jeudi 14 avril 2016

Passion russe et comtesse française: Sophie de Ségur


Un soir de pluie  à la campagne, j'ouvre un roman endormi au plus haut de ma bibliothèque.
La couverture a disparu, les pages sont rongées par une satanée bestiole, je déchiffre un titre "François le bossu", et, tout de suite, le nom de l'auteur me traverse l'esprit: la comtesse de Ségur.
Un amour d'enfance me saute dans les mains, comme un chat tiré de sa cachette.
Ce livre m'a guidée à lui dans je ne sais quelle  subtile intention. L'enfance est éternelle, il suffit d'une poupée, d'une photo, d'une valse surannée jouée avec maladresse sur un piano enrhumé, et nous avons tous entre 6 et 9 ans.
L'âge des très jeunes héros de cette comtesse que l'on s'imagine si bonne, si débordante de morale , et qui frappe ses innocents lecteurs d'autrefois par son alacrité, sa  manie de règlements de comptes impitoyables et, sa façon si passionnante de raconter une histoire oscillant entre "Peau d'Âne " et "le Robinson Suisse".
Chez la bonne grand-mère,  les naufrages, les cannibales, les méchantes fées et les féroces marâtres dansent autour des sages et parfaitement agaçantes prétendues "petites-filles modèles ".
La vraie héroïne reste l'insupportable double enfantin de celle qui, envers et contre le Tout-Paris de l'Epoque brandit son nom de jeune fille russe comme un étendard: Rostopchine !
Le brûleur de Moscou en 1812 !
L'homme de la légende noire de l'épopée de Napoléon !
Enfant, la petite Sophie, recluse dans l'immense domaine paternel, Voronovo, soumise à l'autorité inouïe de sa mère, modèle de toutes les célèbres mauvaises mères de ses romans, a été témoin lointain du drame; de cet incendie fatal tantôt applaudi, tantôt violemment reproché au gouverneur de Moscou.
Plus tard, une fois les foudres des gens civilisés lancées sur son père, Sophie, épouse trahie du Comte Eugène de Ségur, un séducteur, un homme à bonnes fortunes, prendra tacitement la défense  de celui qu'elle respectera et adorera toujours, en signant toute son oeuvre de "grand-mère" de son nom de jeune fille, nom flamboyant désormais entré dans l'histoire.
Un nom vilipendé ou admiré, qu'importe:
c'est une Rostopchine qui écrit ! Avec flammes !
 Elle se souvient, plus d'un demi-siècle après ce drame absurde qui vit Moscou anéantie, de son père et de sa Russie bien-aimée.
Son  meilleur ouvrage palpite de sa passion nostalgique: l'impitoyable récit intitulé par jeu "Le Général Dourakine". Un drôle de livres pour enfants avertis, un conte cruel débordant de coups de fouet, de sombres machinations, de serfs apeurés, de bons aristocrates ruinés et de méchants guignant l'héritage énorme qui leur fera faux bond au dernier moment. Justice avant tout ! On en tremble encore en refermant le romande cette bonne-grand-mère confite en vertus familiales !
Dourak: fou en russe; dourak, le comte Rostopchine le fut sans doute, mais c'est ce grand seigneur qui offrit en 1820 à sa fille chérie, à peine âgée de 21 ans et déjà mère de famille, le ravissant château des Nouettes, dans les bocages de Normandie.
 Endroit protecteur, refuge inspiré loin des snobismes parisiens et du dédain de son volage époux. Lieu reposant et prospère où l' imagination talentueuse et souvent déroutante de cette russe, vouée à ses enfants comme une religieuse à Dieu, révéla bien plus tard le premier écrivain voué aux enfants de toute l'histoire de notre littérature.
Ce livre décati que je relis avec tendresse, "François le bossu", intrigue et envoûte peut-être davantage que les "Petites filles modèles"  dont la  volonté de morale et de perfection horripile assez vite. L'héroïne, la très jeune et déjà infortunée Christine Des Ormes est encore plus attachante que la chipie étourdie des "Malheurs de Sophie". C'est une victime de 6 ou 7 printemps, une petite châtelaine au regard triste: elle a beau être obéissante, patiente, douce, aimable, personne ne songe à l'aimer. A commencer par sa propre mère: une coquette, avide de luxe et de plaisirs, une écervelée passant sa vie à mettre ses charmes en valeur au détriment de son faible époux et de sa timide petite fille. Mais Christine trouve une consolation en la personne d'un voisin lui aussi soumis aux rebuffades des êtres dénués de cœur.
Le roman commence presque brutalement. C'est l'histoire d'une rencontre, celle de deux enfants "différents" que leurs handicaps, physique, chez l'un, moral, chez l'autre vont unir envers et contre la méchanceté et l'abandon.
François de Nancé, le petit bossu de 10 ans qui en paraît 7, est un pauvre enfant infirme, déformé, rejeté et moqué de beaucoup; sauf de son père, de Christine mal-aimée et par là d'une sensibilité au dessus de son âge, de sa charmante cousine Gabrielle (à laquelle, la reconnaissante comtesse ménagera un superbe mariage en récompense !) et d'un prétendu précepteur, mystérieux, touchant, ridicule, méprisé: Paolo, un réfugié politique italien.
Un hasard ? Sûrement pas !
Cet italien roulant des yeux  est une trouvaille extrêmement audacieuse ! L'obscur Paolo permet à la comtesse de prendre parti contre l'occupation de la Lombardie par l'Autriche en  attaquant avec force détails épouvantables la cruauté du redoutable maréchal Radetzki.
Un message daté de 1849, destiné aux parents éclairés de ses gentils petits lecteurs. Une information précieuse pour les amateurs d'histoire de 2016... On s'éloigne des mièvreries de "Sissi Impératrice" acclamée par les Vénitiens. La fameuse comtesse peint soudain un monde sombre dans ses récits que l'on croit trop vite parfumée à l'eau de rose.
 Que livre sur le vif le véhément Paolo à l'entrée du roman ? Rien d'autre que l'horreur de la répression sur un peuple.
"Le jeune homme raconta comme quoi il était médecin, échappé à un affreux massacre du village de Liepo, qu'il défendait avec 200 jeunes Milanais contre Radetzki: eux, dit-il (avec son accent chantant !) sont restés presque tous toués, coupés en morceaux; moi zé me souis sauvé en mé zétant sous les amis morts..." et ce sont des enfants de 6 à 10 ans qui écoutent, terrifiés...
Un auteur pour petits lecteurs bien élevés, cette comtesse ? Pour jeunes esprits bien trempés, oui !
Mais, qu'on se rassure, le pire attend au milieu du roman...
En tout cas, même s'il faut accepter de sortir des illusions de l'enfance, le récit est mené à grandes brides et ses héros intriguent ou émeuvent sans distinction d'âge. Cela ressemble à une auberge espagnole: la morale épouse l'aventure, la cruauté, l'indulgence, le pire côtoie le meilleur; et la romantique comtesse prend une revanche sur ses noces imposées en multipliant les mariages d'amour entre jeunes gens méritants! et, tout de même, aisés !
On ne subsiste pas que de bons sentiments, Sophie de Ségur l'appris à ses dépens...
"François le bossu" est un livre que l'on ne lit plus guère et qui mériterait d'être repris à l'âge adulte tant il fait entrer sans efforts dans la vie de châteaux du second Empire, en secouant au passage nos préjugés et nos idées fausses sur cette société élégante et pourtant rurale, ouverte aux paysans, simple de goûts, naturelle de manières et veillant à la bonne éducation de ses enfants.
Le snobisme, selon la comtesse, n'existe que chez les nouveaux riches ou les femmes de mœurs douteuses ! Parents et institutrices s'évertuent à ôter de la tête des charmants Paul, Camille, Sophie, François et Christine le moindre sentiment de supériorité ou la tentation d'arrogance déplacée.
Hélas ! Parfois les parents inconscients commettent la lourde faute de confier leur enfant à une gouvernante au caractère odieux.
Christine Des Ormes est ainsi la victime de Mina, une bonne d'enfants allemande, emportée, cupide et ne cessant de mentir afin de donner l'image la plus déplorable de leur fille à une mère et un père faciles à berner. Mina accuse Christine de méfaits imaginaires, la vie de la petite fille est un martyre. Son père tente mollement d'y voir clair, mais l'égoïste mère accable cette enfant de 6 ans qui la vieillit aux yeux de ses admirateurs.
L'amour-propre et la vanité l'emportent sur l'instinct maternel...
Cette description de la perfidie ou de l'indifférence d'une adulte à l'encontre de l'enfant qui lui a été confiée est une constante chez la comtesse; l'horrible Madame Fichini, caricature de belle-mère dans "Les petites filles modèles" est une figure de cauchemar: elle fouette la petite Sophie, orpheline après la tragédie d'un naufrage, sans aucune pitié, avec une hargne indécente.
Certains passages font certainement frémir encore de nos jours... L'univers de la comtesse ne se recommande guère aux âmes paisibles soucieuses de garder leurs enfants dans un cocon douillet.
Comment sauver Christine des griffes de ce montre de Mina ? Le bon Paolo va décider de s'en mêler de toute sa ténacité de rescapé et de réfugié.
La leçon de la comtesse est claire: seuls ceux qui souffrent s'entraident.
Le père du petit bossu entre alors en scène. Ce bel homme solitaire ressemble trait pour trait au comte de Monte-Christo. On ne sait quelle vengeance dort dans son cœur impénétrable. Mais l'amour que ce seigneur impavide éprouve envers son "petit Esope" de fils ne connaît aucune borne.
Puisque François désire ardemment le bonheur de Christine, Monsieur de Nancé, avec la complicité parfois désastreuse de l'enthousiaste médecin exilé Paolo, s'y consacrera au point de faire de la mal-aimée sa fille adoptive.
Et même davantage, on le devine tout de suite !
Mais, le dénouement s'étire sur de longues années; un miracle le couronne: le petit bossu se métamorphose, grâce aux soins patients et opiniâtres de l'excellent Paolo, en beau et grand jeune homme: tout est bien  dans le meilleur des châteaux de province. La vie de famille se prolonge en un mariage heureux: Christine reçoit sa récompense car elle avait accepté d'épouser François en ignorant qu'il avait perdu sa bosse !
C'est un peu l'histoire de la Belle et de la Bête. L'amour fait du bossu un prince, et du laideron méprisé une exquise princesse, tous deux répandront la bonté dans leur minuscule royaume où le magicien Paolo veillera sur le bonheur général.
Au delà de la morale attendue, de ravissants tableaux d'un univers aussi exquis qu'un portrait d'enfant par Winterhalter, jaillissent ça et là: les coures folles des jeunes amis  perdus dans le vaste parc de Monsieur des Ormes, la pêche aux écrevisses pimentée des conseils du brave Paolo  dans un ruisseau à l'eau transparente; une traversée en barque à la tombée de la nuit sur le paisible lac séparant parents et enfants d'une étourdissante noce paysanne où tous vont s'en donner à cœur joie de danser  rondes et farandoles rustiques et frénétiques.
Des répliques adorables aussi tintent dans la mémoire, comme celle d'un chasseur rustique priant les enfants du château d'excuser ses chiens les ayant confondus avec un humble gibier:
"Excusez mes chiens, Messieurs, Mesdemoiselles, s'il vous plaît, ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire."
Sans oublier la tentative de séduction du sémillant Paolo par cette coquine de mère de Christine ! Une fête galante sous couvert de théâtre ? Madame des Ormes en Esther, Paolo en Assuerus, le comble du ridicule est atteint, mais les jeunes lecteurs saisissent-ils ces jeux d'adultes ?
La tragédie ne se pare pas uniquement d'oripeaux comiques... cette grand-mère de Ségur cache une âme forte qui n'épargne ni la maladie, ni la mort à ses lecteurs.
Le gentil roman abrite une foule de drames dont l'un particulièrement atroce: un incendie allumé par une sottise, l'étourderie de deux frères fumant en secret en haut d'une tour.
S'agirait-il d'un châtiment du destin ? Ces deux garçons n'ont guère épargnés le petit bossu, ils l'ont blessé, humilié. Le feu ravage leur château et laisse le plus âgé et le plus odieux, Maurice, infirme.
Le voici endurant à son tour le dédain qu'il infligeait au petit bossu. Seuls François et Christine essaient de le réconforter. Maurice ne survivra pas longtemps à ses souffrances, toutefois, l'affection des deux êtres qu'ils méprisaient le réchauffe au point de le transformer moralement. Il meurt sauvé, pardonné. Bien sûr, cet épisode nous rend les deux futurs amoureux très sympathiques, mais le leçon reçue par l'ex méchant choque par sa dureté délibérée.
Rose la comtesse ? Franchement non ! Ou alors un rose tirant sur le gris d'un ciel orageux...
Crime et châtiment, générosité et belle récompense, on n'en sort jamais. Le pardon existe, mais la route est caillouteuse avant d'y accéder. L'image de la vie finalement...
Faut-il lire Sophie Rostopchine le soir en croyant retrouver son enfance perdue ?
Certainement ! Les vrais enfants ont la guimauve en haine, la comtesse russe le savait !
Cette grande audacieuse subjuguera jusqu'à la fin du monde l'enfant éternel, celui qui savoure ses bêtises, adore les histoires féroces et meurt d'envie d'enfermer au cabinet de pénitence les abominables "petites filles modèles".
 La gagnante c'est Sophie ! l'infernale Sophie, gourmande, rétive, pleine d'inventions désopilantes, de maladresse, d'amour de la vie et d'envie d'amour... la digne fille du comte Rostopchine, le génial incompris...
N'hésitez pas à voler un titre de la comtesse aux enfants qui vous prennent bien à tort pour une ennuyeuse grande personne...
Sophie existe bel et bien: la gracieuse petite actrice du nouveau film de Christophe Honoré ( Les Malheurs de Sophie) l'incarne pour le bonheur des grands et petits ; ne manquez pas cette envolée entre diableries et nostalgies!
A bientôt et bonnes vacances de printemps !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Deux adorables princesses russes : peut-être l'allure de Sophie Rostopchine enfant ....


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