jeudi 28 avril 2016

L'amour à Londres ou l'histoire d'un rendez-vous

Les romans courts sont souvent dévorés par un feu couvant sous des cendres à peine tièdes.
"Un soir à Londres" de Michel Mohrt, (corsaire des Lettres Françaises, académicien ayant rejoint le royaume des Ombres en 2011 en laissant le sillage de sa"Prison maritime") retrace avec une cruelle subtilité les aléas du sentiment entre deux êtres qui se connaissent depuis longtemps et jamais n'osèrent se dévoiler.
Le récit se méfie autant de l'impudeur de l'âme souffrante que ses héros ne redoutent  l'âpreté des passions. L'angoisse règne sans pitié jusqu'à la dernière seconde: sauvetage in extremis ou naufrage complet des illusions ?
Cela pourrait ressembler à une pièce signé Marivaux; mais, à Londres, dans la pénombre d'un club fermé au vulgaire, l'humeur est moins gracieuse, les aveux moins prestes. Entre les tentures de velours grenat les mots sombrent dans une gravité qui n'annonce rien de bon.
Et pourtant, embusqué à côté des lourds fauteuils de vieux cuir, l'amour encore vif attend en silence. Veilleur rusé, il attise les retrouvailles entre ces amis-amoureux cherchant à combler le désir de l'attente par l'espoir d'une seconde chance.
Emportera-t-il sa victoire quand poindra à l'aube, après les interrogations nostalgiques d'une nuit indécise, la lumière irisée des éternels recommencements ?
Ce roman a la coquetterie d'en dire peu afin d'en suggérer beaucoup; l'intrigue avance sur la pointe des pieds, livrant avec une savante désinvolture d'infimes détails qui vont vite resplendir comme de noirs soleils.
Tout d'abord, voici le héros en titre, Martin, un français qui ne se sent heureux qu'à Londres. Ou du moins dans un Londres qui s'effrite à une allure angoissante. Seul son club reste un roc immuable: une enclave datant du siècle des grands écrivains Trollope, Dickens ou Thakeray, un lieu sacré, nourri d'esprit discret et hiératique; et fortifié par la conviction ancienne en la suprématie morale du gentleman britannique sur le monde entier.
Ce club, Martin, n'y est pas revenu depuis la disparition extrêmement bizarre de son ami de garnison Chris de Saint-Lambert, perdu en mer, trois années auparavant. Perdu en mer, perdu aussi de vue par Martin pendant six ans après la seconde guerre mondiale, le temps peut-être d'accepter le mariage de son ami avec la belle anglaise Victoria. Perdu définitivement ou non ? Nul ne sait si Chris réapparaîtra un jour...
Que fait Martin ce soir dans ce club où justement cet ami de si longue date l'avait introduit ? Court-il sur les traces d'un fantôme ? Ou veut-il au contraire exorciser une bonne fois pour toutes l'amertume qui lui sert de compagne depuis l'anéantissement de son paradis d'avant guerre: la Côte d'Azur, la fameuse Riviera tant aimée des anglais raffinés, au large des îles d'Hyères. Un petit monde cosmopolite, paré de fantaisie amoureuse et d'élégance aristocratique, un cercle de gens connus et d'officiers à beaux noms, s'ébattant autour de la Villa Amelia.
 Ce domaine englouti sous les bougainvillées était à cette époque bénie des dieux de l'opulence, la propriété  de la très dévergondée Lady Hamil.
Héroïne de roman de gare ou d'espionnage, cette sulfureuse grande dame avait imposé son choix: Chris ! Mais cette domination s'était retourné contre elle quand son jeune amant s'était donné la singulière liberté d'épouser sa propre fille, la ravissante Victoria...
Une situation de vaudeville français pour un mariage anglais !
Martin se souvient  des détails absurdes ou émouvants  de sa vie de témoin soumis et passif, lui, l'inconnu, l'humble ami du brillant et insupportable Chris, le corsaire, l'aventurier auquel les femmes s'offraient, et qui avait décidé d'épouser Victoria, si jeune, si naïve; cette amoureuse qu'il n'aimait pas autant qu'elle le méritait.
Défi ? Moquerie ? Vengeance ?
 La meilleure façon d'outrager la mère de la jeune fille, cette Lady impérieuse qui avait réussi à le transformer en animal domestique ?
Les heures disparues bercent comme une houle le pensif Martin qui fortifie sa nostalgie  en avalant whisky sur whisky; en échangeant des propos décousus avec les membres aussi respectables qu'absolument décatis de ce club peuplé d'ombres évoluant dans les abysses du passé; en patientant les yeux fixés sur le rideau de velours rouge, (surprenante teinte dans un milieu compassé  où l'on" assassine" les députés travaillistes, en buvant voluptueusement force lampées de vieux whisky !) masquant la porte d'entrée.
Victoria viendra-t-elle ?
 Et si elle vient, si elle dissout de sa chaude présence les épines du passé, que lui apprendra-t-elle de l'avenir ?A-t-elle compris l'acuité de leur lien de jadis ? S'est-il imaginé la vérité de leur ancienne complicité amoureuse ?
Martin sent que les trois whisky passent mal, sa tête tourne, son espoir chavire, et Victoria sort du rideau grenat. Les choses sérieuses commencent !
Ce n'est plus une chimère romantique qui l'étreint de ses bras inconsistants, c'est une grande anglaise brusque, au ton agressif, qui sans ambages s'exclame:
"Quelle drôle d'idée de m'avoir invitée ici ! Il y a des endroits plus distrayants à Londres..."
En dépit de sa maturité, Victoria éclate de beauté, irradie d'insolence et de santé; et pourtant...
Cette assurance ne résiste guère à l'atmosphère subtile s'instaurant entre les deux amis d'autrefois. Martin comprend aussitôt que cette magnifique créature joue la comédie que l'on attend d'elle:
"Il fallait bien connaître cette femme pour deviner sous la désinvolture, l'allure extravagante, une mélancolie fugitive, peut-être une inquiétude ?"
Victoria, l'incomprise de son époux, une histoire banale ? Martin s'en moque !
Tout son amour inavoué monte  ainsi qu'une vague immense et le submerge. Comment a-t-il pu vivre si loin de cette Victoria qui, pour le moment, semble parfaitement insensible.
Elle meurt de faim, de soif, s'abreuve de champagne et ne mâche pas ses mots à l'égard de ce que d'autres qualifieraient de deuil annoncé:
"Chris est vivant, j'en suis sûre. C'est encore l'un de ses coups vachards qu'il m'a joué. Est-ce que l'on disparaît, comme ça, sans crier gare ? Chris mort ?
Non, mais je rêve ! Il est enchanté de nous avoir mis dans la merde. Il y pense tout le temps et ça le fait jouir."
Ce langage de vieux marin, c'est justement l'héritage de la jeune Lady Victoria, la marque de cet époux qu'elle s'oblige à malmener de ses phrases brutales.
 Nulle pudeur ! Aucun état d'âme !
Victoria est d'une franchise coupante et Martin, sous le choc, s'angoisse:
"elle attendait son retour, alors qu'il était certain que son ami avait disparu pour toujours. "
Comment vaincre cette foi encombrante ?
Comment ranimer le lien tendre et discret les unissant malgré cet égoïste Chris qui se souciait moins de Victoria que d'un des équipiers ou matelots engagés à bord de son voilier ?
Profitant des regards étonnés de sa belle amie sur le décor suranné les encerclant de lourds portraits d'acteurs, Martin  évoque une exposition  vue ensemble en un très lointain après-midi. "Conversation Pieces", mettant en scène des groupes démodés, un art bourgeois, quelque chose de si insipide que, par effet des contrastes, leurs mains s'étaient soudain jointes...
Un aveu limpide et charmant qui le marquait encore.
Victoria continue à bavarder, toutefois, au fil des souvenirs, des traits d'esprits, sous la lueur émanant des flambeaux d'argent de la table dressée avec un impitoyable sens du protocole britannique, une faille se mêle à ses papotages mondains. Martin entend, noyé dans un flot de réminiscences confuses un regret d'une éblouissante sincérité:
 " vous n'avez pas su en profiter".
 C'est tellement encourageant qu'il n'arrive pas à y croire ! A-t-il bien entendu ? A quel moment, dans quelle situation n'a-t-il su "en profiter " ?
Un jour d'été, tous deux s'étaient rendu chez une romancière célèbre, c'était une surprise de Martin. Chris était en mer, le champ de la séduction s'ouvrait à Marin, hélas, timide, ou respectueux, il s'était contenté de servir de page, de loyal soupirant à une Victoria émerveillée et attentive, écoutant religieusement les jolies leçons d'écriture de l'illustre dame des lettres:
 "Quand dans un roman, on rencontre un personnage qui dit -je vous aime tendrement- et que cela non seulement n'est pas ridicule mais vous émeut, c'est que c'est un grand roman".
Martin récite mot pour mot le discours de la vénérable romancière et, cette fois, trouve l'audace de se déclarer, à la manière ingénue d'un adolescent portant les stigmates de son premier amour:
"Depuis longtemps, je vous aime tendrement."
Ce à quoi répond suavement Victoria, son armure de femme libérée, oubliée soudain au fond d'un
 whisky: "Je le sais ".
Martin peut agir ! Victoria vient de lui montrer un chemin prometteur, du fond de leurs mémoires, souvenirs et sentiments s'embrassent sans plus s'embarrasser.
L'horizon prend une nuance claire, comme en ce jour lointain sur une île de l'archipel Toscan,
jour égaré sous la lumière mordante d'un été faisant chavirer la raison en passion.
Jour brutal qui vit Victoria s'esquiver du voilier de son mari, le Jupiter, fuyant une dispute née de la rageuse humeur d'un homme versatile et goujat. Court vêtue, son écharpe la nimbant d'une légèreté de déesse regagnant son Olympe protectrice, Victoria se dissout purement et naturellement sur les rochers brûlants de la petite île montagneuse.
Que signifie cette  anodine remarque, lancée en guise d'aimable plaisanterie à son taciturne admirateur, la veille de son complet" évanouissement" dans les collines arides:
"Il y a un thé anglais, au bas de de la Trinité-des-Monts. Il est charmant " ?
Indice précieux d'un désir retenu ou goût de sa propre dérision ?
Martin assiste, désorienté, à la manifestation de la fureur contenue de Chris.
Son épouse a disparu, qu'importe ! grand bien lui fasse !
On ne va pas bouleverser la croisière pour si peu... Là aussi, les paroles grossières de cet aristocrate ravi de se montrer vulgaire appartiennent au théâtre. La réalité, c'est la jalousie  impuissante de Chris face aux décisions fantasques de Victoria. Martin n'est pas dupe. Le couple de ses amis vit un enfer perpétuel. Chez eux, le duel est un principe, non un accident.
Quelle est sa place au sein de ces affronts que les deux époux s'infligent tour à tour ? Martin en ces temps déjà reculés finit par imiter Victoria; il prend la fuite !
Ce salon de thé anglais au pied de la romantique église de la Trinité-des-Monts ne cesse de le bouleverser. Que lui réserve le destin ? Rendez-vous  galant ? Appel au secours ? Confidences larmoyantes ? Ou rien, rien du tout ?
Si ce n'est un thé insipide dans une rue abritant, comble de l'exaspération d'un amant frustré, Bulgari et sa kyrielle de visiteuses surchargées de pierres ou, à défaut, de rêves impossibles...
Des années plus tard, au seuil de l'âge mûr, contemplant Victoria, tentant de déchiffrer sur son visage meurtri de rides élégantes, drames, amours et tourments indicibles, Martin ressent à nouveau l'égarement qui l'a saisi durant son attente romaine...
Londres s'estompe, Rome l'enivre encore !
Il redevient le jeune homme  nourrissant d'espérances sa passion inassouvie:
"A Rome, enfermé trois jours dans sa chambre d'hôtel, prés du Pincio, il avait attendu... Chaleur torride de la ville. Que faisait-il dans cette ville trop connue, trop aimée ?"
Victoria se confond avec Rome, un délire s'empare de Martin, puis, le miracle voulu déferle devant une tasse d'Earl-Grey: "Le troisième jour, Vicky était là."
Et, 20 ans après, toujours sûre d'elle, toujours courtoise et déterminée à l'évocation de ces péripéties sentimentales, la belle anglaise de susurrer:
 "Je me demandais si vous aviez compris le message".
 Martin se souvient de son intense soulagement: elle n'avait pas sombré corps et âme, elle était farouchement vivante, mais comment, pourquoi ?
Victoria avait éludé en deux mots. De l'autre côté de l'île de Giglio, des amis compatissants l'avaient prise à bord de leur bateau, tout était bien.
Cela fait si longtemps, c'est si proche.
 Ils se sourient, cette fois, ce qui n'est jamais arrivé surviendra-t-il ? Ils n'en savent rien, et Martin en doute horriblement.
