samedi 5 mars 2016

"L'Apollon de Bellac": l'humour généreux de Jean Giraudoux !

"On ne badine pas avec l'amour" proclamait, de sa voix lasse et triste ,Alfred de Musset, poète de l'espoir dans le désespoir.
A cette insoutenable mélancolie, Jean Giraudoux réplique, environ un siècle plus tard:
 "on ne badine pas avec la séduction!"
Le chantre des promenades mythologiques, la main tendue  au divin, l'homme pour lequel le ciel de Grèce fourmillait de jambes de déesses, l'inventeur de l'ondoyante, fée des eaux, Ondine, amoureuse éperdue d'un mortel qui lui inspirera ce mot sinistre: "jamais, voilà ce que nous partagerons lui et moi", le créateur d'un style aux amples volutes spirituelles, soudain oublie tragédies et sacrifices. L'écrivain tourmenté par l'absolu,s'apaise, et crée une pièce aussi irisée de soleil que le sourire d'Agnès, son héroïne.
"L'Apollon de Bellac" n'est, toutefois, ni une distraction rose bonbon, ni un feu d'artifices de mots précieux
 C'est une surprise de la séduction; une voltige du charme jouant avec les petites vanités humaines; une leçon sur le sortilège de la parole: l'ingénue Agnès apprend en une journée comment mener les hommes par le bout de son nez grec.
Son maître est un "Monsieur de Bellac"qui en sait long sur l'âme des mortels. Mais qui est-il au juste, ce rusé inconnu ? Un mage ? Un Dieu échappé à l'ennui immortel ? Un Apollon antique descendu de son piédestal de marbre afin de séduire les mortelles ?
Ou un hasard merveilleux qui s'enfuit pour toujours ?
Chez Giraudoux, la mélancolie des destins, chavirés comme des navires en détresse, rode sous le sourire ou les exquises manières...
Et ses pièces laissent une porte ouverte vers l'invisible, peut-être le bonheur perdu attend-t-il dans l'ombre à la manière d'un chat aux aguets.
En ce matin d'avril ou de mai, sans doute à une époque dansante où l'on croyait à l'amour fou, aux vertus de la beauté grecque, et aux inventions de toute sorte, Agnès,une ingénue de 20 ans, belle comme un ange, timide à rougir à chaque seconde, se présente à l'Office des Grands et Petits inventeurs, noble société savante d'une bourgade de Province.
 Sans nul doute le Limousin cher à Giraudoux. Terroir en tout cas assez paisible pour susciter les passions des inventeurs- amateurs, bercés par les meuglements des vaches et la verdeur des belles prairies !
La ravissante Agnès se fait aussitôt rabrouer par un goujat mal-élevé: l'huissier chargé d'inscrire les visiteurs. Assis sur un fauteuil de notaire d'un affreux vert passé ,un homme observe, puis intervient.
C'est le "Monsieur de Bellac", petite commune voisine.
 Un homme à priori insignifiant mais qui sait manier les mots et broder les discours. L'huissier refuse de laisser Agnès prendre rendez-vous avec le Président ? Mais se doute-t-il que cette jeune personne vient d'inventer le légume unique ! Trouvaille vouée à bouleverser le monde, invention dont seul le fameux président daigne se mêler !
 Ce beau mensonge ne sert qu'à augmenter la rudesse de l'employé. Agnès ne passera pas ! Et l'horrible personnage claque sa porte aux deux visiteurs.
Agnès soupire, le "Monsieur de Bellac" réfléchit. Cette ravissante idiote souffre manifestement d'un regrettable manque de confiance. Elle n'a rien inventé bien sûr, elle cherche un travail et ne sait rien faire. "Vous pourriez énumérer le dictionnaire des emplois, dit-elle, jamais je n'aurai à vous interrompre." Le Monsieur de Bellac a une inspiration:
 "alors coquette, dévouée, gourmande, douce, voluptueuse, naïve ?"
Il a trouvé !
Hélas, ces exquise qualités professionnelles sont gâtées par la phobie de la jeune fille: elle a peur des hommes... De tous les hommes sans exception...
C'est épouvantable, explique-t-elle au sympathique envoyé de Bellac, "dès qu'ils me regardent ou me parlent, je défaille".
Le brave homme ose alors une étrange proposition: "Cela vous intéresserait-il de les mener à votre guise, de tout obtenir d'eux ?" Agnès reste incrédule, mais le "Monsieur de Bellac" insiste !
 Il connaît la recette infaillible des séductrices invétérées. Le secret de la réussite sociale, mondaine, amoureuse est à la disposition de l'innocente jeune fille... Doit-on trembler, s'attendre à la plus infâme des suggestions ? Que non pas !
L'univers de Giraudoux est tissé de bienveillance amusée. Il suffit pour en devenir la reine de dire aux hommes qu'ils sont beaux... Suffoquée d'étonnement, Agnès tente de saisir les subtilités cachées sous ces mots :
"Dites-leur qu'ils sont beaux". Cela ne sautait être si simple ! il faut mettre un peu de complication, ajouter "beaux et intelligents " par exemple.
 Le Monsieur de Bellac soupire devant une si touchante sottise. Les hommes, affirme-t-il, n'ignorent en rien l'étendue puissante de leurs facultés, même les plus ineptes sont persuadés d'être les rois du monde; par contre, aucun n'est certain de sa beauté... L'angoisse les ronge ! Mères et sœurs ne les rassurent jamais !
Si Agnès sait donner au mensonge un air de vérité, si elle se lance sans peur, la chance tournera en sa faveur.
"Seriez-vous bornée, Agnès ? Dites qu'ils sont beaux aux laids, aux bancals, aux pustuleux...
Tous le croiront.Tous le croient d'avance. Ceux qui ne le croient pas, s'il s'en trouve, sont même les plus flattés. Ils croient qu'ils sont laids, mais qu'il est une femme qui peut les voir beaux, ils s'accrochent à elle."
Le charmant conseiller déploie en vain sa verve: Agnès n'est nullement convaincue.
Ahurie, elle veut filer à l'anglaise, l'homme la retient et la jette dans la fosse aux lions.Voici le méchant huissier, aimable comme un garde Suisse, ce sera un cas d'école parfait. Au travail Agnès !
Rétive, la jeune ingénue s'exerce sur un paisible papillon qui voletait par là; la formule magique l'incite à battre des ailes !
Encouragée, Agnès entre dans la bataille. L'huissier sursaute ! Et riposte aussitôt: "Vous dites qu'il est beau à une tête de gorille ?" Agnès, encouragée par le gentil inconnu de Bellac, plaide sa cause en s'embrouillant un peu. De la silhouette aux dents de l'huissier, tout y passe tout semble beau et le pauvre employé finit par y croire. Du coup, la porte fermée s'ouvre, Agnès va être présentée au secrétaire général du poussiéreux Office.
L'ingénue n'éclate guère de fierté, ce succès aurait bien pu tourner au désastre.
Ses mains la trahissent ,elle doute de son talent d'actrice, mentir avec aplomb et naturel, quelle entreprise périlleuse ! Heureusement, son mentor la tire d'affaire encore une fois. Il serait de bon ton qu'elle compare ses proies à une référence impossible à vérifier: l'Apollon de Bellac. Il vient de naître dans le cerveau fertile de cet inventeur anonyme:
"Dites l'Apollon de Bellac, il n'existe pas. C'est moi qui l'extrais pour vous du terreau et du soleil antiques." Agnès prend soudain de l'assurance. La voilà qui audacieusement se moque de son maître en séduction: "Je suis né à Bellac", confie ce dernier sans se méfier...
La belle enfant se précipite dans la brèche: "On dit que les Limousins sont si laids. Comment se fait-il que vous soyez si beau ?"
Le natif de Bellac accepte le compliment de bonne grâce, une seconde trop tard avant de comprendre la flatterie !
Agnès est armée jusqu'aux dents, parée pour le jeu de la séduction.
Qui sera sa première vraie victime ? Le secrétaire général, individu hideux, tordu, et comble de la malchance, pressé, ne l'enverra-t-il paître avec ces boniments exagérés ? Agnès le contemple, les yeux pleins d'une  expression bizarre quel'autre ne sait comment interpréter. Sa laideur l'effaroucherait-elle à ce point ?
Agnès le pétrifie sur place: "Vous êtes beau" s'écrie-t-elle au malheureux qui se demande s'il rêve.
Sa vanité en sommeil s'éveille doucement, n'aurait-il un air de ressemblance avec un type physique italien remarquable ? Agnès refuse tout net, le secrétaire est au contraire le sosie du fameux "Apollon de Bellac habillé, évidemment " ajoute-t-elle afin de mêler vraisemblance et pudeur...
Définitivement enjôlé, le brave homme promet de revêtir un costume élégant afin d'être digne de ce mystérieux Apollon de Bellac qui lui ressemble comme un frère.
En attendant, la situation est grave. Inquiétante même; voici que déferlent les poussiéreux membres du Conseil.Vont-ils se laisser manipuler par l'ingénue ?
Agnès vient justement d'être engagée comme dactylographe par son  nouvel ami et admirateur après le plus fantaisiste des entretiens d'embauche: une jeune fille pratiquant le seul piano, prenant la dictée fort lentement et incapable de se relire, mais c'est la candidate idéale  ! Et ce ne sont pas les honorables Messieurs du Conseil qui la renieront ! La vie pétille, le printemps éclate, une adorable créature vient d'affirmer haut et clair:
"Que vous êtes beaux!"
Les respectables chercheurs bombent le torse. Tous marchent sur une mer éthérée, peuplée de miroirs rendant une image flatteuse de leurs charmes impromptus.
Le docte Président, mis au courant de cette exaltation juvénile, veut voir la charmante responsable de ce doux délire de près:
"C'est vous le phénomène ? Cette maison que je préside croupissait jusqu'à ce matin dans la tristesse, dans la paresse, et dans la crasse. Vous l'avez effleurée, et je ne la connais plus ...Que leur avez-vous dit ?"
Agnès s'empresse de le renseigner; "Comme vous êtes beau ! je leur ai dit à chacun: comme vous êtes beau !" Le Président éprouve une cruelle déception. Il sent le démon de la jalousie le piquer au vif, serait-il ainsi l'unique homme dans cette joyeuse maison à ne pas mériter cet hommage ?
Son amour-propre l'attire droit là où la belle Agnès souhaitait qu'il aille... La délicieuse affabulatrice se défend avec le brio d'une séductrice expérimentée:
"Je ne vous vois pas beau. Vous êtes beau."
Le Président ne se tient plus de joie ! Cette louange certainement spontanée, c'est le ciel dans la tombe, c'est l'éblouissement de sa morne existence ! Il n'a vécu que pour ce moment exquis: il est beau !
L'esprit reverdi, l'âme refleurie, il renvoie sa secrétaire autoritaire et désagréable qui le méprise. Mieux: il rompt avec sa fiancée, un terrible dragon du foyer, femme injuste, jalouse, méfiante. On ne peut être épanoui en vivant avec une femme qui vous trouve hideux et, pire, ne cesse de vous le répéter sur tous les tons en prenant pour témoins les objets familiers:
 "Je comprends, s'exclame le Président, je comprends cette gêne qui me prenait non seulement devant toi, mais devant tout ce qui est toi ou à toi."
Il ouvre les fenêtres, respire l'air vif, et offre le diamant, choisi pour contenter son amère promise, à la radieuse et rougissante amatrice de beaux hommes. Comment pourrait-il vivre sans cette jeune fille qui se pâme devant sa ressemblance frappante avec l'Apollon de Bellac, ce chef-d'oeuvre du Praxitèle Limousin ?
La fiancée éconduite crie au scandale et accuse Agnès de  tromperies !
Mais le "Monsieur de Bellac"la fustige de ce discours bien senti: "C'est vous l'aveugle... Car il suffit
vraiment, pour les trouver beaux, de regarder les hommes dans leur souffle et leur exercice et chacun a sa beauté, ses beautés. "La beauté, elle réside dans le regard de l'autre, l'amour a ce don sublime de métamorphoser la laideur  en magnificence pure !
Les amants éternels ne chaussent-ils leurs émouvantes "lunettes de l'amour" ? La recette de séduction se dépouille de ses plaisanteries faciles; et Giraudoux nous entraîne vers les rives où s'épanouit l' humanisme qui lui tient de raison d'être: "le seul Narcisse coupable est celui qui trouve les autres laids."
Agnès a ouvert un coffre au trésor, en un seul jour, elle y a puisé une place, un mari, un diamant. Pourtant le vide l'accompagne, l'essentiel, elle le sait, la quitte. Ses victoires ne sont qu'humaines, éphémères; elle a soif d'intangible, de beauté parfaite et immatérielle, de passion soulevant de terre, d'amour vaste comme la mer d'Ulysse.
Serait-elle amoureuse de l'Apollon de Bellac ?
 "Vous me laissez, dit-elle, tremblante à l'inconnu, et vous croyez que je vais épouser le Président ?"
Hélas, dans la vie, on est toujours un vers de terre attiré par une étoile.
Agnès ne l'a pas encore appris. Le destin parle, il faut obéir. Au moins pour le moment... L'imprévisible ne gouverne -t-il l'univers  en général et l'âme humaine en particulier ?
 Un peu triste autant que son essence divine le lui permet, un peu repentant aussi, peut-être déjà en proie au désir de revenir bouleverser cette Agnès si attachante pour une mortelle, l'Apollon de Bellac s'en retourne sur son Olympe.
Ne manquez pas de lire cette pièce irréelle, tendre et  profonde.
 Sous les étincelles élégantes, les prestes caprices de la séduction, s'alanguit le charme discret de la Province amoureuse.
"Apollon est passé" dit le mot de la fin. Ou irons-nous hantés par son souvenir ?
Peut-être vers un nouveau proverbe inventé par Musset,
une comédie optimiste à l'aube de la belle saison...

A bientôt !

Lady Alix ou  Nathalie-Alix de La Panouse


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