lundi 29 février 2016

Lawrence Durrell et la drôle de vie des diplomates !


L'enfer sur Terre et la vie diplomatique se côtoient parfois au vif amusement des simples mortels que nous sommes.
 L'insolence à la bouche, armé de son inimitable humour britannique, Lawrence Durrell s'ingénie ainsi avec ses  "Affaires urgentes" à briser net les idées fausses que l'on se fait sur les dieux vivants de l'Olympe diplomatique.
Ces chroniques trempées dans un bain de saine ironie illustrent le dur quotidien des ambassadeurs, souvent empêtrés au sein de leur illustrissime position au fin fond d'un pays méfiant ou hostile.Sans négliger le rôle constructif de la foule d'attachés et secrétaires divers et variés; tous, gens de devoir, au service de rois, reines ou autres chefs d'Etats semblant les avoir indignement oubliés.
 Les plus chanceux pourvus d'épouses endurantes, les plus malheureux titillant le goût saumâtre de l'exil grâce à la débauche de soirées vigoureusement arrosées.
Cette évocation pour le moins originale d'un milieu sachant fort bien fabriquer son secret fascinant abat les mythes en nous secouant de crises d'hilarités inextinguibles: certains passages sont d'ailleurs impossibles à lire à haute-voix tant le rire le plus délirant s'empare de vous. Wodehouse lui-même a quelque chose de pâle, d'anémié à côté de Durrell acharné à détruire la citadelle éminemment respectable du corps diplomatique international cloîtré  à Belgrade, dans un pays qui s'appelait encore la Yougoslavie, vers 1952.
Le vrai héros de ces souvenirs, le solennel Antrobus, est un ambassadeur vétéran d'une distinction à tuer les professeurs de savoir-vivre et autres bonnes manières s'évertuant à rédiger d'édifiants manuels en vue de l'éducation des masses.
En dépit de sa raideur, à croire qu'un parapluie a été glissé dans son dos, Antrobus a vécu des moments particulièrement incongrus, il ne se hasarde pas à dire "désopilants", et son vif plaisir reste d'égrener ces instants de folie diplomatique sans perdre son admirable flegme.
Les aventures de ces charmants diplomates relégués derrière "le rideau de fer" débutent par une poignante odyssée: "l'épisode du train fantôme ". Selon Antrobus, "rien n'illustre mieux les risques de la vie diplomatique." Un train, cela semble pourtant des plus inoffensifs ! Surtout s'il s'agit du convoi "des fêtes de la Libération", un train chamarré, ciselé, pomponné, astiqué, dont la mission  est de transporter le corps diplomatique tout entier de Belgrade à Zagreb. Périple audacieux, organisé par de hauts dignitaires afin de témoigner de la supériorité de l'industrie lourde d'un pays méritant et travailleur face aux "dégénérés de l'Ouest Capitaliste". Cette ambition louable épouvante bizarrement les heureux bénéficiaires !
C'est que contrairement à nous, lecteurs de l'an 2016 ayant une très vague notion du quotidien de l'ex-Yougoslavie, ils mesurent aussitôt les énormes dangers les menaçant sur une banale voie ferrée:
"On le sent dès l'instant où l'on débarque de l'Orient-express à Belgrade: il y a quelque chose d'étrange dans la construction même de la gare, elle penche d'un côté. Un train sur quinze environ franchit les butoirs, se fraie un chemin à travers la zone de fret et vient s'enfoncer dans le guichet de location. Il n 'y a jamais de blessé. Les gens ont l'air assez fiers de cette habitude particulière. Cela fait partie de la vie serbe."
Les diplomates affectent ainsi un humour élégant mais le cœur n'y est pas.
L'ambassadeur de France au nom de poète, Mr Du Bellay( la carrière comme on disait alors exigeait une particule, parfois  un "de" depuis "peu, Durrell, en bon anglais, s'amuse aux dépens des français) ose émettre une réticence dans un langage assez rude:
 "si ces animaux veulent jouer aux locos avec le corps diplomatique..."
 Prendrait-on les imperturbables membres de cet inaltérable corps pour de vulgaires jouets livrés aux caprices des aiguilleurs ou conducteurs ferroviaires serbes ?
 Hélas oui !L'ambassadeur de Sa Majesté, sir Polk-Mowbray s'angoisse de façon anormale;cet engin
serait-il capable d'outrager Son Excellence britannique ?
Si le pire survenait, les représailles interviendraient immédiatement:
 "écoutez, si par la faute de l'industrie lourde yougoslave, je suis blessé, ne fut-ce que très légèrement, au cuir chevelu, je veillerai à ce que cela donne lieu à un incident diplomatique. "
Nous frissonnons ! Mais qu'est-ce au juste "un incident diplomatique " ? Le mystère demeure !
