mercredi 25 mai 2016

Coco Chanel: en Suisse avec Paul Morand

Que se passe-t-il quand le plus distingué des diplomates bavarde avec une femme aussi dure et brillante que le diamant le plus pur ?
Cela se nomme un thé en Suisse, dans un palace de  Saint-Moritz avec Paul Morand, ce gentilhomme au charme ineffable qui tirait d'harmonieux accords de la langue française, et Coco Chanel, déesse casquée de cheveux sombres, armée de sautoirs emperlés et charriant ses mots rudes sur le torrent glacé de sa verve auvergnate.
Un aristocrate de la vie et une guerrière de la destinée.
Autant dire que cette infinie conversation baptisée "l'Allure de Chanel" par l'écrivain-diplomate est un miracle d'élégante cruauté ! Chanel s'adonne au plaisir exquis de brocarder idées fausses, vains snobismes et envoûtements absurdes.
L'amour est écorché, la passion ravagée, la mode outragée, l'éternel féminin traîné dans la poussière: Mademoiselle Chanel se gausse de nos mines scandalisées !
Elle galope sans trêves sur sur le champ des confidences et se livre en nous échappant. Mais, un soleil âpre ranime son unique héros, Boy Capel, l'homme altruiste, l'amant généreux, qui sut deviner en cette gamine insolente la géniale créatrice qui brisa le carcan physique et moral de toute une génération de femmes.
Sous la voix rauque, les phrases assassines, une tendresse subite éclate. Paul Morand, flegmatique et bienveillant, écoute et jamais ne rétorque ou ne contre. C'est une force de la nature qui fustige ou attaque. On se courbe devant Chanel comme l'herbe ploie sous le vent du soir !
Voici, envoyée en pleine figure, l'intransigeante leçon de vie de cette Mademoiselle Chanel, pointant droit sur nous son épée chamarrée et ses diamants glissant comme des rubans  d'écolière.
Celle qui habille, en 1946, une bonne partie de la planète de son irremplaçable "petite robe noire ", uniforme qui agit ainsi qu'un fluide magique en métamorphosant la timide en fauve et la futile en femme d'esprit, s'écoute parler devant un whisky.
C'est déroutant, brutal et délicieux...
Ciel ! Par quelles perfidies commencer ? Qui trouve grâce aux yeux de charbon noir de cette enragée Coco ? Elle-même ?
Eh bien non ! Mademoiselle Chanel, à l'instar de tous les mortels tentant de faire de leur existence une oeuvre d'art, ne craint nullement de se dénigrer avec une sorte de gourmandise voluptueuse; elle incarnerait presque le diable !
Ne crache-t-elle des flammes à l'en croire: "je suis le seul cratère d'Auvergne qui ne soit éteint."
Paul Morand, subjugué,un peu inquiet (mais qui peut vraiment impressionner un voyageur allègre doublé d'un diplomate professionnel ?),  ranime ce volcan crachant ses flammes colorées d'amicale fureur en face de son impavide personne.
Coco est une couturière de l'essentiel, quand elle habille son âme, aucun fil de complaisance ne dépasse. Ce n'est plus une femme, c'est un minéral: "J'ai gardé mes cheveux noirs, pareils à une crinière de cheval, mes sourcils noirs comme nos ramoneurs, mon caractère noir comme le cœur d'un pays qui n'a jamais capitulé."
Chanel, soleil ou cheval d'orgueil ? Créatrice façonnée par ses amants, magicienne volant le feu de Prométhée ?
Loin des racontars absurdes, Mademoiselle incarna l'archétype de la femme passionnée se hissant vers son idéal avec l'énergie d'une travailleuse que rien ne détournera du but ancré en elle comme un fer brûlant. L'enfance l'a marquée d'une empreinte terrible, elle a toujours su que la vie n'était que défi , dureté, perpétuel combat. La voici, à l'aube de ses vingt ans, abandonnant son premier amant pour Boy Capel, un homme d'affaires de génie, un des anglais les plus remarquables de son temps.
Embarrassé de sa trop jeune conquête, il la cache à Paris comme une poupée fragile à protéger des regards. En réalité "j'étais un fauve"... Coco ignore tout des codes de cet étrange monde où évolue son amant. Elle attend même le mariage en bonne petite fille de province ! Extravague-t-elle en confiant cette naïveté à l' irrémédiablement placide et déférent Paul  Morand ?
