samedi 9 janvier 2016

Caprices d'une Parisienne ou "La lettre dans un taxi" de Louise de Vilmorin


Sous un titre frivole "La lettre dans un taxi", Louise de Vilmorin tisse un roman aussi chatoyant qu'une étoffe tissée d'or et d'argent.
Un récit dansant, virevoltant, pirouettant d'un bout à l'autre d'un Paris aux charmes évanouis, le Paris où errait "sans avoir le coeur d'y mourir "Apollinaire, douloureux promeneur passant le Pont  Mirabeau . Ce Paris rêvé, inventé, adoré qui nous tient comme l'ancre d'un bateau  ou l'anneau d'un amoureux. Le Paris d'un amour naissant: arc en ciel chamarré semant le trouble, allumant les désirs et s'envolant à tire d'aile sur les eaux de la Seine.
Au printemps 1958, une parisienne pressée prend un taxi et de ses doigts gantés y laisse tomber une lettre... geste anodin en apparence, geste épouvantable, geste dicté par un destin sournois, geste involontaire menant l'héroïne, allègre et bondissante, vers le piège de la tentation amoureuse. L'élégante jeune femme sautillant de son pas de danseuse entre le boulevard Lannes dans le 16éme arrondissement comme il se doit et le Bar Romain de la rue Caumartin, attire les regards admiratifs.
Sa démarche preste, sa silhouette aussi étroite qu'une aiguille, son sourire aussi étincelant qu'une rivière de diamant signé Cartier, signent l'état de grâce de la Capitale; elle porte le prénom raffiné  de Cécilie et  ressemble comme une jeune sœur à Louise de Vilmorin.
A l'instar de l'écrivain au même âge, disons la trentaine, elle est mariée à un homme irréprochable
(on reconnait le premier époux de Louise) qui s'évertue à plaire au banquier arriviste dont il est le dévoué second. Cécilie, elle, se moque de l'arrogance facile des grands-bourgeois et des portefeuilles bien garnis ! L'esprit sans cesse en alerte, elle s'amuse à raconter les événements cocasses de ce "monde où l'on s'ennuie" à son artiste de frère, un briseur de cœurs invétéré dont la bonne humeur désarme la terre entière. Or, la lettre perdue contient justement une très piquante description des soirées en bonne compagnie du vertueux grand banquier... De quoi ravager les espoirs d'avancement du sage mari si un méchant personnage lisait cette prose révélatrice ! Une pâture parfaite pour un journal satirique ou pire un maître-chanteur...
De retour dans sa maison de poupée du boulevard Lannes, Cécilie cherche un réconfort auprès des livres de sa minuscule bibliothèque baptisée "Ali-Baba": "c'est mon repaire , disait-elle, c'est ma grotte d'Ali-Baba". Mais, rien ne l'apaise. Comment récupérer la lettre envolée ? Son gentil mari ajoute encore à son angoisse en lui répétant de ne souffler mot des turpitudes du banquier Doublard-Despaumes. Horreur: ce dernier leur ordonne de venir passer séjourner dans son rutilant manoir de Sologne. Cécilie tremble de plus belle !
Pourtant seul le ridicules des maîtres de maison est à craindre: " Marceline Doublard-Despaumes (l'épouse du banquier) avait atteint l'âge où les femmes blondissent. Son mari lui ressemblait et ne craignait pas plus qu'elle les signes extérieurs de la richesse. Chez eux les tapis étaient trois fois plus épais, la lumière trois fois plus vive, les pyramides de petits fours trois fois plus hautes et les tableaux de maîtres trois fois plus signés que dans d'autres maisons aussi riches que la leur".
Nul scandale n'éclate, toutefois les tourments de Cécilie lui font commettre des erreurs; elle parle trop de sa lettre perdue et suscite le vague soupçon de son mari... A Paris, elle ne peut s'en douter, on parle d'elle ! Et pas n'importe qui.
La lettre embarrassante a été retrouvée par Paul Landriyeux un ami du jeune hussard de la littérature, Roger Nimier; ce jeune homme de 35 ans environ s'empresse de demander l'avis de l'écrivain: que doit-il faire de cette lettre au dos de laquelle s'étale le nom et l'adresse de la jolie femme du monde dont le visage se promène sur les pages des revues à la mode, la rêveuse Cécilie Dalfort ?
En bon écrivain se plaisant à inventer des intrigues impromptues, Nimier s'écrie " Profite d'une chance que le ciel t'envoie!" Car Paul est amoureux en secret de cette lointaine et éblouissante Cécilie dont il ne sait rien.
"Paul, qui était un homme romanesque, secret, et passionné, se méfiait de lui-même ". Mais, la tentation de se présenter à une femme séduisante incarnant à elle-seule la drôlerie, la vivacité et l'allure parisienne lui font oublier toute prudence. Et le voilà faisant irruption chez Cécilie en train d'essayer une nouvelle robe du soir délicieusement inconvenante ! Cécilie le prend d'emblée pour un cupide maître-chanteur, Paul vexé décide de se venger en lui extorquant une invitation à dîner. Dans son esprit, il ne peut être question que d'un tête à tête... Cécilie, désemparée par l'absurdité de la situation et prête à tout afin de récupérer sa maudite lettre, accepte et lui fixe la date du prochain vendredi. Sur ces entrefaites, son mari entrevoyant Paul veut savoir quel est cet homme inconnu qui s'arroge le droit de rendre de rendre une visite tardive à sa femme.
Cécilie s'affole et s'empêtre dans un premier mensonge; cet homme c'est un docteur envoyé par l'amante de son frère Alexandre la fort coquette et snobinarde Gilberte. Le malheureux époux, le patient et convenable Gustave, accepte cette explication sans la croire... Quelque chose lui échappe. La confusion de Cécilie s'accroît encore lorsque son époux lui apprend qu'il a invité son banquier de patron et sa plantureuse moitié vendredi soir, comme poussé par un démon malicieux ! Impossible de reculer ! De son côté, étonné du désarroi de la jeune parisienne et de son acharnement à vouloir reprendre sa lettre, Paul est sûr qu'elle cache une affaire de coeur. Donc, le fameux vendredi, croit-il, la belle Cécilie "s'arrangera pour être seule". Confiant, il couvre celle qu'il s'imagine sa future conquête d'un amas parfumé de fleurs hétéroclites, ce qui met la jolie parisienne au bord de la crise de nerfs.
A Gustave, inquiet de tant de profusion, Cécilie et sa femme de chambre prétendent que c'est là une manoeuvre en vue d'éblouir les fortunés et blasés Doublard-Despaumes. Mais l'heure du fatal dîner a sonné !
Gustave est furieux de compter le faux docteur parmi ses invités. Le doute l'envahit de plus en plus.
Heureusement, il n'a guère le temps d'y penser, le dîner commence par un évanouissement de Cécilie que ranime l'exubérance d'Alexandre, son insolent frère: le ton est donné, ce soir sera des plus farfelus !
D'ailleurs le faux docteur est aussitôt démasqué par le jovial Alexandre qui se souvient très bien d'une soirée très arrosée avec ce sympathique directeur de la compagnie "Terre et Lune". Gustave voit rouge, "ce monsieur est un imposteur et tu m'as menti" murmure-t-il à l'oreille de sa femme terrifiée.
Alexandre sauve le couple de l'explosion en direct en mettant toute sa contagieuse énergie à faire de ce dîner un moment extraordinaire; il est vite récompensé de tant d'efforts par le coup de foudre qui le frappe: Nanou, l'héritière du banquier Doublard -Despaumes se pâme devant ses facéties et Gilberte, sa dernière amante en date, manque de lui arracher les yeux. Gustave boit pour oublier et y réussit parfaitement.
Au petit matin, tout paraît donc pour le mieux dans un Paris pacifié. Mais, Cécilie n'a pas repris sa lettre. Paul joue sans pitié avec elle: il lui fixe un rendez-vous dans un bar de la rue Pierre-Charon. Pendant ce temps, Alexandre le noceur supplie la pure et timide Nanou de le  rejoindre au Pré Catelan. Il aime pour la première fois et se confie à sa soeur stupéfaite. C'est l'occasion pour Louise de Vilmorin de nous entraîner dans le sillage des nouveaux amoureux sous les ombrages du bois de Boulogne.Tout son amour pour Paris se gonfle de tendresse envers ce jardin tranquille qui semble un paradis suisse "sous les sycomores et les cèdres des pelouses ". L'évocation ravissante pare d'éternité ce mythique "Pré Catelan"... Cécilie se contente d'un bar plus prosaïque !
Paul reste intraitable: pas de lettre encore ! Cécilie ne se fâche plus... Paul l'émeut, peut-être l'attire-t-il, elle ne veut pas sonder son cœur, c'est trop tôt. La lettre si cruciale ne remplit plus sa vie, un sentiment léger comme une brume vespérale s'éveille et elle se laisse égarer vers l'inconnu...
Naturellement Gustave s'enivre de jalousie ! L'amante d'Alexandre, l'arriviste et calculatrice Gilberte décide de le consoler. Devenir la seconde Madame Dalfort la tente au plus haut point.
Mais Cécilie est-elle capable de céder à la passion et d'abandonner son sage époux ? Rien n'est moins sûr malgré les insinuations perfides de l'experte en manipulation masculine, cette Gilberte sans foi ni loi quand un riche homme esseulé passe à sa portée...
En attendant les surprises de l'amour dans le beau Paris de ce mois de mai 1958 emportent nos héros aux sentiments partagés ou tranchés selon les cas. Cécilie prends des risques: "attirée par Paul Landryieux, curieuse des sombres tendresses qu'elle devinait en lui, et séduite par les exigences de son caractère ténébreux, entier et presque redoutable, elle avait pris goût aux émotions du danger".
La romance de Paris tourne-t-elle au drame conjugal ?
Gustave éprouve une jalousie irrépressible, Cécilie ne sait que faire ni qui choisir. Son frère la tance sans pitié: " Sois donc franche avec toi-même et franche dans ton choix", ce à quoi l'absurde Cécilie répond: " j'aime Gustave de tout mon cœur et j'ai en moi un autre cœur qui aime Paul passionnément". Alexandre est exaspéré!
Par contre, lui accepte d'aller jusqu'au bout de ses sentiments: le mariage avec l'héritière Nanou, fille adorée et unique des Doublard-Despaumes a bel et bien lieu; en artiste détestant les encombrements mondains, Alexandre convie sa garde rapprochée au buffet de la gare de Lyon.
Louise de Vilmorin en profite afin de nous prodiguer les délices de ce décor tarabiscoté qui la ravit comme une enfant découvrant le pays des fées; "il n'y a pas à Paris, nous confie-t-elle, de plus beau restaurant que celui de la gare de Lyon... Ce lieu fantastique n'a pas seulement été conçu et réalisé pour satisfaire les prétentions des bourgeois grands ducs ou des grands ducs bourgeois, mais aussi pour émerveiller le petit Rémy de "Sans famille ". Sous l'avalanche  des guirlandes, peintures, et à la lumière des deux immenses lustres de cristal, les regards, ardents et limpides, s'échangent  en révélant la force inattendue des liens secrets.
Gilberte espionne Paul et Cécilie, prête à les trahir.
Mais tous deux filent à l'anglaise tandis que les jeunes mariés s'embarquent dans le train conjugal.
Cette fois, c'est au "Romain", un légendaire rendez-vous des années cinquante affichant avec une noble magnificence quelques empereurs parfaitement décadents, que la futile Cécilie et le méfiant Paul s'avouent une vérité impossible. Ils s'aiment ou croient s'aimer, ce qui revient au même.
L'imprévu, la folle ronde parisienne, les silences éloquents et l'alibi de cette lettre perdue qui les attache l'un à l'autre depuis quelques semaines brisent leurs ultimes réticences.
Cécilie promet de visiter Paul le lendemain à Neuilly, en sa maison sentant l'air agreste de la rue Notre-Dame -des- Champs. C'est un jardin qui vient à sa rencontre, un fouillis provincial qui l'ensorcelle au point de s'inventer une vie neuve. " Nous sommes seuls à savoir que le bout du monde est ici... "mais quand on arrive au bout du voyage, il faut revenir chez soi, dans sa maison offerte par un époux débordant de confiance et d'amour. Or, justement, Gustave vient d'apprendre de la bouche de l'odieuse Gilberte que la fameuse lettre perdue contenait un gouffre de méchancetés amusantes à l'adresse de son patron, l'amateur de bonnes fortunes Doublard-Despaumes. Loin de réprimander Cécilie, il l'admire d'avoir ennuyé Paul afin de reprendre ce tissu de sottises pouvant nuire à sa carrière. Il n'en revient pas du courage de sa femme face à cet indigne Paul, c'est tout simple:
Cécilie lui a  prouvé son attachement ! Comment a-t-il pu se montrer jaloux et soupçonneux ?
C'en est trop pour Cécilie... Comment apprendre à ce mari enthousiaste et aimant qu'elle va peut-être le quitter pour ce méprisable Paul ?
A la façon de Scarlett, l'héroïne "d'Autant en emporte le vent", elle se propose d'y penser demain...
La tempête se lève-elle avec l'aube ? Eh bien, non, Cécilie évolue dans la bonne société parisienne de 1958, là où règne la bienséance ! Les noirs nuages, à peine massés sur le ciel pur des beaux-quartiers, s'éloignent vite.
Paul n'est pas homme à se contenter d'une banale liaison, il ne provoque aucun éclat et, répugne à un pacte inhumain. Sa décision se prend en une seconde: il ne  gardera pas cette  Cécilie arborant son cœur partagé comme un étendard. Il veut être le seul ou n'être plus rien.
Déçu, blessé, il  confiera l'adorable parisienne de ses chimères à un taxi qui l'emportera vers son destin déjà tracé.
Une fin morale, mélancolique, un récit cassé d'un coup comme un cristal fragile.
Louise de Vilmorin  brosse avec le personnage tourmenté et profond de Paul le souvenir de son amant de jeunesse André Malraux; comme elle s'obstinait à taire leur passion à son mari américain, Malraux ne pouvant supporter une pareille lâcheté rompit brutalement. Louise ne s'en remit jamais. Toutefois, le temps aide en silence les amours manquées: en 1964, les deux amants terribles, l'écrivain et le ministre, libres comme l'air et plus indulgents avec les faiblesses humaines, vécurent un incroyable  retour de flammes qui inonda de ferveur et de fougue adolescentes les portes de leur âge mûr.
Ce qui incite à garder sa foi en l'avenir !

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



La Parisienne pour l'éternité : chic et gracieuse avec son "toutou" piaffant !


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