mardi 29 mars 2016

Contes du vieux château :Pierre Benoit et sa châtelaine du Liban

Le conteur le plus narquois du XXème siècle, Pierre Benoit se plaisait à décrire de turbulentes et absurdes histoires à de naïfs lecteurs qui n'avaient pas vécu grand chose.
Membre énergique de la cohorte des bâtisseurs de cette citadelle mouvante appelée évasion romanesque, cet insolent mystificateur, a su de temps à autre infliger aux esprits bien-pensants les surprises de l'entrée dans un royaume situé au delà du bien et du mal.
Après les ensorcellements macabres de "l'Atlantide", l'histoire, pareille à un conte de fées, qui s'enliserait dans le désert, de "La châtelaine du Liban" en est la preuve saisissante. Roman d'espionnage au venin exquisement suranné, ce merveilleux récit met en scène l'archétype de l'espionne des années vingt: une singulière comtesse, la somptueuse Athelstane née des amours entre une Lady anglaise et l'amant de cette grande dame, un diplomate russe, le cupide et retors comte Orlof.
Bien plus tard, les mauvaises langues ont eu le front de prétendre qu'il était devenu le propre époux de sa fille présumée...
Cela commence bien ! Quand arrive à Beyrouth, au printemps 1922, le brave et jeune capitaine Domèvre du régiment des Méharistes, ces soldats formés aux chevauchées en plein désert, un nœud de complots alimentés par l'argent anglais est à son paroxysme dans ce Liban placé depuis deux ans sous mandat français par la SDN.
Lucien Domèvre n'a pas encore trente ans et déjà on parle de lui pour une prochaine nomination au titre envié d'Officier de la Légion d'Honneur. En tout point admirable, ce "gendre idéal" vient justement de se fiancer avec l'infirmière qui a soigné sa blessure au bras, la très pauvre et aimablement insignifiante Michelle Hennequin, fille d'un colonel proche de la retraite après une vie passée dans l'ombre du devoir accompli.
Il faut se méfier tout de suite: chez Pierre Benoit seules flamboient les femmes portant un prénom dont la première lettre est irrémédiablement un A. La terne la patiente, la fidèle Michelle est d'emblée hors du jeu. En bonne fille, elle se doute du destin que lui ménage l'impitoyable auteur:
"Je vis dans la crainte perpétuelle de voir surgir quelque chose... Je ne sais pas, Lucien, j'ai peur."
Pour le moment, l'heure est à la douceur de vivre dans cette société cosmopolite qui ne songe qu'à profiter des bals, thés, papotages et flirts mêlant l'utile à l'agréable.
Le capitaine Domèvre, habitué au silence du désert et à l'amitié virile, tout d'abord étourdi par ces cercles pépiant de caquets mondains y puisera vite les éléments essentiels à sa nouvelle mission d'agent du deuxième bureau...
Son expérience en Syrie l'a rendu capable de collecter les informations venant du terrain, autrement dit des bédouins dont les cheikhs amis ou ennemis des Français se plaisent à brouiller les cartes; certains s'arment grâce aux soutien des Anglais, d'autres restent fidèles aux Français en dépit des apparences.
Le Capitaine Domèvre du fond de son bureau feutré a la mission de se mouvoir en esprit auprès de ces méharistes, ses compagnons et amis qu'il protégera de toute la force de son intuition des traîtrises et embuscades imprévues. Sa tâche à priori peu glorieuse se révèle vite extrêmement complexe, il devient en réalité la Providence des hommes de son ancien régiment:
"Moi qui avait craint, installé dans ce poste sédentaire, de m'y mépriser, je me prenais soudain de pitié pour mon existence de la veille... Ici, dans mon étroit bureau, j'avais l'orgueil de la grandeur du devoir qui m'incombait. Chacun de ces documents, c'était du sang, c'était de l'or, des trahisons et des dévouements... Ah ! Monde d'ennemis souterrains contre lequel il me faut , mon cher pays te protéger !D'Hollonne, Roussel, Ferrières, naïfs soldats qui galopez, droits et fermes à la tête de vos hommes, vous ignorez les trappes sournoises qu'on est en train de creuser sous vos pas.
Moi, je sais, je ferai échouer le guet-apens où on a rêvé de vous faire sombrer."
