jeudi 21 avril 2016

L'art de traverser Marseille avec un GPS ivre


Si les bêtes parlaient, sans doute diraient-elles moins d'inepties qu'un maudit GPS, enchanté d'égarer son esclave humain, de toute la persuasion de sa voix aussi frigorifiée qu'une hôtesse de l'air suisse.
Preuve en est l'effroyable traversée que j'ai accompli samedi dernier en compagnie de ce genre d'engin d'une remarquable perfidie.
C'était un délicieux après-midi de printemps; un jour glorieux, sous un soleil encore subtil déversant une lumière de blanche opale sur les façades imposantes des 6éme et 7éme arrondissement de la ville la plus extraordinaire, épuisante et vivace de France: Marseille !
Ville-gouffre dont on a un mal infini à sortir sans migraine, crise de nerfs ou pâmoison !
Ville adorée et détestée selon les découvertes, les heures, les rencontres; cité antique où souffle avec le mistral aigrelet un vent de gentillesse aussi inattendu que terriblement bienfaisant.
Je venais de quitter Aix-en-Provence, l'humeur adoucie par le souvenir d'un beau soir sous l'égide d'amis éminemment distingués sachant faire de la conversation un art de vivre  et de l'amitié un don précieux et rare.
J'étais encore sous l'emprise d'une atmosphère enchantée s'accordant aux jardins secrets dont les envols de glycine montent à l'assaut des murs couleur d'or pâle.
Aix, confidences ténues des fontaines, élégance née de l'harmonie entre beauté et raison, monde petit et fermé, sachant garder une réserve courtoise derrière ses hautes fenêtres protégées de jalousies grises.
Ville sage qui ose souvent une tendre désinvolture; une folie amusée grâce à ses cohortes d'étudiants aimablement dissipés, et ses troupeaux de visiteurs bien dressés arpentant places gracieuses, et palais endormis. Impossible de se perdre cours Mirabeau ! On se retrouve toujours au cœur du quartier Mazarin, on admire l'architecture aux parfaites proportions du Palais de Justice: c'est l'image-même d'Aix; mesure et noblesse, mais rien d'énorme, la démesure avouerait une faute de goût ! Aix, ville faite pour les esprits tempérés ! Que dirait Mirabeau, l'homme des tempêtes  à sa ville au visage immobile ?
Peut-être  de se tourner vers sa voisine, 40 kilomètres plus loin...
Si Aix  laisse apaisé et heureux, Marseille  secoue, angoisse, enivre et foudroie !
Même les GPS, frappés  par la passion générale, deviennent fous à lier en dépit de vos exhortations horrifiées.
Cela semblait si simple à l'arrivée: gare Saint-Charles, au pied du monumental escalier, évocation vertigineuse des célèbres volées de marche de Versailles, une voiture allemande avait reçu la mission particulièrement banale de nous livrer en bonne forme morale et physique à l'hôtel New Bompard, au 2, rue des  Flots-Bleus, refuge vanté par les guides comme un lieu hors du bruit et loin des multitudes fiévreuses...
Soit un itinéraire inoffensif dont le seul récif visible restait une halte prévue dans une minuscule rue proche de la Place de Rome. A Paris, on se guide en se fiant à l' étoile polaire de la tour Eiffel, à Marseille, lever les yeux vers la Bonne-Mère bénissant sa ville agitée de remous insolites, redonne aussitôt force et courage, à défaut de vous remettre sur le chemin désiré.
Marseille est habitée par une nuée de démons que, dans des lieux moins enclins à la frénésie, l'on nomme "sens interdits". Contre cette armée puissante, il est inutile de lutter.
De toute façon, si par miracle, votre GPS parvient à contourner un sens interdit, la fatalité marseillaise le fera tomber immédiatement en plein couloir de bus ou l'engloutira au fond d'une étroite impasse. Mieux: le GPS est incapable de prévoir que votre chère voiture sera dans la sinistre obligation d'escalader une rangée de véhicules locaux gentiment garés au milieu de la rue conseillée par son cerveau artificiel. Il ne se doute ni des déviations de dernière minute, ni des audaces des taxis circulant avec délectation là où règne l'interdit...
Effarouché, le malheureux engin nous donna le péremptoire avis de tourner et retourner rue d'Italie, sans dénicher la porte de sortie, jusqu'à nous jeter dans l'accablement complet.
 Ensorcelé, le beau parleur imposa quelques ordres immédiatement suivis de contre-ordres, et  finit par se ruer en bas de la rue Berlioz, choix bien évidemment inutile, pour reprendre ensuite sa course délirante dans une ville où les feux rouges semblent invisibles et les piétons déterminés à se suicider sous vos roues.
La rue du Paradis, empruntée sur un coup de tête de notre engin vindicatif, n'a guère tenu ses promesses, perdus, nous étions perdus !
Soudain, un cri nous  échappa: d'une manière imprévue et charmante, notre errance nous entraînait vers le Vieux -Port !
Quel spectacle radieux, quelle féerie ! Surplombé de bâtiments hiératiques vieil or ou orangé , un océan de bateaux de toute taille, de tout âge, entassés comme des sardines dans une boîte gigantesque... A croire que l'on pouvait se balader de l'un à l'autre, en sautant d'un pont en bois sur un voisin en plastique, d'un catamaran à une barque de pêcheur du dimanche, d'un bateau de course sur son complice de croisière, de plaisir, de famille  !
 Et cela, toute la journée et même la nuit qui, le long des quais, resplendit des feux somptueux d'une fête éternelle.
Vision prodigieuse, hallucination de poète ! Il ne manquait que la fameuse baleine bouchant le port !
Hélas, deux secondes après, l'odieux GPS nous privait de ce mythe devenu réalité en s'entêtant à redescendre vers la rue Bel-Air.
Nous  demandâmes un répit à la machine furieuse, et, une place se libérant, sans nul doute, sous l'impulsion de la bonne-Mère nous prenant en pitié, nous descendîmes en titubant  de notre voiture maquillée de poussière. Etait-ce vraiment Marseille ?
Murs sales, maisons tristes, balcons couverts de linge propre, bruit infernal, tramways triomphants et étrangement silencieux au sein du vacarme insoutenable, procession de foule brassée, diverse, ondoyante, tout est mélange dans les rues, et tout est rapide; un événement, heureux ou tragique, pathétique ou comique semble éclater de minute en minute.
Cris aigus des passants tenant des enfants excités par la main. Un enlèvement en série ? Ou, une manifestation virulente ? Quel péril nous menaçait-t-il ?  Un aréopage de sympathiques  mères de famille nous expliqua que la plage n'attendait pas ! Que nous étions sots d'imaginer le pire !
Hurlements des scooters, rassemblement inquiétant de jeunesse devant une affiche appelant sans doute à la rébellion totale: nous nous approchâmes en tremblant... Quelle surprise ! C'était l'apéritif de bienvenue du Temple Protestant !
A Marseille, le meilleur vient à vous sous la forme d'un habitant compatissant et surtout souriant: la jeune et rayonnante fleuriste tenant ravissante boutique à l'entrée de la rue de Rome nous réconforta comme de vieux amis; un peu de repos et nous ne ferions qu'une bouchée des obstacles se levant à chaque tournant ! Il fallait le mater ce GPS !
Ranimés après une halte, Place de Rome, dans une brasserie débordant d'une cordialité spontanée, apanage de Marseille, réconciliant presque avec les incohérences de la circulation locale, nous décidâmes de pardonner à notre GPS.
Manifestement, il ne savait pas ce qu'il faisait. Nous non plus d'ailleurs...
Cette rue des Flots-Bleus, la logique voulait qu'elle se niche au bout du vieux-Port; élémentaire !
Justement, toutes les routes mènent au vieux-Port dans la Cité Phocéenne !
Enthousiastes, nous réveillâmes le GPS qui ronflait au soleil, et lui ordonnâmes de filer doux;
à droite, à gauche, en haut, en bas, un virage, un autre: autour de nous dansait le spectacle somptueux de fontaines grandioses, d'un palais de justice dont l'énorme masse assombrissait un miroir d'eau éblouissant, d'une préfecture plus ample que trois palais italiens, d'un Fort guerrier vaste comme une bourgade.
Nous étions emportés, insignifiants aventuriers, dans un monde de géants !
Abasourdi par tant de magnificence, le GPS manqua de se taire à jamais ! La rue des Flots-Bleus était-elle une histoire marseillaise ?
Une invention destinée à faire mourir d'épuisement les agaçants visiteurs abordant la cité avec leurs mines condescendantes ?
Muets de honte, perplexes et angoissés, nous supplièrent le GPS de ne pas nous abandonner; sa voix hautaine nous fit alors froid dans le dos; était-il à bout lui aussi ?
Que signifiait cette indication: "prenez à droite " ?
Nous allions au dessus de la mer ! Vers le ciel bleu ! Vers la Bonne-Mère, notre dernier espoir !
Vaillants, livides, nous prîmes une "traverse ", escaladâmes une rue en pente, une autre, enfilâmes sans sourciller nous en avions tellement l'habitude, un sens interdit, en ressortîmes vivants, nous heurtâmes à un mur, manquâmes d'être dévorés par un bus, et sans du tout comprendre pourquoi et comment, aboutîmes sous les feuillages d'un jardin clos: la poésie de Marseille avait décidé que les Flots -Bleus se blottiraient sur les hauteurs... Nous étions sauvés !
Autour de nous, un nouveau quartier, une  petite ville "Belle -Epoque", un dédale de maisons roses et vertes, de châteaux ensevelis sous les citronniers, de villas pareilles à de grandes dames amoureuses d'un armateur à moustaches ou d'un pirate aux mains chargés de rubis volés; des maisons biscornues, enguirlandées de jasmins, de palmiers, d'althéas, veillant solitaires sur d'anciens prestiges.
Un froissement soyeux s'esquiva du balcon d'un palais italien, des rires enfantins fusèrent de l'autre côté d' un mur imprenable, le temps s'abolît  soudain... avant de reprendre ses droits d'un coup:
encore un maudit scooter déchirant le songe d'un soir d'avril !
Adieu la tentation du romantisme ! Marseille laisse cette charmante faiblesse à sa voisine Aix... Ou à Nice en ses beaux-quartiers choyés par les esthètes.
Trop d'énergie, trop de bouillonnement perpétuel ici. La poésie est celle du quotidien, elle se nourrit de tout ce qui déferle en chemin: fougue, audace, théâtre de rue, le passé palpite avec insolence, emmêlé au présent brutal ou généreux.
La beauté vous regarde bien en face et la laideur n'a aucune honte d'elle-même...
Marseille: un fleuve indompté où il faut se garder de sombrer !
Quant au GPS, il exhala son ultime indication saugrenue avant d'expirer dans nos bras:
"Faites demi-tour avec prudence"...

A bientôt,

Lady Alix

Château de St Michel de Lanès





Cabinet St Michel Immobilier CSMI

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