Fleur bleue Coco ? Cette énigme n'a jamais été éclaircie !
Qui sait ? En tout cas, Boy Capel lui arrache un aveu d'une humilité déchirante chez cette orgueilleuse invétérée: "c'est le seul homme que j'ai aimé ."
Le fleuve des jours a coulé, d'autres illustres mentors ont eu l'audace de cheminer sur la route accrochée aux gouffres de cette ingénue, libertine et très sage, métamorphosée en déesse de la mode, qu'importe, dés que le nom de Boy Capel est prononcé, la voix rageuse s'adoucit...
"Boy était un esprit rare, un caractère singulier. Très sérieux sous son dandysme, autrement cultivé que les joueurs de polo ou les brasseurs d'affaires, avec une vie intérieure profonde qui se prolongeait sur des plans magiques, théosophiques."
La manie superstitieuse de Gabrielle s'enracinerait-elle dans cette curiosité ésotérique de son amant ?
Son goût pour les objets symboliques atténua-t-il le vide torturant qui n'a cessé de l'habiter après la mort  accidentelle de Boy Capel en 1919 ?
Son fabuleux appartement privé dissimulé dans les replis de la maison Chanel, rue Cambon, regorge de talismans inconnus du profane; lion, signe astrologique de la créatrice rugissante, camélias en précieux cristal de roche, souvenir des bouquets prodigués par Boy Capel, fleurs érigées au rang d'emblème de sa joaillerie, fleurs surtout au parfum léger comme un songe nostalgique... L'initié seul mesure la puissance occulte des boules de cristal gardiennes de messages émanant des amours mortes ; qui est capable de ressentir les sortilèges échappés d'une ravissante petite cage où deux oiseaux brillants semblent épier l'invisible ? La mythique cage de Mademoiselle Chanel, celle mise en scène dans les publicités fameuses, c'est celle là !
Ce penchant envers "les choses muettes" réconforte Gabrielle au point de lui inspirer une certitude:
"j'avais l'impression, murmure-t-elle à l'étonné Paul Morand (Coco mystique ! Quelle femme ! Toujours là où on ne l'attend pas !), que de par l'au-delà, Boy continuait à me protéger."
Pour un peu, les larmes monteraient aux yeux de l'ami bienveillant.
Mais, la minute d'attendrissement est passé, cela suffit ! Mademoiselle reprend le fil noir et blanc de ses souvenirs. Après Capel, une fougueuse et bizarre amitié haineuse s'établit entre la désespérée et Misia Sert (première épouse du peintre catalan José Maria Sert), figure inondée de fantaisie audacieuse, créature ne connaissant ni Dieu ni diable; égérie des peintres qui la détestent et l'encensent, mangeuse d'hommes, essayant de croquer une Gabrielle qui l'assassine en paroles trempées de fiel de la plus originale élégance: "Misia est une infirme du coeur; elle louche en amitié et boîte en amour... Elle a toute honte bue, aucun sens de l'honnêteté, mais avec une grandeur, une innocence qui dépassent tout ce que l'on voit d'habitude chez les femmes. Moi, il m'arrive de mordre mes amis, Misia, elle, les avale ".
Maudite ou non, Misia servira de fil d'Ariane à cette amie qu'elle aime autant qu'elle lui veut du mal; sous son égide désordonné, Gabrielle séduira, enchantera, protégera parfois les inspirés de son temps: les artistes fous, bondissants, illuminés, Picasso  Braque, Stravinski et Diaghilev.
Dérivatif superbe ? Agitation oisive ? Que non pas ! Mademoiselle coud chaque jour davantage sa légende parfumée au Chanel numéro cinq...
La louve solitaire construit son oeuvre à bout de bras: "je repris ma vie de dictateur: succès et solitude." L'incroyable succès, suscité  grâce à Boy Capel qui aida sa jeune protégée à ouvrir une boutique de chapeaux "minimalistes", au contraire des avalanches emplumées sans lesquelles les élégantes de la "Belle-Epoque" n'auraient pu concevoir le sens de leur existence, ne se dément jamais. Mademoiselle ose tout, le tissu de "gueux ", le jersey, le tissu d'homme, le tweed des cavaliers, la fourrure de "pauvre", les cheveux courts, et son instinct touche sa cible: les femmes veulent maigrir bouger, courir, oser tout, en un mot: lui ressembler.
Paul Morand , légèrement grisé par son énième whisky, soudain sursaute: voilà que Gabrielle usant d' un langage de hussard de la Haute-Couture cingle, fustige, foudroie l'éternel féminin !
Quelle désinvolture ! Quelle insolente franchise ! Mademoiselle adorerait-elle se rendre odieuse ?
Qu'on en juge : une femme qui prend de l'âge se préoccupe d'elle-même chaque jour davantage; et par un effet diabolique de la justice immanente, s'occuper de soi, c'est ce qui vieillit le plus." (vraiment ?)
"Un homme s'améliore généralement, en vieillissant, alors que sa compagne se détériore. La figure d'un homme mûr est plus belle que celle d'un adolescent. L'âge c'est le charme d'Adam et la tragédie d'Eve ."
Quelle porte de salut s'ouvre-t-elle alors aux malheureuses filles d'Eve ?
Une robe signée Chanel certainement !
Une robe bien sûr noire: " j'ai imposé le noir; il règne encore car le noir flanque tout par terre."
Le noir, selon Coco, on l'arrache au deuil et aux domestiques. On l'adoube, on l'anoblit: c'est l'arme absolu, la pureté suprême qui avive la beauté morale, c'est l'unique antidote au flétrissement. Mademoiselle ne craint pas la méchanceté absolue:
"La tragédie de la femme qui vieillit, c'est qu'elle se souvient tout à coup que le bleu lui allait bien à vingt ans..."
Hélas, malgré l'acharnement de Mademoiselle, les femmes ne comprennent rien de ces vérités: "il y a des femmes intelligentes, mais il n'y pas de femmes intelligentes chez un couturier (ni de femmes morales, elles vendraient leur âme pour une robe.)"
Doit-on rire ou se révolter ? Pourquoi le bleu ne s'accorderait-il avec la douceur d'un visage racontant son émouvante quête de bonheur en dépit de l'âge mûr ?
Ce diable de Mademoiselle persiste à démanteler les faiblesses féminines, rien ne lui échappe !
Une fois ouvert l'épineux chapitre des bijoux, l'infatigable guerrière s'élance: "Pourquoi s'hypnotiser sur la belle pierre ? Autant porter un chèque autour du cou."
Facile, serait-on tenté de rétorquer. Mademoiselle insiste, elle réunit toutes ses malédictions dans son irréfragable dédain des trésors exubérants de la haute-joaillerie, sa langue pointue claque comme un fouet: "Si le bijou est un signe abstrait, alors il est le signe de la bassesse, de l'injustice ou de la vieillesse."
Or, ce mépris n'a guère empêché Gabrielle de créer les parures les plus énigmatiques,
les plus folles, les plus ondulantes en 1932, un scandale, une hérésie à cette époque où une couturière n'avait pas à s'immiscer dans l'univers claquemuré à l'extrême de la haute-joaillerie.
Malgré la coalition des rois de la Place Vendôme et de la rue de la Paix, son audace subjuguera les mondaines en proie aux désirs immédiats ! Toutefois, le bénéfice de la vente de ses joyaux dansants, (étoile filante, rubans de diamants, guirlande couronnant le front d'une fée) ira à deux œuvres de charité.
Un époux accablé se lamentera: "c'est insensé, voilà que ma femme veut que je lui offre un second diamant, sous prétexte qu'un solitaire ça fait démodé."
Hélas pour cette adorable parisienne gâtée par un homme compréhensif, Mademoiselle reste inflexible:
"Il faut regarder les bijoux avec innocence, avec naïveté, comme on jouit d'un pommier en fleurs, sur le bord d'une route, en passant très vite en auto."
La mode serait-elle impie en ce cas ? Absurde ? Inutile ? En quel sombre et maléfique traquenard nous font donc choir les arbitres de nos élégances ?
Se moque-t-on de nous, faibles mortels cherchant une perfection qui dépasse notre absence de moyens et notre manque cruel de discernement ? Qui fait la mode au juste ? Une hautaine poignée d'élus ? Bien moins hiératique que son théâtre ne le laisse croire, Mademoiselle a cette réplique magnifique: "La mode se promène dans la rue, sans savoir qu'elle existe, jusqu'à ce que je l'ai exprimée, à ma façon."
La mode, cette étrangeté futile torturant les gens sérieux, c'est pour Gabrielle, une jeune fille à bicyclette, une simple parisienne (une parisienne peut-elle vraiment être simple ?), qui fait "sa mode". Mais alors, à quoi bon les maisons de couture, les défilés, les créateurs en effervescence, les hordes de journalistes, et les humaines moyennes en admiration devant l'inaccessible ?
La mode, la plus inouïe des fumisteries ?
Paul Morand, épouvanté à cette idée révolutionnaire, abandonne son centième whisky.
Ce problème majeur des sociétés civilisées depuis les plissés affriolants d'Aspasie, les tuniques fendues de Cléopâtre, les plastrons de rubis des endimanchées princesses de la Renaissance, les caleçons suggestifs du vicomte de Valmont et les costumes anglais de James Bond, le tient en haleine.
Ou du moins en parfait diplomate, il fait merveilleusement semblant...
Mademoiselle est une femme d'une fulgurante intelligence. elle ne tombera dans aucun piège !
Oui, la mode est, le monde est, nous sommes. La mode façon Chanel incarne "La" vérité, la marche à suivre:
"Il vaut mieux suivre la mode, même si elle est laide. S'en éloigner, c'est devenir un personnage comique, ce qui est terrifiant. Personne n'est assez fort pour être plus fort que la mode."
Voilà qui est définitif ! L'esprit de révolte commencerait à me titiller si j'étais une femme de l'an 1946! ! Marie-Antoinette se soumettait, béate et muette, à la mode saugrenue et ruineuse de Mademoiselle Bertin, les femmes de 2016 ne se soumettent pas aveuglément à des lois inventées par quelques créateurs autoritaires !
Finalement, l'éternel féminin a bien évolué.
Quel dommage que l'illustre Mademoiselle ne l'ait prévu ! Du fond de son fauteuil en cuir, la grande couturière, des abysses de ce passé immense et récent, continue à nous abasourdir; son enthousiasme redouble, Paul Morand survivra-t-il ? Cette fois, la fabuleuse "peau de vache" de marteler aux oreilles de l'aimable conteur des Ambassades: "Il y a cinq femmes intelligentes sur un million: qui le leur dirait, sinon une femme ? "
Sinon Mademoiselle, c'est évident ! Quelle femme !  Pourtant, son irréfragable assurance baisse pavillon. Surprise: les hommes ont droit au chapitre ! Les hommes sont des animaux doués d'un certain bon sens !
Nous voilà rassurés: l'homme serait l'avenir de la femme:
"Les clientes négligent à tort de prendre l'avis des hommes. Or, les hommes adorent sortir des femmes bien habillées, mais pas trop voyantes. Si leur compagne l'est, ils préfèrent rester chez eux, pour éviter le supplice d'être regardés".
Et Mademoiselle d'ajouter ce qui sonne comme son credo: "Pourquoi vouloir toujours, au lieu de plaire, étonner ?"
L'homme peut étonner, c'est même fortement recommandé; la femme doit charmer par un je ne sais quoi qui aura peut-être coûté excessivement cher, mais qui paraîtra naturel ainsi qu'un jardin bien soigné qui aura épuisé une dizaine de jardiniers.
Aux antipodes du "coup d’œil " acéré des jeunes filles de Park Avenue, le luxe, selon Chanel, c'est ce qui ne se calcule pas aussitôt en espèces sonnantes et trébuchantes.
Un idéal "vieille-Europe" de distinction  charmante, d'allure infinie et de grâce paisible qui, ainsi que ce diamant de Mademoiselle, est éternel...
D'ailleurs, elle l'affirmait à un Paul Morand anéanti et amoureux (ce qui revient au même ), la mort et Chanel sont deux éléments incompatibles:
"Je ferai une très mauvaise morte, car une fois dessous, je m'agiterai, je ne penserai qu'à retourner sur la terre et à recommencer".
Mademoiselle, coeur de fer et coeur de feu, ensorcela les artistes les plus infernalement doués de son époque immortelle. Tous, dans son  ardent sillage, ont fait scintiller le début du 20ème siècle; ces étoiles au nom de Satie, Diaghilev, Picasso, Cocteau, Radiguet, illustrent un état d'âme très "Coco Chanel", une curiosité humaniste, un optimisme volcanique, une musique radieuse: le chant d'un monde fantasque dont l'exubérance nous manque souvent...

A bientôt !

Peut-être,vers Anacapri et la villa de l'empereur Tibère, une maison gardée par un sphinx de granit rose.

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
La belle Coco Chanel


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire