vendredi 18 mars 2016

Lettres d'Espagne: gitanes, auberges et bandits !


Prosper Mérimée, bien avant de devenir l'homme de Lettres reconnu et le spécialiste des Monuments Français sous le second Empire, était déjà dans sa jeunesse folle un homme trop élégant pour ne pas se moquer de lui-même et de ses aventures en pays inconnu.
L'Espagne ainsi le jeta dans des situations absurdes au cours d'un voyage enlevé par un remarquable souffle épistolaire. Ce fut réellement  une initiation, nourrie d'expériences vécues avec un regard aiguisé, et caracolant sous une  plume caustique. L'automne 1830 s'étendait sur une civilisation aussi bizarre pour un dandy parisien que la Chine de Marco Polo !
L'esprit lucide, la curiosité en étendard, l'humeur intrépide, le jeune Parisien se lance en Andalousie comme une âme entre au Royaume des Ombres; les contes et légendes n'égarent pas en route celui qui observe la plus élémentaire réalité: "l'usage de peindre tout en blanc, c'est la seule propreté d'un pays où l'on mange des mouches dans la soupe dans les meilleures saisons."
L'indiscrète  rumeur des salons mondains raconte que le beau Prosper court les déserts espagnols afin de se guérir d'une déception amoureuse
. Le remède est d'une grande efficacité: le dandy au cœur souffrant affirme, au fil de ses rencontres avec un monde bruissant des coups de feu des brigands et des volants des belles paysannes ou gitanes, un style très singulier; un mélange de froideur et d'intense passion, une volonté de conserver la réserve du conteur tout en la bousculant d'humanisme joyeux.
De cette neige ensoleillée glissent les merveilleux récits adressés aux vieilles connaissances ou à un public d'esthètes friands d'horizons inédits.
Une des premières lettres persifle avec tendresse l'originale hospitalité des auberges espagnoles.
Son heureuse destinatrice s'est sans nul doute étranglée de rire en la parcourant et nous l'envions infiniment ! Confidente, amie, amante, qui était au juste cette charmante Sophie résidant "Au Jardin des Plantes à Paris" ? Le passé des complices amusées  de ce Prosper adoré des jolies parisiennes ne l'a  pas engloutie.
 Cette lettre malicieuse adressée à la future Madame Ducrest de Villeneuve  pétille au delà du temps. La destinataire , ravissante et spirituelle amie de Stendhal le vaut bien !
Son cher ami lui écrit de Grenade, le 8 octobre 1830. Et, afin de bien marquer cet acte, à priori banal, du sceau de l'importance extrême, il précise tout de suite: "savez-vous Mademoiselle, qu'en vous écrivant, je fais une action sublime ?" Ciel !
On imagine cette Sophie excitée et radieuse; l'Apollon du Faubourg Saint-Germain lui tenir ce langage !
Que se passe-t-il  au juste ? Le beau Prosper attend de l'argent de France, il n'a plus un sou et la poste locale exige qu'il verse "une piécette": somme dérisoire à Paris, somme colossale quand on ne dispose que de 9 francs dans un pays qui ne vous fera grâce de rien. Sa correspondante doit revêtir une extrême importance afin de mériter pareil sacrifice. Pourtant, le ton de cette lettre si coûteuse n'indique aucune tendre intention !
 Le voyageur persifle au galop, s'amuse de tout et nous entraîne dans son tourbillon.
Grenade comble ses envies de grandiose en ruines; mais, ne comptons pas sur une description savante et minutieuse. Mérimée haïssant par dessus tout l'ennui mortel des longues explications, la charmante Sophie se contentera de cette envolée lapidaire: "Je ne vous dirai rien de l'Alhambra: vous l'avez dans votre bibliothèque; mais croyez que vous n'êtes pas dispensée de faire le voyage de Grenade et qu'aucun livre in-quarto ne pourra vous donner une idée de la Tour des Lions et de la Salle des ambassadeurs." Le romantisme à la mode de Chateaubriand n'est pas de mise chez Mérimée, l'impertinent se contente de confier qu'il dînera au sein de "ces ruines vénérables "; mieux, une bonne libation tiendra lieu d'ivresse archéologique: "Imaginez le plaisir que j'aurai à boire du bon vin de Jerez dans le palais de Boabdil !".
On imagine la moue de Sophie ! L'émotion voilée de son correspondant la touche-t-elle ? Mérimée s'en soucie peu ! Son goût pour le concret sans fioritures sentimentales donne une vie piquante au moindre détail. Quel calvaire avant les merveilles de Grenade ! Lui, l'arbitre des élégances, juché ridiculement sur un âne, n'a-t-il affronté les déserts Andalous ?
 N'a-t-il été palpé par une paysanne admirant la qualité de son habit ? Le voilà rendant mot pour mot un dialogue avec un montagnard avide de connaissances:
 "J'entre dans une boutique d'une mauvaise petite ville de montagnes, et je demande des cigares.
Ah! Vous êtes étranger ? - Oui -Ynglesito ? (Les Andalous se servent toujours de diminutifs)
Français ? - Oui - Militaire ? - Non - Marchand ? - Non - Qui êtes-vous donc ? - Un homme qui demande des cigares - Est-il vrai qu'il vient des soldats de là-bas ? (Ici je ferme les yeux et baisse les deux coins de ma bouche , ce qui veut dire: "je ne sais pas ")
Etes-vous marié ? Parlez donc un peu français pour voir quelle langue c'est-Moi: "que le diable vous emporte !"
Les Andalous vous étourdissent donc de paroles  mais répugnent à vous offrir le couvert.
Mérimée éclaircit le mythe des Auberges espagnoles; c'est tout simple, on n'y trouve que du pain et de l'eau ! Si on désire se mettre davantage sous la dent, il faut se munir de quelque pitance rencontré en chemin:
 "Souvent, j'ai porté en croupe un coq vivant dont je devais souper le soir. Il ne fallait rien moins que l'appétit que donne l'air des montagnes pour me rendre insensible au sort de cet infortuné volatile et particulièrement à la dureté de sa chair."
Sustenté des os de son maigre trophée, le dandy encore affamé doit endurer un autre supplice. Les lits sont une rareté dans les auberges perdues ! La plus évidente courtoisie force ainsi les voyageurs à la promiscuité hasardeuse, à plusieurs sur  un matelas, punaises à partager pour tout le monde !
Le plus saumâtre restant l'obligation de dévorer le repas frugal dans un plat commun: "il serait indécent et extravagant de demander une assiette à part, ou de prier que l'on servît les cheveux séparément pour l'usage de ceux qui les aiment."
Des profondeurs de sa bergère confortable, la charmante Sophie, rêveuse, sa tasse de porcelaine de Sèvres à la main, a dû s'étouffer avec son thé de Chine en découvrant ce passage d'un prosaïsme confondant !
Le beau Prosper avait une chance de se faire pardonner, sans doute sa correspondante espérait-elle une bataille des plus romanesques entre son cher dandy et un prince des voleurs. Quoi de plus exaltant que la description d'un vrai bandit au grand cœur ? Là encore, Mérimée énonce une vérité bien décevante; il n'a aucune magnifique histoire de brigands à raconter !
 Nul frisson, juste une remarque d'un intolérable bon sens, à se demander ce qu'à l'Espagne sauvage de si palpitant ! "Je n'ai rien à vous dire des voleurs. On dit que le pays en fourmille, mais je n'en ai pas rencontré .
De quoi vivent ces pauvres diables ? Je ne conçois pas ce que l'on peut prendre dans une venta excepté des bancs et la poêle à frire. "Pauvre Sophie ! le pire est pour la fin de cette lettre dénuée de lyrisme mais riche en traits acérés.
Le mordant de Prosper s'adoucit de façon à éveiller la jalousie de sa correspondante; cette fois, la tasse à thé vole en éclats rageurs ! Le dandy amateur de beautés de toute sorte a l'audace de croquer les appas superbes, les charmes ahurissants des Dames Andalouses ! Ces originales créatures méritent des louanges enflammées ! Et le jeune enthousiaste s'écrie: "Quant à l'article pieds, avant d'avoir vu Cadiz, j'ai accusé les voyageurs d'exagération, mais après avoir vu la promenade, un dimanche, et les souliers qui s'y promenaient, j'ai trouvé qu'on n'avait pas assez loué leur petitesse et leur élégance."
Sophie peut s'en convaincre facilement: son ami a l'obligeance d'agrémenter ses dires d'un délicieux dessin affirmant la grâce naturelle d'une ravissante autochtone aux cheveux "qui traîneraient à terre si on ne les rattachait sur le haut de la tête avec un peigne de dix-huit pouces de haut."
Prosper Mérimée serait-il amoureux de "Carmen" ? Le feu espagnol habite désormais ce cœur de glace !
Un roman s'écrit en sourdine au hasard de ses pérégrinations... Il a regardé sa Carmen sous l'âpre soleil de Cadix; la légende lui parle vite de son second héros; le bandit généreux, l'amant de la gitane capricieuse. Avant don José, voici José Maria; le "Robin des bois "Andalou.
Sophie, hélas, ne recevra pas la longue et passionnante lettre relatant les égarements fantasques et les gestes chevaleresques d'un preux dont la tête est mise à prix dans toute l'Espagne.
Mais, si  en 1831,elle était abonnée à la très éclectique "Revue de Paris", la jeune amie du hardi cavalier aura eu le plaisir presque coupable d'approcher les vices et vertus de la caste des voleurs livrée au public par un Mérimée habillant ses sarcasmes de fausse candeur.
Comment devient-on brigand sur les chemins espagnols ? Par la faute d'injustes lois !
"La profession de voleur n'est point regardée comme déshonorante. L'homme qui n'ayant qu'un fusil, se sent la hardiesse pour jeter le défi à un gouvernement, c'est un héros que les hommes respectent et que les femmes admirent."
Cet homme au destin tragique et généreux existe: on en rabat les oreilles à Prosper qui finit par l'imaginer aux aguets, armé de son arquebuse dans chaque auberge.
A ses débuts, l'illustre voleur José Maria arborait le visage ouvert d'un studieux étudiant en théologie. Il a gardé de bonnes habitudes de cette époque intellectuelle: "Son linge est toujours éclatant de blancheur, et ses mains feraient honneur à un élégant de Paris ou de Londres."
Un brigand bien tenu, beau, et de surcroît bien élevé. Sa délicatesse n'a pas de limites: "S'il arrête une diligence, il donne la main aux dames pour descendre et prend soin qu'elles soient commodément assises à l'ombre... Jamais un juron, jamais un mot grossier."
Le galant José Maria a inventé une technique singulière afin de dépouiller à l'instar d'un amant fort épris les douces victimes ravies de consentir: une bague contre un baiser ! Mérimée, passé maître dans l'art de la conquête féminine, décrit ce tour de force d'un ton fervent; aurait -il envie d'imiter ce modèle ? On le croirait presque ! Que dit José Maria afin d'obtenir le bijou ? Un compliment irrésistible: "Ah! Madame, une si belle main n'a pas besoin d'ornements !"
Puis, la malheureuse accepte un hommage exquis: "il baise la main d'un air à faire croire que le baiser avait pour lui plus de prix que la bague. La bague, il la prenait comme par distraction, le baiser, il le faisait durer longtemps..."
Servi par une garde de complices d'une fidélité infaillible, d'une bravoure invincible, le brigand est aussi entouré d'espions à sa dévotion; il échappe aux traquenards et sait épargner ses ennemis.
Ce héros, chanté par un Mérimée qui lui pardonne tout puisqu'il l'intrigue, l'amuse et le fascine, réunit tant de panache, d'habileté, de noblesse de cœur et d'âme que l'on ne sait plus très bien si on se moque de nous !
De sa voix impavide, le dandy lisse sa cravate, rajuste ses manchettes, secoue sa canne au pommeau d'ivoire; et de sa plume flegmatique, un sourire à peine ironique aux lèvres, incite sans façon ses lecteurs épouvantés à embrasser ce métier appris à la pointe du sabre.
Ses anecdotes savoureuses fusent comme autant de louanges: quel bandit poli ! Ne  faisait-t- il don à l'un d'une mule, à l'autre de la vie, et à une aimable jeune mariée de la paix nécessaire à ses noces ? Quel bienfaiteur de l'humanité ! Au lieu de tuer vulgairement en plein banquet de mariage un méchant notaire  qui avait demandé à son fermier de le gorger d'arsenic, José Maria, invité inattendu,se consacre à la craintive épousée. "José Maria déclara à la mariée qu'il la priait de le tenir pour son serviteur, et qu'il ferait avec joie tout ce qu'elle voudrait bien lui commander. "La pauvre jeune femme ne perd pas une seconde !
La réputation de courtoisie du bandit va être mise à l'épreuve; la jeune mariée tremble, mais elle a confiance en cet homme redoutable. Un autre la tuerait, celui-ci l'écoutera !
 "Accordez-moi une grâce, dit-elle.
- Mille! s'écria José Maria.
- Oubliez, je vous en conjure, les mauvais vouloirs. Promettez-moi que, pour l'amour de moi, vous pardonnerez à vos ennemis , et qu'il n'y aura pas de scandale à ma noce."
Bien sûr le bandit accepte ! "Pendant le reste du dîner et le bal qui le suivit, il se rendit tellement aimable, que les femmes avaient les larmes aux yeux en pensant qu'un aussi charmant garçon finirait peut être un jour à la potence."
Le bandit Mérimée en rit encore !
Ce diable parisien  sortira du terreau de ses voyages ses intrigues féroces et leurs amours insolites; histoires brèves, racontées, sans graisse inutile, pour la joie d'inonder d'horreur d'honnêtes lecteurs soudain abreuvés au suc amer du fantastique...
Mais dans sa correspondance on découvre le conteur parfait; l'homme altruiste, sensible et s'évertuant à le cacher, humain et refusant de l'avouer, adorant par dessus-tout s'aventurer en terres nouvelles ;voyageur solitaire et glacé, mais aimant l'ami étranger, se passionnant même pour lui, à condition qu'il ne s'approche pas de trop près !
Comment se passer de Prosper Mérimée ?
Et de ses héroïnes, Colomba et son poignard, Carmen et son cœur de tigre!

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


       
         
Château de St Michel de Lanès

     Cabinet St Michel Immobilier CSMI 



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