mercredi 18 mai 2016

Le comte de Saint-Germain: un mage à Versailles !

Gabrielle de Chavigny, piquante épouse d'un membre du cercle intime de Marie-Antoinette, Jean-Balthazar, comte d'Adhémar, se montra, tout au long des tempêtes révolutionnaires, un solide rocher d'audace et d'optimisme.
Cette femme "moderne" voyait juste, ne s'embarrassait d'aucun préjugé, se piquait d'insolence et gardait bien ancrée sa mordante lucidité.
 Aristocrate sensible, fine et spontanée, la comtesse savait écrire comme un journaliste de talent. Menus faits, ahurissantes péripéties, usages mondains, confidences et révélations, sa verve infatigable s'emparait de tout ce qui arrêtait au passage sa coriace curiosité !
Son terrain de prédilection n'était rien moins que le "pays" le plus inaccessible au monde: la cour de Versailles, baignée de cette douceur de vivre précédant  une chute inéluctable...
Mais entre 1774 et 1782, l'heure était à la magie noire, blanche ou rose.
Les esprits sérieux, les gentilshommes rassis, les doctes ministres englués au sein de l'abîme de la crise économique, les exquises et fantasques marquises, et l'enthousiaste comtesse d'Adhémar bien sûr, avait pour le ténébreux comte de Cagliostro une fascination défiant le plus élémentaire bon sens.
Le grand mage avait un rival en sorcellerie et sciences occultes: un superbe comte de St Germain, maître en récits diaboliques et prophéties angoissantes.
Rester seul en sa compagnie vous faisait grelotter de peur et dresser votre perruque sur votre tête !
La comtesse raffolait de ces émotions la tirant de son assez vide rituel Versaillais, entre affriolants commérages mondains, envols de plumes d'autruche ou supputations sur les flirts incertains de l'infortunée reine.
Le magicien St Germain avait fort bonne mine !
 Depuis l'an 1743, cet immortel bellâtre émoustillait les dames grâce au mystère parfait qui lui faisait une sorte de manteau de cérémonie. Nul n'avait jamais compris de quelle contrée légendaire était arrivé cet homme cousu de pierres précieuses.
Un génial nouveau riche ? Un bandit, détrousseur de diligences, reconverti dans le mensonge de très haut niveau ? Son attrayante allure éloignait les plus noirs soupçons: "sa physionomie hautaine, spirituelle, sagace, frappait au premier abord." Mais, ce n'est pas son seul charme ! Bien avant l'entrée de la curieuse comtesse d'Adhémar dans le cercle intime de Marie-Antoinette, les cœurs battaient pour ce gentilhomme d'aventures dont le regard vous transperçait jusqu'à l'âme...
Privilège des magiciens, l'intéressant séducteur ne vieillit pas !
 Pour preuve, l'ancienne ambassadrice de France à Venise, une comtesse que, nous dit avec sa délicate méchanceté Madame d'Adhémar, "la mort avait oubliée sur la terre", se souvient de lui voilà 50 ans et le juge rajeuni !
Si la mémoire de cette quasi centenaire ne lui joue aucun tour, c'est qu'elle l'entretient à l'aide d'un élixir que ce bizarre comte de Saint -Germain lui avait généreusement offert...
Vrai ou faux ? Comment mettre en doute la parole d'une aussi respectable ambassadrice ?
On  rencontre cet inventeur de potions miraculeuses dans l'endroit le plus fermé de Versailles: les "petits appartements" servant de citadelle privée au roi Louis XV. En réalité, on se heurte sans cesse à sa trop élégante personne  parlant toutes les langues des nations civilisées et bredouillant les dialectes des purs sauvages.
On le dit agent secret, ou diplomate sans le titre... Sa réputation sulfureuse se forge au jour le jour grâce à de troublantes anecdotes et une fort singulière occupation:
Monsieur de Saint-Germain change l'argent en or !
Madame d'Adhémar tient cette surprenante révélation de son premier époux, l'honnête marquis de Valbelle. De ses yeux grands ouverts, ce brave gentilhomme assista vers 1768 à la transformation d'une humble pièce d'argent en écu d'or pur dans l'atelier de ce diable de Saint-Germain !
Hallucination ? Que non pas !
 Le marquis le jura sur ses ancêtres ! Sa veuve, après s'être remariée au comte d'Adhémar, eut à cœur de conserver cet héritage, la monnaie d'un sorcier. A la veille de la révolution, hélas, l'écu ensorcelé fila vivre une seconde ou troisième vie dans la poche d'un vulgaire voleur.
Autre incongruité, le comte de Saint-Germain présente souvent à son public d'aristocrates,étourdis de stupéfaction comme des enfants invités au cirque, son dévoué valet de chambre, le fidèle Roger. Ce brave domestique ne paye certainement pas de mine. Toutefois, au lieu d'être parfaitement invisible à l'instar de ses semblables c'est la coqueluche de la cour, ce Mr Roger ! On lui donne même un surnom incompréhensible aux nouveaux venus: "les cinq cents ans ".
Pour quelle étrange raison ?
Tout simplement pour avoir rappelé à son maître qui le suppliait de suppléer à une défaillance de sa mémoire, cette vérité d'une exaltante extravagance:
"Monsieur le comte oublie qu'il n'y a que cinq cents ans que je suis avec lui, je n'ai donc pu assister à cette aventure; ce doit être mon prédécesseur."
Ciel ! De quelles brumes antiques sort donc ce comte de légende ? En tout cas, si le passé était son domaine favori, le futur ne lui échappe nullement. Monsieur de Saint-Germain ajoute à ses talents de passionnant conteur d'affreuses histoires de fantômes, la faculté de jauger les drames peuplant l'avenir.
Inquiet car , dés 1774 le spectacle  des jours prochains l'afflige grandement, de retour à Versailles au bout de huit années de voyage, sur la lune ou en ce genre de région inconnue, il demande à la comtesse d'Adhémar de lui obtenir une entrevue confidentielle avec la reine.
Le destin de la monarchie en dépend ! Madame d'Adhémar tient le sort de sa reine adorée entre ses mains ! Face à une injonction aussi péremptoire, la comtesse est prête à se jeter aux pieds de Marie-Antoinette.
Son trouble est extrême, elle a encore en tête les paroles de Monsieur de Saint-Germain: "Ce règne sera funeste. Il se forme une conspiration gigantesque qui n'a pas encore de chef visible, mais il paraîtra avant peu. On ne tend rien moins qu'à renverser ce qui existe, sauf à le reconstruire sur un nouveau plan. On en veut à la famille royale, au clergé, à la noblesse, à la magistrature.
Cependant, il est encore temps de déjouer l'intrigue; plus tard ce serait impossible. Le roi de France n'a pas un instant à perdre."
Afin d'épargner toute angoisse inutile à sa reine, la comtesse a proposé une audience avec le ministre tout puissant, le comte de Maurepas. Sèchement, saint-Germain a refusé: ce ministre précipitera la ruine du pays, essayer de le convaincre serait ridicule et néfaste. C'est la reine qui seule sera capable d'influencer le roi. La-dessus, Saint-Germain a eu l'audace de préciser qu'il allait quitter la France pour un bon siècle ! la comtesse d'Adhémar ne sait franchement plus si elle a affaire à un fou ou à un fin diplomate. "L'homme des miracles" s'impose, argumente, la comtesse se croit soudain investie d'une mission sacrée.
Elle se précipite à Versailles, se fait introduire auprès de la reine et, livide, oppressée,
ose expliquer sans ambages à sa souveraine qui lui demande ce qu'elle souhaite: "Peu de choses, je n'aspire qu'à sauver la monarchie. "La reine la regarde avec l'immense étonnement que l'on devine !
"Expliquez-vous!" dit-elle à cette dame frappée de délire...
La comtesse essaie de se calmer et s'explique ! La reine ne relâche pas son attention. Cette étrange conversation se chuchote dans ce qui deviendra, au fil des ans, un des ravissants boudoirs de Sa Majesté; ses cabinets intérieurs  étincelleront sous les soieries bleus d'une poésie si gracieuse qu'aujourd'hui encore nous ne pouvons qu'éprouver de l'admiration et de la sympathie envers son aimable créatrice. Mais, au début du règne des trop jeunes souverains, cette pièce privée, le Cabinet doré, respire déjà l'harmonie  d'une femme raffinée. Comment, ainsi protégée, croire aux tempêtes, aux catastrophes, aux fins de monde ?
La reine, de façon inattendue, ne se moque pas de cette comtesse bouleversée. Au contraire, la voici qui révèle la teneur d'une lettre juste lue:
"C'est étrange, hier j'ai reçu une lettre de mon mystérieux correspondant;
(Un conseiller anonyme qui se permettait de donner des avis de haute politique à la frivole et impatiente Marie-Antoinette sous couvert du secret absolu: son identité n'a jamais été découverte !):
il me prévient qu'on me fera avant peu une communication importante, et que je dois m'en occuper sérieusement sous peine des plus grands malheurs."
Perplexe, Marie-Antoinette accepte d'écouter ce comte envoyé par on ne sait quelle puissance occulte ! Déguisé en laquais portant la livrée de Madame d'Adhémar, l'ambassadeur des ombres parle sans détours, le feu roi l'honorait de sa confiance, la jeune reine doit suivre ce noble exemple car l'heure est grave.
Le comte accuse carrément le duc d'Orléans, bientôt choisi comme chef du parti des encyclopédistes, ces intellectuels rebelles rejetant le principe de la monarchie; l'orateur a ce mot prémonitoire à propos du cousin du roi:
"on lui proposera la couronne de France et l'échafaud lui tiendra lieu de trône. Mais, avant ce jour de justice, que de cruautés, que de forfaits ! Les méchants saisiront le pouvoir de leurs mains ensanglantés, ils aboliront la religion catholique, la noblesse, la magistrature... Il ne restera qu'une république avide dont le sceptre sera la hache du bourreau."
La comtesse pousse des cris, la reine tremble, puis se reprend. Le comte est congédié avec une certaine froideur. Toutefois, son discours assaisonné de franchise terrifiante hante assez Marie-Antoinette pour qu'elle s'en ouvre au roi. Celui-ci réagit en homme plein de bon sens paysan: qu'est-ce que ce Saint-Germain immortel, cet "étranger" prophète  des pires malheurs jamais supportés par la France ? Un affabulateur ?  Ou un diplomate avisé ? On va le mettre à l'épreuve !
C 'est décidé, le roi ira quérir l'avis de ce Ministre Maurepas tant méprisé par Saint-Germain; s'il affirme que ce conseiller du feu roi est digne d'être entendu par son successeur, alors, pourquoi ne pas prêter une attention courtoise à ses prémonitions effrayantes ?
Or, le ministre de Maurepas n'a aucune envie de recevoir de leçons politiques de la part d'une espèce de fantôme. La Bastille ! La Bastille, voilà une excellente demeure pour les troubles-fêtes !
Mais, le comte de Saint-Germain voit tout, entend tout et se glisse entre les murs; surgissant par surprise devant ce ministre qui veut le jeter au fond d'un cachot, il  s'avance, impavide comme un dieu vengeur, avant de réduire à néant la sotte arrogance du favori du roi en quelques phrases hautaines:
"En vous opposant à ce que je voie  le monarque, c'est perdre la monarchie, car je n'ai qu'un temps limité à donner à la France et, ce temps passé, on ne me reverra ici qu'après la descente au tombeau de trois générations consécutives... N'attendez nul hommage de la postérité; ministre frivole et incapable, on vous rangera parmi ceux qui perdent les empires."
Sur ce, le comte de Saint-Germain s'évanouit dans la nature...
En 2016, peut-être renaîtra-t-il ?
Sous un autre nom, mais toujours doté de son physique de jeune quadragénaire né il y
a des siècles ! Et prêt à sauver, envers et contre les esprits rétifs, un monde s'écroulant comme un château de sable... Qui sait ?
Personne à la cour  de Versailles, n'a eu l'intelligence d'ajouter foi à son effarante plaidoirie...
Que se serait-il passé si le roi avait daigné l'entendre ?
A côté de ce Saint-Germain parcourant les allées des mondes visibles et invisibles, le prétendu comte de Cagliostro paraît bien insignifiant !
Et pourtant, il fit sensation ! Les esprits les plus éclairés se battaient en 1778 afin de participer à ses "soupers des morts "... Une magnifique invention mondaine attirant la "crème brûlé "de l'au delà"aux agapes des princes. Quel organisateur de brillantes soirées aurait cette singulière audace en notre début du XXIéme siècle ?
Le duc de Noailles avoue à la comtesse qu'il a succombé à la tentation...
En un soir de juin 1782, au moment où le soleil s'en va dans un ciel d'or et de pourpre, fuyant la chaleur amassée sur les pelouses d'un parc débordant de roses "cuisses de nymphe" dont les suaves et voluptueuses fragrances éveillent les sens les plus froids, sept convives de haut rang s'assoient autour d'une table dressée pour treize... Sous l'égide de leur hôte, le prince Louis de Rohan, ces nobles personnages arborent une physionomie altière, une réserve hiératique.
Cagliostro entre, toute l'assemblée sursaute et frissonne ! Ces puissants seigneurs redouteraient-ils un charlatan italien ? "Son air grave, ses manières solennelles" annoncent un mage sûr de ses sorcelleries et enchantements. Voici donc ce Merlin de l'ancien-régime écrivant d'une plume trempée de sang, sur un parchemin vierge, les fameux noms des invités du royaume des morts. Sont ainsi priés au festin les estimables Jeanne D'Arc, César, Cicéron, Catilina le cardinal du Perron (homme ayant joué un rôle essentiel dans la conversion du  roi Henri IV) et le grand connétable Anne de Montmorency.
Cela est charmant, toutefois, ces visiteurs hétéroclites quitteront-ils sans peine leur séjour éternel afin de goûter aux plats délicieux qui fument en vain ? L'appétit manque en effet aux convives de ce bas-monde ! Les domestiques sont poliment mis à la porte. L'attente commence, elle ne dure guère: Jeanne d'Arc fait son entrée !:
"Sa taille était ordinaire, sa figure ronde, colorée, ses yeux resplendissaient. Nous remarquâmes sur sa cotte de maille l'écusson d'azur qu'elle reçut de Charles VII. "
Médusés, les seigneurs en oublient de se poser certaines questions ! D'ailleurs, la  spectrale comédie continue: voici César "à l'air simple et grave", Cicéron portant à son cou la marque horrible de l'épée lui ayant tranché la tête, Catilina, dont Cagliostro réprime la colère en étendant, comme il se doit, sa baguette de magicien, enfin, le cardinal, et le connétable !
L'atmosphère un peu tendue s'apaise au point d'n être lassante: les spectateurs flottent entre deux mondes et perdent confiance en ces bêtises...
Cagliostro intervient en ordonnant à ces fantômes fort bien élevés de regagner leurs nouveaux domaines. Catastrophe ! Catilina se rebelle ! Pire: il lance à la figure du narrateur qu'il périra de la main du bourreau... Le pauvre maréchal-duc de Noailles sent un courant glacé descendre le long de son dos. Le souper se poursuit dans un silence morose...
Et personne ne trouve la force de terminer son assiette !
Cagliostro avait-il inventé la mort atroce du duc de Noailles ? Ou, moins illusionniste qu'il n'semblait, avait-il vu la guillotine à l'oeuvre ? Imposteur ou mage ? Espion, agitateur ou prophète mal- compris, cet italien à la belle prestance et aux  actions confuses ?
Il est trop tard pour le savoir.
C'est  un des fantasques romans inachevés de cette société moribonde s'abandonnant à son exquise décadence.
Madame d'Adhémar pétille en répandant le suc doux-amer de ses innombrables confidences, composant de vraies ou fausses "mémoires ", selon le jugement de ses lecteurs.
Journal cocasse, parfois extravagant, souvent haletant, sans cesse éblouissant; récit  tour à tour, enjoué, généreux et exalté, le turbulent livre de souvenirs vécus, ou arrangés en toute bonne foi et grande élégance, de Gabrielle d'Adhémar,  se lit comme il a été écrit: avec passion !

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse






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