Ce mot sibyllin ouvre les frontières de l'imagination ...
Durrell nous incite à espérer un drame affreux, et le voici qui arrive bon train.
Sous les rauques accords de la fanfare engagée pour signifier l'importance de ce train de La Libération, le corps diplomatique mort de peur s'ébranle vers un sort incertain à travers mornes plaines et immenses solitudes.
Le vacarme est insoutenable, des boiseries jaillissent les sons les plus lugubres du monde,
la seconde voiture s'incline à toucher les rails:
"quand on regardait par les fenêtres, on avait l'impression que le sol touchait les roues".
Ce train si étincelant cache une réalité désagréable: la machine hors d'usage crache du feu ! Le chauffage monte, monte, monte jusqu'à étouffer les infortunés voyageurs; la situation accable surtout les chefs de mission s'arrimant à n'importe quoi afin de survivre dans le fameux wagon prêt à s'écraser sur la voie...
 Privés de sommeil, privés d'eau, privés d'obscurité, les lumières ne s'éteignant pas plus que le chauffage, privés de silence, privés d'espoir d'arriver en bon état à Zagreb, pleins de contusions et de bleus, les prestigieux invités filent à une vitesse folle au sein d'une nuit qui sera sans doute la dernière.
Les réactions des passagers éclairent la passionnante diversité des tempéraments cosmopolites: "L'ambassadeur des Etats -Unis était si accablé qu'il passa la nuit à chanter Plus près de toi mon Dieu; Mme Fauzia, l'ambassadrice d'Egypte, resta toute le nuit en prière à genoux sur le plancher de son compartiment. "
Les secours divins, hélas, n'empêchent nullement la chevauchée ferroviaire fantastique d'arracher la verrière d'une petite gare en semant une panique de fin de monde !
Avec sa redoutable franchise, Durrell nous confie à quel point les atroces cris diplomatiques l'emportent sur les hurlements des simples mortels. Ciel !
Il y a de quoi se lamenter; voila que les délicieux ornements du "wagon suspendu " si gracieusement au dessus des rails, chérubins et bouquets sculptés par les mains expertes d'artisans poètes, éclatent sous le choc !
 Une triste perte et une grande peur car les débris de ces joyaux délicats inondent les voyageurs horrifiés. L'inconnu engloutit ces effrois intempestifs, le train fantôme rugit et s'emballe de plus belle; nos diplomates éperdus prient tous les saints qui leur viennent à l'esprit, des royaumes d'en Haut, on les entend:
"L'ange gardien de l'industrie lourde yougoslave devait veiller sur nous: rien de pire n'arriva."
Ouf !
Le jour se lève sur une armée d'ambassadeurs, attachés, secrétaires, épouses, passablement fripés, moulus, affamés, livides, mais vivants ! L'heure des festivités de La Libération approche ! Les plus hautes instances de Zagreb piétinent déjà sur le quai, curieuses d'être confrontés à ces capitalistes excessivement bien vêtus, remarquablement soignés et certainement fort reconnaissants d'avoir eu droit à un convoi d'exception.
Quelle déception ! au lieu de visages rayonnants, de gestes spontanés, d'embrassades ou salutations émues, que voit-on se dessiner sur les vitres du train ? Une foule braillante et débraillée tapant du poing afin d'indiquer que portes et fenêtres sont irrémédiablement fermés !
Sir Antrobus d'expliquer avec une suave désinvolture:
 "Nous devions ressembler à une colonie de singes forains expropriés ravagés par la nostalgie de leur vie d'antan dans les arbres."
Comment s'extirper de ce convoi sans donner l'image du ridicule absolu ? On résout cette épineuse question en sautant par l'arrière, un rictus aux lèvres, les dames furieuses d'être malmenées, les ambassadeurs tentant de conserver une très vague dignité... L'empressement sincère des autochtones dissipe un court moment la fatigue des aventures nocturnes; on écoute, d'une oreille vague, la mélopée des discours officiels vantant le destin  lumineux de l'industrie lourde du fier pays.
Soudain, les épouses soumises sursautent !
Voici, qu'en fait de lendemain radieux, on les informe gentiment que le train de l'horreur a reçu la glorieuse mission de les ramener à Belgrade ! C'en est trop ! Une fois réfugiés dans leur hôtel au luxe fané, les diplomates se révoltent ! C'est la fronde ! le corps diplomatique se soulève d'un coup !
On dirait des Français en train d'organiser un piquet de grève ! Quelle honte ! Quelle décadence ! Le savoir-vivre est foulé aux pieds, le sens du devoir relégué au placard.
Egyptiens, Finlandais, Norvégiens et Slaves emplissent le salon d'apparat d'imprécations imagées ! Le retour à bord du train perdant ses entrailles en chemin est refusé à l'unanimité; et tant pis pour les déclarations de guerre de la Serbie en perspective !
Seuls les Grecs arborent une mine détendue... Leurs bras levés vers un ciel hostile cachent une grande satisfaction:
"ils avaient déjà loué les seuls six taxis de Zagreb et proposaient des places pour le voyage de retour à mille dinars par tête.
"Les exhortations péremptoires du doyen glissent sur les consciences, l'amour national est invoqué en vain, l'égoïsme fait des ravages ! Laissant le train funeste s'émietter en sens inverse, les peureux diplomates sautent comme des lions enragés dans les miraculeux taxis...
Doit-on leur jeter la première pierre ?
Antrobus a l'âme trop noble pour s'appesantir davantage sur ce  lamentable exemple ferroviaire... D'ailleurs, tant de choses nuisent au bon fonctionnement des rouages diplomatiques; par exemple, affirme ce gentleman , "un petit rien peut causer votre perte."
Et même un insecte innocent, une mouche  bourdonnant avec application dans un espace clos...
Une mouche détiendrait le pouvoir de rompre les traités de paix et la bonne entente entre deux nations ! Sir Antrobus souffrirait-il de gâtisme élémentaire ? Eh bien non !
Des profondeurs de son fauteuil de cuir fauve, le regard impavide et la parole feutrée,
son whisky à la main, il fait revivre une tragédie: celle d'un ambassadeur d'Angleterre avalant, un beau soir de fin décembre 1952,  une mouche en plein banquet de réconciliation entre les paysans Serbes et les capitalistes au service de Sa Majesté.
Malgré les efforts savamment déployés par des diplomates en pagaille,la méfiance est tangible du côté du camarade Bobok, chef de la délégation des marchands de bois du pays. On entendrait une mouche voler par dessus l'aérien ballet des assiettes.
 Sir Antrobus, maniant sans pitié l'exquise condescendance de ses pairs, évoque une
 "conversation au niveau du bas néolithique: grognements, feulements et bizarres moulinets exécutés au couteau et à la fourchette."
L'ambassadeur, toujours le très remarquable glaçon répondant au nom de Sir Polk-Mowbray, trône, comme il se doit, entouré de deux camarades aux sourcils froncés et à la fourchette levée afin de parer à toute attaque des "hyènes capitalistes ", les rébarbatifs Bobok et Popic.
 En dépit de cette atmosphère gelée, Antrobus et Spalding, l'attaché commercial ont la touchante conviction que ce repas de fête ragaillardira des liens un peu fragiles entre les travailleurs Serbes et le monde anglo-saxon.
 Une mouche s'invitant au festin aiguise les nerfs des convives en tournoyant de plat en plat; les anglais font semblant de rien, la mouche continue ses vols, se brûle les ailes à la flamme des bougies et finit sa courte existence par un plongeon inattendu dans la gorge de l'ambassadeur...
C'est cet instant douloureux que choisit le camarade Bobok afin de porter un toast enthousiaste au camarade Tito !
Horreur et confusion ! Polk-Mowbray "poussa un cri rauque, vibrant de désespoir et d'ailes de mouches carbonisées. "On s'imagine bien sûr que dans ces circonstances extrêmes, les diplomates montent au créneau, raniment l'harmonie, apaisent le scandale et sauvent leur ambassadeur de la mort diplomatique, autrement dit du ridicule absolu.
 C'est faire montre d'un bel optimisme...
Avec une intense délectation, l'impertinent Durrell, nous brosse le portrait de charmants attachés étranglés de rire soutenant un diplomate de haut rang crachant sa mouche sous les regards méprisants des braves camarades assistant à la déroute du monde capitaliste...
Les délicieuses chroniques vagabondent à saute-mouton en enlevant le lecteur mélancolique loin de ses sombres humeurs. On retiendra les effets néfastes de la culture importée de France: assommantes conférences infligées aux anglais sur de parfaits inconnus bien français et totalement ineptes, Messieurs" Flowbear et Goatyeh". Un léger sourire éclairera les visages moroses en apprenant les conséquences d'une orgie de champagne sur la froide réserve de l'ambassadeur Polk-Mowbray;:
cet homme fort hautain retrouvé, à notre vive surprise, dans un adorable état de complète ébriété, enfoui sous les massifs de fleurs de sa propre ambassade...
Le mot de la fin appartient au distingué Antrobus, esprit angoissé à ses heures:
 "où vont les diplomates quand ils meurent ? existe-t-il des limbes diplomatiques ?"
Rêvons un peu à ces îles fortunées remplies de spectres en smoking ...
Où vont-ils nous mener ces ambassadeurs fantômes ?
Prions pour que ces êtres étranges renaissent de leurs cendres !

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
                                                    


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire