mercredi 4 mai 2016

Musset à Florence ou le romantisme échevelé


Florence, printemps 1519.
Un  homme d'âge mûr mais encore" vert ", un des peintres les plus doués de l'apogée de la Renaissance florentine marche à pas nerveux dans son jardin, un délicieux sanctuaire épanoui sous les tonnelles qu'avril couvre de mauves guirlandes d'ondoyantes glycines.
Au pied de ses collines couvertes de bosquets d'oliviers, de jardins clos, de vergers impeccables, fermés de haies de cyprès vert-noir montant vers le ciel bleu embrumé de blanc, la ville autrefois merveille des merveilles, s'étire sur les rives de son fleuve aux eaux jaunes, comme un soleil déclinant.
Depuis la mort en 1492, du plus illustre des Médicis: Lorenzo le  Magnifique, Florence veille sur ses fabuleux trésors. Un de ses artistes  est devenu une sentinelle de cette  gloire récente que l'ombre envahit doucement. Il porte le nom fameux d'André del Sarto, et il s'enorgueillit d'avoir été l'ancien et talentueux élève de Piero di Cosimo.
Mais, c'est un maître bien triste qui envisage l'avenir autour de cette maison neuve, surgie de terre sur le Lungarno, en face du Ponte Vecchio résonnant des travaux des orfèvres et des appels des chalands.
Au delà du fleuve, le génial et rebelle Pontormo exerce ses talents dans un atelier florissant, adulé de jeunes disciples voyant en ce maître le reflet de l'avenir.
A côté de cet inventeur d'une peinture en courbes et envols laissant ses modèles s'enlever en une spirituelle lévitation, le maître un peu rassis, André del Sarto, sent peser sur ses épaules le poids des années et l'inertie de son inspiration.
Serait-il abandonné par la destinée ? Appartiendrait-il au passé ?
Son unique rayon de jeunesse c'est sa trop charmante épouse, la rieuse et douce Lucrèce del Fide, une femme accomplie comme l'étaient les aimables dames de la Renaissance Italienne ou Française. Une maîtresse de maison raffolant de l'art de vivre florentin guère tourné vers le sacrifice et l'austérité !
André tremble, pour conserver l'amour de cette adorable esthète aimant faire travailler les incomparables artistes, orfèvres et bijoutiers répandant leurs innombrables tentations au sein de ce marché de l'art qu'est Florence, il a dilapidé les grosses sommes confiées lors de son séjour à Fontainebleau par le roi de France.
Il a abusé de la confiance de ce légendaire mécène: François premier. Tout à l'heure, (la rumeur citadine l'a averti sans pitié et il s'y prépare la  mort dans l'âme), l'envoyé du souverain, le comte de Montjoie, toquera à sa porte... Quelle sera sa punition ? La honte l'accable...
Assez de pénibles interrogations ! Le rideau se lève ! Nous sommes au théâtre !
Peut-être à la comédie Française...
La pièce la moins comprise d'Alfred de Musset se livre aux irréfragables amoureux des poèmes en prose et de la Florence lovée en nos songes de généreuse beauté et de destins démesurés.
Peintres adulés ou maudits, princes bannis ou adorés, sculpteurs insensés et sublimes, amants et poètes: Florence vers 1500, bien avant et longtemps après, les mêla dans son creuset d'or, de marbre et de sang.
Méditation tragique ou invention romanesque ? "André del Sarto" plaide en faveur de la pureté du sentiment amoureux, la passion n'est pas un crime, l'intégrité d'un homme prend des chemins impurs, le bien et le mal forgent nos âmes, la plus grande misère serait de ne pas assez aimer...
Frappé d'interdits ridicules par les chantres véhéments d'une morale confite en hypocrisie, Musset, en 1850, afin de voir sa pièce jouée à L'Odéon, se résigna à la dénaturer.
Devenue correcte et parfaitement insipide, elle tomba dans un sombre oubli.
De nos jours, l'oeuvre véritable est seule imprimée et jouée ! En dépit d'un bavardage fleuri, de péripéties trahissant l'adulation de Musset envers Shakespeare, la pièce mérite plus qu'un condescendant hommage.
Tour à tour, André l'abandonné, Lucrèce perdue par amour, le fidèle Damien, le confus trouble-fête Grémio, l'amant Cordiani, moins inconsistant que bouleversé par l'amour, enfants gâtés d'une Florence de rêve, jettent leurs masques de carton, posent leurs dagues inoffensives et libèrent les mouvances incertaines de l'amour et du hasard...
L'intrigue emprunte son rythme à la comédie italienne au matin, le valet Grémio, vieil homme ayant tenu sur ses genoux son maître adoré André del Sarto, voit un inconnu s'échapper de la maison familiale. Un voleur ? Que non pas, pire, bien pire, le malotru se laisse choir par la fenêtre de Donna Lucretia, l'épouse du peintre... Scandale ? Pas encore !
L'ami le plus cher d'André, son disciple, Damien, est heureusement le premier à accourir.
Saisissant l'horreur de la situation, il s'acharne à calmer le domestique tonitruant: "Va, Grémio, rentre chez toi. Que tout cela soit oublié !"
Hélas !  Pour le malheur des siens, le brave et trop dévoué Grémio n'a pas la mémoire courte.
Damien récolte aussitôt après les turbulents aveux de l'amant en fuite: le peintre Cordiani, un esprit exalté qui embrasse le gazon et prend à témoin la nature exubérante de ce printemps toscan: il aime !
Et, cela va de soi, il n'a jamais aimé, juste semé les aventures, détruit les cœurs, endolori les belles florentines qui ont eu la sottise de l'enivrer:
"ô mon ami ! quel est l'homme ici-bas qui n'a pas vu apparaître cent mille fois dans ses rêves, un être adoré fait pour lui, devant vivre pour lui ? "
Le rêve est réalisé, à l'extrême angoisse de ce Damien dont l'inexpugnable patience finit par s'effriter.
Ainsi donc, le séducteur invétéré que Cordiani n'a jamais caché d'être vient de rencontrer le vrai visage de l'amour, autrement dit celui de l'épouse de son ami d'enfance...
L'amant ne manque d'aucune audace: l'excès de son bonheur lave sa conscience: "Le remords, la vengeance hideuse, la triste et muette douleur, tous ces spectres terribles sont venus se présenter au seuil de ma porte; aucun n'a pu rester debout devant l'amour de Lucrèce."
Musset ébranle de sa verve exquise la morale assommante: c'est l'indéfectible avocat des amours interdites !
 Pour un peu, on plaindrait et envierait à la fois ce fou de Cordiani !
Sa joie égarée est contagieuse...
Mais, ce début est trompeur, la pièce ne cherche nullement à faire l'apologie d'une banale histoire, la tragédie couve sous le trio habituel: vieux mari, jeune amant, épouse fantasque. André del Sarto émeut bien davantage que son tourbillonnant rival. Désabusé, et pourtant plein d'espoir, le voici tentant de ranimer la flamme inspirée de ses élèves; son discours touchant déborde de vérité, de sagesse et d'expérience:
"Que chaque siècle voie de nouvelles mœurs, de nouveaux costumes, de nouvelles pensées. Mais que le génie soit invariable comme la beauté. Que de jeunes mains, pleines de force et de vie, reçoivent avec respect le flambeau sacré des mains tremblantes des vieillards.
A l'ouvrage ! la vie est courte."
Un des disciples manque à l'appel, c'est Cordiani. Damien annonce une fièvre passagère...
Le bon maître André s'inquiète, loin de se douter de la trahison de son ami.
D'ailleurs, pour le moment, c'est lui -même qui lui semble l'homme le plus détestable de Florence.
Ne s'est-il rendu coupable de vol en utilisant à son profit les deniers du roi de France ? En vain, il supplie un usurier de lui avancer la somme. Grémio lui sert d'escorte, et, ce qui devait arriver ne tarde pas: étonné de la maladresse du dévoué serviteur, André apprend qu'un coup de stylet décoché par un visiteur nocturne en est la responsable. Grémio en a trop dit !Son maître reste perplexe. Toutefois, à Florence, les remèdes se nomment épées et dagues quand votre honneur est en jeu.
Grémio reçoit donc l'ordre de guetter le retour de l'inconnu, l'épée en main... La nuit glisse, soyeuse et parfumée, sur les balcons florentins.
Les cloches cristallines de Santa Maria del Fiore sonnent onze heures, la belle Lucrèce prie Dieu de lui pardonner son fatal amour, ses remords inondent ses yeux de larmes, la douleur l'étreint, mais rien ne peut la détourner de son attente: Cordiani va escalader d'ici une minute, le mur menant à sa chambre, les dés sont jetés.
On frappe, c'est André !
Lucrèce est au comble de la terreur. André a deviné, elle le comprend en un seul regard.
Une atmosphère infernale s'installe, rompue soudain  par des cris affreux !
Grémio attaqué par un voleur baigne dans son sang au bas de la fenêtre ! On cherche son assassin autour de la maison, domestiques et amis accourent, bizarrement, Cordiani entre, les habits déchirés. Son  vieux maître  s'étonne, l'autre ,embarrassé, prétexte une querelle, un duel, et s'évapore dans les ruelles étroites...
 André est-il dupe ? Pensif, le peintre attrape la première épée qui se présente sous ses yeux afin de venger Grémio: horreur !
Sa main est souillée de sang frais !
Il tient l'arme de l'assassin, une arme qui appartient à celui qui vient de lui fausser compagnie. Face à un soupçon qui se prolonge en atroce certitude, André repousse la foule venue l'aider, il cherche le silence et la solitude, seuls baumes pour son immense douleur..
Puis, la raison l'emporte sur la nuit noire de l'âme. D'abord, décider l'amant à décamper ! et vite !
André ordonne à Cordiani de s'exiler, c'est l'unique solution de bon sens, l'honneur en sortira vainqueur et, qui sait, l'amour conjugal se réchauffera peu à peu. Le mélancolique peintre s'accroche à cette chimère.
Jeune et ardente, la voix de Musset retentit sur la scène, le poète chante l'espérance en des mots évoquant Virgile:
"Je parle au meurtrier de mon honneur, de mon amour et de mon repos. La blessure qu'il m'a faite peut-elle être guérie ? Une séparation éternelle, un silence de mort, de nouveaux efforts de ma part, une nouvelle tentative enfin de ressaisir la vie peuvent-ils encore me réussir ? Qu'il parte, qu'une liaison coupable, et qui n'a pu exister sans remords, soit rompue à jamais; que le souvenir s'en efface lentement, et qu'alors moi, André, je revienne, comme un laboureur ruiné par le tonnerre, rebâtir ma cabane de chaume sur mon champ dévasté."
André prouve qu'aimer c'est pardonner, cette conviction déferle sur toute l'oeuvre de Musset, elle lui assure son éclat rare et sa puissance immortelle au delà des modes.Le poète croit farouchement en la rédemption, il croit en l'amour infini, invulnérable, franc, pur, éternel.
André est le seul à comprendre où un être humain peut aller par amour; il donnera bientôt sa vie afin d'assurer le bonheur de Lucrèce ...
Mais, avant ce sacrifice surhumain, que de péripéties, de revirements, et même le duel traditionnel, combat obligatoire pour les hardis défenseurs de l'honneur masculin depuis la nuit des temps. Lucrèce est renvoyée chez sa mère comme une marchandise avariée, Cordiani, que tous s'imaginent mourant, blessé par un André repentant, se traîne jusqu'à sa porte.
La malheureuse amante le soigne avec l'indicible foi que nourrit sa passion.
Pendant cet épisode providentiel ou néfaste, comme on voudra, l'ambassadeur du roi François Ier,
le comte de Montjoie découvre en la personne du célèbre André del Sarto, un vieillard à demi fou, tenant des propos incohérents et semblant sous le coup d'une fièvre violente:
 "Est-ce-là l'homme qui vivait en prince à la cour de France ? dont tout le monde écoutait les conseils comme un oracle en fait d'architecture et de beaux-arts ? "
Lionel, un brave disciple du maître, sauve ce dernier de l'opprobre en suppliant le comte de ménager un homme bouleversé.
André offre ses deux meilleurs tableaux en compensation des sommes dépensés, Montjoie, admire et compatit... Il laisse André en paix.
Mais la tempête gronde de plus belle: Lucrèce et Cordiani, venant de recouvrer de fragiles forces,
s'enfuient vers le Piémont; que faire ? Les rejoindre, les tuer ? Ou... André s'écrie soudain:
"Qu'ais-je à faire en ce monde ? Ils s'aiment, ils sont heureux. Leurs chevaux s'animent, et le vent qui passe emporte leurs baisers. La patrie ? la patrie ? Ils n'en ont point ceux qui partent ensemble."
Musset songe-t-il au départ de son amante, George Sand l'abandonnant à Venise, en l'insignifiante compagnie d'un médecin italien ?
Sans doute, ce déchirement l'aura-t-il marqué à jamais...
La pièce finit ainsi par une apothéose dramatique: au moment précis où Lucrèce et Cordiani écouteront le dernier message d'André, celui-ci, empoisonné de son plein gré, sera descendu vers le  fleuve Achéron .
"Pourquoi fuyez vous si vite ? La veuve d'André del Sarto peut épouser Cordiani."
Liberté est prodiguée aux amants, toutefois, en se donnant la mort, André ne vient-t-il  de leur ôter toutes  chances de bonheur terrestre ?
Le remords les meurtrira irrémédiablement... Sacrifice ou vengeance suprême ?
Le mystère d'André del Sarto reste aussi vaste que le génie de Musset !
Pièce hétéroclite, touchante, précieuse sans sombrer dans le ridicule, "André del Sarto se pare des grâces de l'amour infini: vive le romantisme absolu !
A bientôt,
Lady Nathalie- Alix de La Panouse


        


                 


Château de St Michel de Lanès




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