous aurions tant de plaisir à revoir...

A bientôt !

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire