mardi 22 mars 2016

Contes du vieux château: Apollinaire et Lou: l'amour terriblement


Qui n'a  rêvé de Lou, l'étoile maudite du poète Guillaume Apollinaire ?
 Lou l'incandescente, la scandaleuse, la "garçonne" prête à tout, avide de tout, fêtant ses 20 ans en 1900, décidée à conquérir le monde des hommes et ces derniers en même temps !
Cette aviatrice, une des premières de France, rebelle, ravageuse, ensorceleuse, rencontrée à Nice en septembre 1914, semblait au poète un fléau délicieux, bien plus redoutable que les débuts effroyables de la première guerre mondiale.
Amour insensé, amour repoussé d'abord. Passion vaincue d'avance née sur la Promenade des Anglais,
face à une mer libre, au moment de l'entrée en guerre.
L'effervescence du moment bouscule conventions et protocole quand se lève une  aube glorieuse et limpide sur la Baie des Anges. Tout Nice est en marche; les promeneurs se sourient sans se connaitre, excités ou taciturnes. Les uns s'interpellent sur la plage de galets lavés de blanche écume; les autres se saluent gravement en songeant à de funestes lendemains...
Apollinaire griffonne ou gribouille sur un carnet relié de cuir, les yeux noyés du bleu irisé de mauve de la mer au petit matin. La comtesse, le reconnaît, ses voiles, à la nuance perle ou rose poudré, la nimbent comme l'ange qu'elle ne sera jamais, elle pose son ravissant caniche, et s'écrie: "Monsieur ! j'ai tellement entendu parler de vous !"
Un soleil infernal s'accroche soudain au ciel transparent, la tragi-comédie commence.
Entre le poète et la "gracieuse et novice aventurière, frivole et déchaînée" comtesse de Coligny-Châtillon" le coup de foudre est un coup de sang. Voluptueuse rousse au regard d'un vert profond, à la démarche chaloupée et aux appétits assez exubérants pour emporter son nouvel amant dans un gouffre dont il ne revint pas, la comtesse Lou n'eut besoin que de quelques mois afin d'inspirer un chapitre insensé à l'élève-artilleur Apollinaire.
 Consumé de passion au dernier degré, le poète, espérant passer ses rares permissions avec celle qui s'amuse de sa cour pressante, rejoignit le 31ème régiment d'artillerie à Nîmes avant son départ pour le front.
 Exacerbée par l'absence, sa passion s'écrivit chaque jour sur le ton le plus intrépide, créant un domaine d'une franchise absolue, d'une crudité sauvage rachetée par le lyrisme d'une âme douloureuse.
Brûlantes de pureté, éclaboussées d'érotisme glorieux, les lettres d'Apollinaire à sa capricieuse  égérie étourdissent et  ravagent les lecteurs presque honteux de pénétrer en un domaine interdit.
Ce sont les plus beaux vertiges de l'amour et les plus désespérés aussi.
 Apollinaire est un mendiant du sentiment réciproque, Lou, un être fondamentalement libre que nul ne peut mettre en cage.
La guerre rugit en toile de fond, la tragédie rampe sous la mitraille.
L'amour dompte-t-il la peur qui vous prend aux entrailles ? Les lettres crient le nom de Lou comme l'écho profond du désespoir, l'aveu de la nuit noire de l'âme...
Apollinaire compte les jours le séparant de son amante, sa vraie guerre, c'est elle !
Somptueux, les poèmes volent comme des flèches de feu vers le ciel des amours immortelles.
Le 30 janvier 1915, trois mois à peine après être devenu le malheureux amant de l'impitoyable comtesse Louise de Coligny-Châtillon, "Lou", Apollinaire lui envoie de Nîmes, cette lettre ou poème épistolaire, comme on voudra, déclaration virile et vigoureuse hantant à jamais ceux qui l'ont lue par le hasard des classes de français:

Si je mourais là-bas sur le front de l'armée
Tu pleurerais un jour ô Lou, ma bien aimée
Et puis mon souvenir s'éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l'armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleurs

Et puis ce souvenir éclaté dans l'espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l'étoile qui passe
les soleils merveilleux mûrissant dans l'espace
Comme font les fruits d'or autour de Baratier

Lou si je meurs là-bas souvenir qu'on oublie
Souviens-t'en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d'amour et d'éclatante ardeur
Mon sang c'est la fontaine ardente du bonheur!
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

Ô mon unique amour et ma grande folie !

La nuit descend
On y pressent
Un long destin de sang

Hélas, Lou courant d'un amour à l'autre, ne répond guère à ces vers sublimes; et Guillaume se plaint en prose, sans hésiter à user de mots énergiques qui glisseront sur l'amante comme une averse sur la mer.
Toujours de Nîmes, le dimanche 17 janvier, exaspéré, angoissé,
furieux, l'élève-artilleur du 31ème régiment d'artillerie, trace ces phrases pareilles à une coulée de feu:
"Je te demande encore, mon Lou, de répondre à mes lettres. Si tu les lis, réponds-y. Si tu ne les lis pas ...Obéis-moi, Lou ! Pense que je t'aime autant avec l'âme qu'avec le corps... Songe à la douceur, au charme de nos entretiens, contemple ton esprit charmant dont j'adore les traits inattendus... notre amour ne peut pas, ne pourra jamais être platonique, mais il faut que nous nous aimions autant hors de la chair que dans la chair. Pour moi, je t'aime autant l'un qu'en l'autre et je t'assure que ce n'est pas peu dire..."
Apollinaire en exige-t-il trop ? La comtesse Lou est-elle autre chose qu'une séductrice attirée par le précipice ? Ces poèmes retentissants en nos âmes adolescentes, ce langage de l'amour souffrant, ces appels d'un amant affrontant l'ombre de la mort chaque matin, ont-ils même été lus par leur celle qui s'agaçait  à force de ce courrier effréné ? Comment ne pas courir vers celui qui clôt sa lettre suppliante en faisant de la femme tant aimée l'image radieuse de la paix ?
Cette paix attendue en avril 1915 viendra si tard... (cette paix qu'Apollinaire ne verra pas).

"C'est l'hiver et déjà j'ai revu des bourgeons
Aux figuiers dans les clos Mon amour nous bougeons
Vers la paix, ce printemps de la guerre où nous sommes.
Nous sommes bien. Là-bas, entends le cri des hommes.

Ils crient. Cri vers le printemps de la paix qui va venir. Entends le cri des hommes.
Mais mon cri va vers toi mon Lou tu es ma paix et mon printemps
Tu es ma Lou chérie, le bonheur que j'attends.
C'est pour notre bonheur que je me prépare à la mort.
C'est pour notre bonheur que dans la vie j'espère encore."

Puis, d'une aile lyrique, le chant épistolaire embrasse l'univers martyrisé, la guerre devient symphonie, et Lou la déesse salvatrice:

"C'est pour notre bonheur que luttent les armées
que l'on pointe au miroir sur l'infanterie décimée
que passent les obus comme des étoiles filantes
que vont les prisonniers en troupes dolentes
Et que mon cœur ne bat que pour toi ma chérie
Mon amour, ô mon Lou, mon art et mon artillerie."


Apollinaire n'est pas le poète de la guerre, il est poète dans la guerre.
Face à l'insoutenable, il écrit, il rend compte de l'horreur en lui insufflant un rythme cosmique. Un Dieu invisible sauve du néant , de la barbarie inutile. C'est lui qui métamorphose le poète en un brave presque inconscient, en un artilleur qui tire le canon avec exaltation.
Apollinaire est pris d' ivresse de vie au sein des combats !
La mort gronde: on doit la  traiter  en fauve à dompter  jusqu'au moment fatal où les forces vont manquer .mais, il faut nourrir ce courage du suc de l'amour, il faut faire l'amour sur le papier en froissant les lettres de cet autre bête féroce qui à nom Lou. Le lien entre le poète combattant et l'aristocrate infidèle passe par les mots; souvent violents, écrasés d' érotisme, hallucinés de fièvre, révélant un ébranlement incurable; puis tendres, délires de naïveté, tourbillon d'extase et incantations  douloureuses.
Apollinaire tente le tout pour le tout en février 1915;
il sait que Lou aime ailleurs, elle n'a rien avoué, mais on ne peut rien cacher à un amant dévoré d'une passion lancinante qu'avive encore le pressentiment du destin ne lâchant jamais sa proie.
Dans un immense élan de rédemption, le poète pardonne à celle qui ignore la nature prodigieuse de l'amour, force inaltérable qui fait plier le mal, et ranime les volcans éteints. Le temps lui est atrocement compté, il s'engage dans une lutte épistolaire afin de garder celle qui, pour lui, est toutes les femmes en une, Lou, sa bénédiction sur cette terre meurtrie par la guerre. Ses mots jaillissent en fanfare, nulle amante au monde ne résisterait à cette tempête extraordinaire; Lou, lointaine, se tait sous l'orage... Et pourtant:
"Ô Lou bien aimée, sois bénie pour m'avoir donné un amour inouï, plus fort que tous les amours qu'aient jamais éprouvés les hommes. Sois bénie pour t'être donnée complètement. Sois bénie en ta chevelure qui est comme du sang versé. Je t'aime."
On devine que la réponse reçue sera peu en accord avec ce déluge sentimental ! Lou réplique de façon nette et concrète... Le sexe est le seul ciment, l'amour un parfum éphémère. Apollinaire combat de plus belle. Non, le plaisir ne suffit pas, l'amour est un tout, sensuel et sacré, un lien victorieux  au bout de la vie, au bout des jouissances, au bord de la mort.
A la dévoreuse affamée d'érotisme, il affirme sans savoir s'il sera entendu:

"Tu m'as parlé de vice en ta lettre d'hier.
Le vice n'entre pas dans les amours sublimes.
Il n'est pas plus qu'un grain de sable dans la mer,
Un seul grain descendant dans les glauques abîmes.

Q'importe qu'essoufflés, muets, bouches ouvertes
Ainsi que deux canons tombés de leur affûts,
brisés de trop s'aimer, nos deux corps restent inertes!
Notre amour restera bien toujours ce qu'il fût..."

On peut écrire soir et matin et devenir une ombre. Apollinaire envoyé au front en avril 1915 en fit l'habituelle et lourde constatation. Amoureuse  d'un autre,depuis Pâques 1915 , Lou écrivait des mots débordants d'une vie qui ne concernait plus son amant, des confidences un peu malsaines que l'autre endurait, montrant à la fois son amour infini et un esprit singulièrement complice. La correspondance perdura bien après la rupture. D'ailleurs, y eut-il réellement rupture ? Apollinaire tentait de se ranger en se confiant à une marraine de guerre, Madeleine Pagès , jeune fille sage et insipide qui le rassurait en étant aussi différente de la comtesse folle que sa raison l'avait décidé... Cette amitié amoureuse épistolaire avait la saveur douce de l'ennui provincial.
Lou, cynique, inconsciente, égoïste, jalouse, ou l'ancien amour encore attachée au cœur, qui sait, écrivait toujours; le poète lui inventait toujours mille vers, mille lettres, mille dessins...
Il avait pourtant affirmé: "Je ne veux plus t'aimer, on souffre, on souffre, puis on apprend à ne plus souffrir. "Qui peut sonder le cœur des hommes ? La guerre continue, inexorable.
Apollinaire en septembre 1915 reçut les galons de maréchal-des-logis, ambitieux, il passa dans l'infanterie afin d'atteindre le grade d'officier. Mal lui en pris ! Il rejoignit les tranchées de Champagne , l'horrible existence des pauvres hères martyrisés sous la boue, les tirs incessants, les cadavres entassés...
Trois mois d'héroïsme de l'ombre et le coup fatal de la destinée: voici 100 ans tout juste, le 17 mars 1916, comme il parcourait le "Mercure de France", son rempart contre les tueries inutiles, l'anéantissement de corps et d'esprit quotidien, il fut touché à la tête par un éclat d'obus. Il survivra affligé d'une blessure incurable, trépané de la manière la plus barbare, jusqu'au 9 novembre 1918...
Sa devise, "tout terriblement", sonne comme un généreux adieu.
Lou, assagie, menant l'édifiante vie d'une grande dame recevant en un de ces salons mondains où l'on se penche fort peu sur les malheurs des poètes, aura-t-elle senti une morsure en son cœur aussi froid que son corps était ardent ?
Son amant avait eu l'âpre espoir ancré dans l'âme jusqu'à son dernier jour. Il se lance à la reconquête de la comtesse "Alouette" en jetant dans sa bataille contre l'amour impossible un testament: le poème L'amour, le dédain et l'espérance".
"Et qui peut prendre qui peut saisir des nuages ? qui peut mettre la main sur un mirage ? et qu'il se trompe celui-là qui croît emplir ses bras de l'azur céleste !
J'ai cru prendre toute la beauté et je n'ai eu que ton corps
Le corps hélas n'a pas l'éternité.
Le corps a la fonction de jouir mais il n'a pas l'amour
Et c'est en vain maintenant que j'essaye d'étreindre ton esprit
Il fuit il me fuit de toutes parts comme un nœud de couleuvres qui se dénoue

Je suis honteux je demeure confondu je me sens las de cet
amour que tu dédaignes
je suis honteux de cet amour que tu méprises tant
Le corps ne va pas sans l'âme
Et comment pourrai-je espérer rejoindre ton corps de na-
guère puisque ton âme était si éloignée de moi
Et que le corps rejoint l'âme Comme font tous les corps vivants
Ô toi que je n'ai possédée qu morte !"

Au bout des adieux, à l'orée des bois noirs de la douleur tangible comme un manteau de plomb, reste une faible lueur, hasard, intuition, volonté de vivre, Apollinaire ne baissera jamais la garde de sa passion:
"Allons mon cœur d'homme la lampe va s'éteindre
Verses-y ton sang
Allons ma vie alimente cette lampe d'amour
allons canons ouvrez la route
Et qu'il arrive enfin le temps victorieux le cher temps du
retour "

Aux éternels adolescents engloutis dans le tourbillon des illusions déçues, il reste la musique,
l'eau dansante, la grâce immortelle d'un poète qui rejeté par l'amour le vécut au centuple.

A bientôt, vers de nouvelles lettres d'amour et de folie,
le monde épistolaire est aussi vaste et profond que toutes les mers de notre planète bleue !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


Peut-être Lou de Coligny- Châtillon,
 amante qui rendit fou de douleur et d'amour le poète Apollinaire,
 une mystérieuse aviatrice vers 1910, par Helleu


Château de St Michel de Lanès


Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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