Rome, il faut revenir à Rome: ce sont les vacances romaines ayant emporté autrefois dans leur ronde fougueuse les deux amis échappés à l'emprise de Chris qui empêcheront leur  laborieux retour de flammes de vaciller avant de s'éteindre définitivement. Martin empile les heures jadis heureuses; de toute son âme, il essaie de deviner ce que Victoria désire...
Nostalgie, ou davantage ? Bien davantage ...
Vite, la parole est une force qui ranime et réchauffe, Martin parle, paroles, paroles, où mènent les mots galopant sur les vastes plaines de la mémoire douloureuse ?
A Rome, aussi, Martin n'avait cessé de parler:
"Il s'était mis à parler pour l'étourdir. De Rome, du tombeau de Pauline de Beaumont élevé à la mémoire de sa maîtresse par Chateaubriand (Une initiative peut-être mal perçue  par la toute jeune Victoria !). Il avait récité la phrase où René voit Rome à ses pieds:
"dans un des plus beaux sites du monde, Rome tout entière sous mes yeux..."
Martin avait tellement englouti Victoria sous un océan d'irrépressible bavardage que la pauvre s'était effondrée en sanglotant...
 "C'était alors qu'il avait tenu dans ses bras la vraie Vicky, désespérée, vaincue, révoltée. Elle était restée l'enfant de la villa sous les pins."
Martin s'en veut encore, Victoria tendait une main confiante, il n'a pas bougé. Par delà le fleuve de ces 20 années, une passerelle sera-t-elle jetée entre ces deux êtres ? Pourquoi avoir reculé autrefois à Rome ? Victoria manquait-elle du courage nécessaire pour rompre avec le lunatique Chris ? Martin hésitait-il à sacrifier son ami ? Lâcheté d'un côté, respect pour le serment de mariage de l'autre ? Vérité ou belle invention ? Martin remonte le temps et l'incertitude le reprend.
Que veut-elle au juste ? Victoria en veuve fidèle, il n'y croit pas; la voici, immuablement distinguée, qui propose un dernier verre.
Chez elle... Le ciel dans la tombe ? Hélas !
Victoria souffle admirablement le froid sur le brasier ranimé:
 "one for the road, vous vous rappelez, c'était le mot favori de Chris. Quand il voulait voir partir ses invités, c'était sa façon de les mettre à la porte."
Martin désappointé, blessé, sa vanité masculine sérieusement endommagée, reçoit la leçon en parfait gentleman formé à l'école du raffinement britannique. Beau joueur, masquant un ultime espoir derrière un air impavide, il raccompagne sagement Victoria sous un parapluie...
En lui-même, quel tumulte ! Il éprouve une cruelle honte: tant de belles paroles pour si peu !
Mais, installé confortablement dans le douillet salon de sa belle amie, des signes troublants le réconfortent soudain... L'histoire, sur le point de s'achever, connaîtrait-elle le bonheur d'un rebondissement imprévu ?
Victoria s'habille, c'est à dire qu'elle se pare d'une robe qui la dévêt avec grâce; ses yeux luisent comme ceux d'un chat s'apprêtant à mendier une caresse, sa voix tremble en prononçant la méchante phrase de la feuille de route:
 "one for the road ".
Martin ne sait que penser, le voilà qui ne pense plus...
Victoria pense pour deux ! avant d'oublier, elle-aussi, que la terre tourne et qu'il pleut sur Londres !
Tous deux sont repartis vers leur jeunesse ancrée dans le port d'une île italienne parmi les orangers...
Délicat et sarcastique, poignant et tendre, ce récit ose nous donner envie de croire aux  fameux retours de flammes, ces mythes absurdes des romanciers démodés.
Michel Mohrt contourne avec ironie les périlleux gouffres de la mièvrerie et navigue en eaux profondes, à la manière d'Ulysse affrontant la mer mauvaise afin de rejoindre Ithaque.
L'amour perdu, notre Ithaque mentale.
Voilà l'île fabuleuse aux grèves d'or pâle encerclant des bosquets de pins ciselés comme l'ultime refuge de nos songes.
C'est elle, la citadelle promise qui émerge à la lecture de ce très envoûtant "Un soir à Londres".
A bientôt !
Vers d'autres odyssées, vers un amour lointain qui entre soudain au port ...

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse









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