L'épopée s'engouffre dans les papiers, l'aventure étreint le capitaine que l'on croit fabriqué d'honneur et de sagesse. Un être impossible à corrompre, insensible aux passions vulgaires, un bloc de devoir et de patriotisme dont la faiblesse ne s'appelle pas Michelle, la gentille fiancée, mais le terrible capitaine Walter.
Ami ou davantage ?
En auteur bien-élevé des années vingt, Pierre Benoit suggère un lien vivace...
Peut-être même fervent de la part du magnifique Walter qui éclate de jalousie en apprenant l'installation de Lucien Domèvre dans un quotidien ridicule: mariage avec une bécasse, travail de planqué !
Le héros méhariste, l'homme du désert, adulé des mondains de Beyrouth méprise ces humains de pacotille, il n'aime rien à part le combat, le désert et ce capitaine Domèvre qui a l'audace de rompre leur engagement idéal, leur songe de chevalerie héroïque:
 "Te marier, c'est impossible.un homme comme toi, comme moi, ne se marie pas."
L'austère cavalier du désert cache son désarroi sous une sorte de promesse émue; le jour où Domèvre reviendra au régiment, chez lui, avec les siens, son chameau le saluera, pareil au chien Argos qui vint lécher la main d'Ulysse après 20 ans d'absence:
"Ces animaux sont extraordinaires. Dans six mois, dans un an même, je puis te l'assurer, tu reviendrais parmi nous, ton chameau Mechref te reconnaîtrait."
Un monde perdu s'ouvre devant nos yeux; depuis tant d'années déjà, les souvenirs de ces méharistes sont enfouis sous les sables où naguère ces hommes valeureux, venus d'Occident ou d'Orient, galopaient en portant haut leurs couleurs  afin de maintenir la paix dans d'immenses territoires...
Un puissant souffle de vérité allège une action qui ne s'enlise jamais dans l'inconcevable érudition de l'auteur. Pour une fois, Pierre Benoit raconte ce qu'il a vu ! C'est "son "Liban , "sa" ville de Beyrouth
dont il nous livre les clefs avec un sourire moqueur et une grimace attendrie.
A-t-il aimé sur une terrasse au petit matin, en contemplant les neiges du Sannin ou en errant sur la corniche  de l'avenue des Français, la comtesse Athelstane Orlof  ? A-t-il respiré sur son passage cette effluve poivrée, douce-amère, "Après l'ondée" de Guerlain, on en jurerait, prouvant ses mystérieuses allées et venues ?
Cette fatale créature cousue ou sculptée dans l'ancêtre de la "petite robe noire", son pâle visage au regard gris embelli d'une voilette, on la trouve surtout là où on ne l'attend pas !
Débauchée, énigmatique et transparente, exagérément fortunée et tenant sa richesse de sources inavouables, espionne ou plutôt agent double, voire triple, amante insatiable d'hommes de haut rang ou d'un grand pouvoir politique, veuve franchement joyeuse, mélancolique par pose, prosaïque de nature, idéaliste en dépit d'elle-même, la voici sortant de la garçonnière de l'espion anglais de service; le flegmatique Major Hobson qui feint lui-même d'éprouver une sorte d'amitié détachée envers un  Domèvre fort lucide.
Puis, la revoilà, sillonnant ses propriétés de la plaine de la Bekaa, disputant une partie de poker à Beyrouth, dansant un tango lascif, enlacée par le capitaine Domèvre rouge d'émotion et de puérile vanité, avant de s'enfermer dans le lieu le plus ensorcelé du Liban: sa propre citadelle.
Pierre Benoit a-t-il poussé l'aventure jusqu'à escalader les pentes escarpées de ce géant tutélaire érigé par les chevaliers francs ?
De quel songe aventureux a-t-il tiré les murailles et le nom si étrange de "château de la pureté" ?
Le fastueux "Kalaat-el-Tahara" existe-t-il encore ?
 A une heure et demie de  Beyrouth, selon l'auteur, il faut abandonner la route de Raiak, et s'élever sur un chemin étroit ,surplombant la vallée du Nahr-el- Haiyat, une rivière exubérante à la saison des pluies. Le paysage est d'une tristesse sans nom. Au sommet d'une montagne, encerclé de cèdres noirs, le château fait corps avec la pierre dont il est issu. Trente de ses frères parsemaient la Syrie en 1922. "De tous, on retire une impression où le formidable cauchemar produit par ces ruines s'allie à une sorte de fierté mélancolique."
L'envoûtement saisit à la gorge tant l'évocation rend ses prestiges à ce sanctuaire prodigieux; temple d'orgueil et de solitude, seul digne de cette comtesse si extraordinaire de beauté. Le capitaine Lucien Domèvre n'essaie même pas de lutter: il veut voir de près ces remparts démesurés abritant une femme qui l'attire comme un aimant.
C'est une épreuve initiatique, un rite d'amour courtois, un aveu aussi de ce double qu'il porte en lui: un autre capitaine prêt à renier devoir et honneur. Il profite de la nuit et oblige son chauffeur à rouler droit en ces maléfiques solitudes: un exploit pour un officier sans mission établie. Domèvre se cherche de fausses excuses !
 "N'est-ce pas mon métier qui m'oblige à observer de près cette bizarre boîte à surprises orientales ?"
L'agent de renseignement grimpe audacieusement de rocher en rocher, hélas, que voit-il ?
 Deux ombres floues et...plus rien. Si ce n'est le démon de la jalousie s'accrochant en plein cœur ! Quel est cet impudent osant se montrer à la fenêtre de la châtelaine ?
Amoureux honteux cherchant à observer en secret une belle qui en aime beaucoup d'autres.
Domèvre essuie  ce soir-là un fiasco moral . Fourbu et l'âme éparpillé, il se souvient de sa fiancée comptant sur lui en ce soir enchanté à un bal officiel; il renonce un instant au destin le guettant derrière le pont-levis de l'obscure citadelle... mais, il le sent, ce n'est que partie remise.
Il lui manque atrocement quelque chose de sauvage et de capiteux, quelque chose que son amitié particulière au désert avec le capitaine Walter, le tourmenté, le misogyne l'intraitable le possessif Walter n'a pu lui apporter.
Une exaltation des sens, une ivresse du sentiment, un désir charnel que jamais sa convenable fiancée ne comblera. Quelque chose qui donne envie de vivre et de mourir à la fois !
Pierre Benoit s'est-il laissé prendre au piège lui aussi ? Écrivain à succès marchant sur les cœurs de ses admiratrices, fuyant souvent ses encombrantes conquêtes, amoureux permanent, amant collectionneur, pourquoi n'aurait-il confié au papier sa passion inassouvie pour une vraie châtelaine ?
D'autant plus que cette comtesse Orlof s'attache à ressusciter une figure de légende, celle de la "reine de Palmyre", l'anglaise Lady Stanhope, femme de grande allure et d'immense passion, une Lady d'aventures habitée corps et âme par le Proche-Orient.
Morte en 1839, en ayant vécue mille vies en une; de l'Angleterre dont son oncle, Pitt, était le brillant ministre, aux chevauchées inconcevables à cette époque pour une femme de son rang, dans le désert de Syrie; ses efforts pour rétablir la souveraineté de l'ancienne ville de Palmyre, cité de la mythique reine Zénobie, sa lutte contre l'agent de Napoléon afin de se faire des alliés des tribus bédouines, son combat ensuite contre Badia, l'envoyé de Louis XVIII, voulant mettre en place un empire franco-islamique, son rôle occulte d'agent dévouée à l'Angleterre, lui valurent d'être adulée puis repoussée par les seigneurs du Proche-Orient.
Enfin vieille et fanée, ruinée, abandonnée par son pays, cette étrange réincarnation des reines antiques succomba à la misère sur une colline caillouteuse et austère du Liban sud, le Dahr-es-Sitt, la colline de la Dame, au pied de son jardin d'oliviers.
Le jeune capitaine Domèvre ne comprend rien à tant d'exaltation ! Qu'importe cette Lady oubliée ?
Il ne respire que pour l'espionne russe !
Et, celle-ci, calcul, ou attirance amusée, narguant la bonne société,poursuivant un obscur dessein,
fond sur lui, tout charmes dehors ! Le capitaine renie sa réputation de fiancé intègre, piétine son passé et profite sans regrets d'un présent insensé.
Le voici le favori de la comtesse sous les  yeux ébahis, admiratifs  ou méprisants de Beyrouth, le voici hôte chaque soir du château de la Pureté, déambulant au sein des innombrables corridors, traversant les majestueuses pièces, grimpant au faîte des remparts, montant et descendant les murailles géantes portant les blessures des siècles guerriers; visiteur bouleversé devant ces lugubres splendeurs, amant ébloui  d'une reine qui se moque de l'amour et met un point d'honneur à ignorer ses tourments de jeune amant ravagé d'angoisse et brûlé de fièvre.
Son temps est compté mais il ne se l'avoue pas.
Athelstane refuse de s'engager, repousse les serments du malheureux capitaine et finit par l'accabler de trois récits aussi cinglants qu'un coup de fouet: dans chacun, la comtesse livre au grand jour sa vraie rudesse de panthère ne vivant que pour assouvir ses caprices. Ces trois récits forment une halte fascinante, pour un peu on souhaiterait que le roman en reste là. La comtesse ne parvient pas à nous dégoûter, elle a beau s'y employer, c'est impossible, nous devenons ses complices !
Pierre Benoit a le don de ces retours en arrière plus enlevés et d'un esprit encore plus romanesque que l'intrigue principale.
Ainsi, Athelstane, tour à tour, brise l'âme et emporte le cœur d'un beau révolutionnaire russe, tourmente un timide employé, rend sa tromperie à son mari, déguisée d'abord en ouvrière pathétique, ensuite en veuve de bon-ton et, bien pire, en prostituée asiatique...
Ces sauvages et exquises confidences sur l'oreiller ne ralentissent pas la marche rapide d'une ruine annoncée.
La comtesse ne dispose que d'une "solution" afin de continuer son train de vie incomparable et incomparablement coûteux: accepter les largesses d'un "bienfaiteur ", un millionnaire d'Alexandrie.
"M. Keratopoulo ne sera qu'un accident" sans importance dit-elle à son jeune amant effondré.
Cherchant à rassurer ce capitaine sensible, cette femme absolument dénuée de sens moral explique tranquillement:
"Avec sa fortune à ma disposition, je serais fort étonnée de mettre plus de 6 mois à rétablir la mienne. Pendant ce temps, ne crois pas qu'on te critiquera, qu'on te plaindra. Tu passeras pour un malin. Et, les 6 mois écoulés..."
Quel discours ! Le capitaine n'a qu'une planche de salut: reprendre sa vie d'avant, reconquérir sa fiancée malade de désespoir, oublier ses illusions et cette femme sinistre pour laquelle luxe et confort passent avant fidélité et amour.
 Mais il en est bien sûr incapable ! Son honneur lui ordonne de sauver celle qui est le sens de sa vie. Comment réunir la somme colossale indispensable ? Le Major Hobson lui propose un odieux marché: 12 000 livres contre des renseignements secrets sur les chefs bédouins des déserts de Syrie.
Domèvre ira-t-il jusqu'à la trahison, lui, si admirable, si patriote ?
 Un miracle de dernier instant prendra l'allure fière du capitaine Walter ! Domèvre, épargné de la déchéance, perdra cette femme qui l'aimait peut-être davantage qu'elle ne s'en doutait, mais regagnera l'estime et l'amitié des méharistes.
Il retournera au désert où l'attendent Walter triomphant, ses compagnons courageux, âmes fortes, bien loin des égarements de l'amour-fou, le danger quotidien des embuscades contre les bandes rebelles assassinant les cavaliers lancés au galop, et... un ami qui aura le dernier mot: Mechref !
Le brave dromadaire Mechref  s'éveille en entendant son cavalier:
-Mechref, appelais-je.
J'eus contre mon visage l'énorme tête dont la mâchoire s'ouvrit, comme pour un monstrueux sourire. Il en sortit un glapissement de tendresse qui nous laissa, une seconde, pétrifiés.
-Je te l'avais dit, tu vois, murmura Walter, rien n'a changé, puisque Mechref t'a reconnu.
Notre âme d'enfant ne peut s'empêcher d'être émue : l'attachement sans bornes des animaux dépasse souvent la médiocre affection humaine, c'est vrai et ce Mechref des sables devient un héros à part entière .
Lire Pierre Benoit c'est naviguer sur un bateau de pirates qui cingle droit sur l'île de vos rêves !
Amour, politique, histoire, exotisme, aventures, et surtout  un style d'une énergie et d'une fougue changeant tout ce qu'il touche en vie palpitante.
On y croit et on en redemande !
Les plus ahurissants romans de cet auteur faussement sage, habillés de neuf et imprimés de frais depuis 2012, méritent l'engouement des lecteurs de 2018.

Ce serait vraiment dommage de vivre sans Pierre Benoit, un auteur qui n'ennuie jamais et sait adoucir les heures douloureuses ou simplement mélancoliques...

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


Un officier Français du corps des Méharistes sur sa monture du désert


Château de St Michel de Lanès


Cabinet St Michel Immobilier CSMI

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire