lundi 13 juin 2016

Juliette Récamier et Chateaubriand: l'art d'aimer un égoïste

"Mon dernier rêve sera pour vous", c'est le titre ensorcelant de la biographie de Chateaubriand par "l'immortel" Jean d'Ormesson.
Or, ce serment exquis, le vicomte de Chateaubriand, ambassadeur, ministre, temple romantique à lui tout seul, n'a cessé de le suggérer aux tendres oreilles d'une guirlande de femmes charmantes. La plus distinguée de cette collection, Pauline de Beaumont, malade et condamnée par les médecins, eût la délicatesse d'expirer à Rome dans les bras de l'incorrigible amant.
L'infortunée s'assura du coup l'impossible fidélité d'un séducteur qui pouvait l'adorer sans aucune pénible obligation terrestre...
Chateaubriand aimait à la folie ce goût du malheur qui le poursuivait depuis sa mélancolique enfance. Madame de Beaumont était entrée au ciel de ses chimères, elle ne le dérangerait plus.
C'était assez pour en garder le souvenir sacré !
Mais le  vicomte n'allait pas se contenter d'une amante -fantôme.
Les femmes l'aimaient, il se laissait aimer avec un délicieux égoïsme titillant les sentiments déjà exacerbés de ses malheureuses. Un soir de printemps, toutefois, le 18 mai 1817, ce vagabond de l'amour entra dans un port inconnu.
A plus de quarante huit ans, Monsieur de Chateaubriand éprouva un indéfinissable vague à l'âme, un tiraillement du cœur, un souffle de tendresse, un brin d'émotion,  une intuition singulière qu'il ne put, lui l'habitué des passions extraordinaires, déchiffrer sur le moment.
Une grande dame de Genève, sans le savoir, venait de réunir devant son lit de mort, les deux héros de la plus incompréhensible histoire du XIXe.
Mourante, Madame de Staël, fille du ministre tant controversé de Louis XVI, Necker, avait, dans un esprit de crânerie sublime convié ses amis proches à un dîner d'adieu avant de descendre en la vallée où coule le Styx.
Placée à côté de Chateaubriand, blanche à l'instar de sa robe, Madame Récamier, gracieuse égérie du petit cercle d'artistes et d'écrivains inondés par les bienfaits de cette Suisse mécène prodiguant la plus généreuse des hospitalités dans son château de Coppet, sur les rives du lac Léman, était en proie à une obscure rêverie.
Pour la première fois de sa vie de tempêtes, le vicomte éprouva la désagréable certitude d'être une sorte de fantôme insignifiant.Une pareille hérésie aurait pu le rendre tranchant, arrogant et irrité à un point excédant l'imagination ...
Mais, un dieu surgi des mythes grecs rodait en ces beaux salons endeuillés et ce fut exactement l'inverse qui eut la malice de se réaliser. François-René allait, sans le vouloir, devenir en un battement de coeur l'unique être vivant méritant d'exister sur cette Terre  pour son exquise et taciturne voisine de table.
Pire: il fut très près d'éprouver ce même coup de folie !
Que se passa-t-il en ce dîner de deuil annoncé ?
La chose la plus incroyable et la plus banale : un arrêt hors du temps, un sortilège, un envoûtement.
Un saut dans l'absurde: la malédiction de Madame de La Fayette, mauvaise fée de "La princesse de Clèves et du duc de Nemours", foudroyant deux êtres qui n'avaient finalement aucune raison de s'aimer.
Or, l'amour est sans raison ou il n'est pas !
Au moment précis où leur amie expirait, le regard embrumé de larmes de la ravissante Juliette, adolescente de quarante printemps, croisa les yeux sombres de François-René de Chateaubriand, enchanteur craignant par dessus-tout d'être à son tour "enchanté".
La malice hasardeuse du coup de foudre frappa avec délectation ces mondains qui croyaient avoir déjà épuisé réserves de jeunesse et emportements sentimentaux.
Conte de fées ou sublime embrouillaminis ?
L'écrivain nous confie en son style bruissant ainsi qu'une brise vespérale:
"Je tournai la tête, je levai les yeux et je vis mon ange gardien debout à ma droite. Je craindrai de profaner aujourd'hui par la bouche de mes années un sentiment qui conserve dans ma mémoire toute se jeunesse et dont le charme s'accroît à mesure que ma vie se retire."
Ces mots tombent en gouttes bleues, leur pure musique nous fascine; hélas, le chemin fut long avant que le vicomte ne parvienne à goûter cette plénitude harmonieuse.
 Long surtout pour la patiente Juliette, souvent martyre du séducteur le plus en vue de son temps.
La divine  belle personne, en dépit d'un caractère attaché à la paix, rendit parfois la monnaie de sa pièce à cet immense écrivain qui avait fait de la neurasthénie un ensorcelant art de vivre au gré de ses orageuses lamentations.
Juliette se rebella sans perdre son élégance et aussi, il faut l'avouer, son sens d'une coquetterie maladive. La très délicate Madame Récamier avait un défaut assez encombrant: sa volonté naïve de plaire à tout prix  depuis sa prime jeunesse .
Même un réverbère se devait de l'admirer !
Les hommages sincères et répétés, les aveux, les tourments d'honorables galants (dont l'écrivain suisse Benjamin Constant et le prince Auguste de Prusse) tous deux proches de Madame de Staël, lui permettaient de respirer  à son aise.
Ne pas avancer entourée de soupirants l'aurait menée au tombeau plus vite qu'une crise cardiaque.
De son côté, Chateaubriand adorait souffrir des douleurs qu'il s'ingéniait à susciter par son égocentrisme puissant et sa manie d'absolue.
En résumé, c'était un couple invivable qui ne commit jamais l'erreur de vivre ensemble.
La légende enleva ces amants mûrissants bien plus haut que la réalité souvent tissée de ruptures hautaines, trahisons élégantes, bouderies à Rome, retrouvailles ferventes et incompréhensibles à Paris.
Pourtant ils sont entrés dans la nuit étoilée des amours littéraires !
Et ce fut Juliette Récamier qui recueillit l'ultime soupir de Chateaubriand, l'émanation de son dernier rêve...
L'ironique complice Jean d'Ormesson mêle sa voix à celle plus grave d'André Maurois ("René ou la vie de Chateaubriand") afin de nous raconter les fougueuses errances de ces amours mille fois perdues et retrouvées.
Elles ont commencé par choquer et attrister épouse et "belles amies " en titre.
La duchesse de Duras, "soeur honoraire" à défaut d'avoir les privilèges d'une amante, et la vicomtesse de Chateaubriand, épouse négligée et quantité négligeable, unirent leurs doléances...
Mais, rien n'empêcha le vicomte de continuer sa cour empressée à la mystérieuse Juliette invariablement vêtue de blanc. Une statue aux formes antiques qui se terrait chez elle, dans son minuscule logis de l'Abbaye-aux Bois.
Ruinée sans regretter son ancienne opulence, séparée d'un mari bien plus âgé, qui ne la connaissait guère et ne l'avait guère "connue", la discrète Madame Récamier  recevait les esprits éminemment cultivés en son salon aussi fermé qu'un club anglais.
Elle savait également y contenir par son angélique amitié les déclarations de ses admirateurs de la très bonne noblesse; en particulier Mathieu de Montmorency, jaloux et furibond des avances du grand écrivain que l'on payait de retour semblait-il...
Alors qu'il avait tant souffert lui-même des caprices de cette étrange créature affectant d'aimer de loin... souci d'élégance absolue oblige !
L'idéaliste Juliette descendit de sa tour d'ivoire afin de combler le seul homme qui justement était incapable de se contenter d'une unique amante.
Paradoxe affreux qui scanda de ruptures ou de rancune un lien si bizarre qu'il ne rompit jamais.
A l'automne 1817, déçu par la Restauration autant qu'il l'avait été de l'Empire, Chateaubriand ne jouait aucun rôle politique.
Libre, excédé par la  classe politique entière, il se consacra à sa conquête.
Madame Récamier, fière citadelle invulnérable aux yeux de leur petit univers, ne résista que l'espace d'un matin à cet éternel jeune homme qui eût l'audace de l'enlever corps et âme sous les ramures du parc de Chantilly.
Ce mot chatoyant de Chantilly résonna au gré de leurs bourrasques à la façon d'un refrain apaisant. Comment oublier Chantilly et les soupirs cachés, les premiers serments, l'abandon parmi les appels fantasques des oiseaux nocturnes ?
Chateaubriand ne cessa de citer ce jardin où dort pour toujours le souvenir d'une étreinte; folie au delà du bien et du mal qui scella leur lien tourmenté:
"N'oubliez pas la forêt de Chantilly" disait-il, et Juliette retrouvait l'espoir d'un prochain bonheur...
Puis vinrent les rites, (chaque couple n'a-t-il à cœur d'en inventer ?) ceux du vicomte et de Madame Récamier furent de se donner des rendez-vous à L'Abbaye-aux-Bois, aux portes de Paris.
Comme cela ne pouvait suffire à nourrir le vide passager de l'absence, ils se rejoignirent en griffonnant des "billets " rapides, exhalant le parfum d'une passion si naturellement sincère que le temps n'en altère pas la flamme claire.
Il faudrait être fabriqué de fer et de bronze pour ne pas tressaillir en lisant ces phrases ardentes tracées par une Juliette éperdue, le 20 mars 1819,  à trois heures de l'après-midi, d'une main tremblante, la main d'une amoureuse qui ne s'appartient plus:
 "Il ne dépend plus de moi, ni de vous, ni de personne, de m'empêcher de vous aimer; mon amour, ma vie, mon cœur, tout est à vous."
François-René abdique, à l'ébahissement de tous, son incommensurable égoïsme et cette inaltérable faculté d'amasser les conquêtes féminines.
C'est momentané, mais il se convainc sans peine de sa neuve situation de chevalier épris d'une seule reine;
"Ne vous désolez pas, mon bel ange. Je vous aime, je vous aimerai toujours je ne changerai jamais.
Je vous écrirai; je reviendrai vite et quand vous l'ordonnerez."
Le vicomte se ment à lui-même, Juliette n'est nullement dupe de sa folie amoureuse, mais ils feignent tous deux d''ignorer les orages qui ne manqueront guère d'éclater.
Monsieur de Chateaubriand caresse le dessein de devenir ambassadeur à Londres, la politique, son démon acariâtre lui réservant d'injustes ou favorables secousses, ne l'éloigne pas de Juliette.
Ses visites à sa douce amante logée dans une chambre pareille à une cellule de nonne, se déroulent selon un protocole amoureux les élevant au rang d'oeuvre d'art:
"La chambre à coucher était ornée d'une bibliothèque, d'une harpe, d'un piano, du portrait de Madame de Staël et d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fenêtres étaient des pots de fleurs. Quand tout essoufflé, après avoir grimpé trois étages, j'entrai dans la cellule, à l'approche du soir, j'étais ravi.
La plongée des fenêtres était sur le jardin de l'Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires.
La cime d'un acacia arrivait à la hauteur de l’œil; des clochers pointus coupaient le ciel et l'on apercevait à l'horizon les collines de Sèvres.
Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano; l'angélus tintait; les sons de la cloche, qui semblait pleurer le jour qui se mourait se mêlaient aux derniers accents de l'invocation à la nuit de Roméo et Juliette.
Quelques oiseaux venaient se coucher dans las jalousies relevées de la fenêtre.
Je rejoignais le silence et la solitude, par dessus le tumulte et le bruit d'une grande cité.
Dieu, en me donnant ces heures de paix me dédommageait de mes heures de trouble."
Toutefois, la vie mouvementée du conteur flirtant avec l'ambition d'un homme épris de gloire brisa ce mélodieux accord.
Ambassadeur et infiniment fier de l'être à Londres, une revanche éclatante sur son passé de jeune émigré souffrant d'une violente misère, le vicomte mena grand train; le fringant quinquagénaire en profita, entre deux négociations sérieuses, pour ravager, avec une magnifique conscience professionnelle, les rangs des belles et remarquables anglaises que sa haute situation ravissait.
Trente années s'étaient englouties dans l'océan du regret, Londres était aux pieds de l'ancien rescapé de la guillotine.
Il revit son ancien amour, l'exquise Charlotte Ives, et l'outragea profondément de sa condescendance bienveillante. Le présent seul se devait de bruire.
Bientôt Madame Récamier osa quelques tristes allusions épistolaires qui déclenchèrent l'ire exaspérée du très puissant diplomate:
"Vous mériteriez bien une légère infidélité, j'ai vu un temps où vous vouliez savoir si j'avais des maîtresses et où vous paraissiez ne vous en soucier."
Le style d'un homme qui n'a aucune envie de rendre des comptes afflige par sa banalité, même quand il s'agit de l'Enchanteur des Lettres Françaises.
 Mais, l'épouse de Chateaubriand et la duchesse de Duras, pauvre femme sacrée une bonne fois pour toutes, à son immense désespoir, "meilleure amie" de l'écrivain, recevaient bien pire !
Or, en Angleterre le glorieux ambassadeur se souciait de l'Espagne, pays en proie aux convulsions d'une guerre civile mettant en péril le roi Ferdinand VII.
On était encore dans "l'Europe des congrès",cette fois, c'était à Vérone, la cité de Roméo et Juliette, que devait se décider le sort du monarque espagnol menacé par les Cortès insurgés.
L'Europe volerait-elle à son secours ?
Chateaubriand se retrouva donc dans la ville italienne  accompagnée de Madame Récamier.
 Il brilla de mille feux et ne craignit pas de l'annoncer:
 "Je quitterai Vérone laissant la réputation d'un homme capable et à craindre."
 Cette conviction vaniteuse se vérifia. Et, la récompense ne tarda guère: le vicomte accéda au poste envié de ministre des Affaires Etrangères.
Il planait dans le ciel diplomatique, pour lui l'antichambre du paradis;
 pour Madame Récamier, c'était, au contraire, l'antichambre du purgatoire sentimental...
L'exercice du pouvoir est un mirage des plus fascinants: le nouveau ministre, fort occupé à rétablir le roi d'Espagne sur son trône, fut très vite l'objet de flatteuses entreprises de séduction.
La plus volcanique des aristocrates de la cour, une blonde Circé répondant au nom sonore de Cordélia de Castellane tendit ses ravissants rets et le ministre se fit une joie de s'y précipiter.
La suave Juliette déjà pour l'époque d'âge mûr en dépit de son charma élégant, ne pouvait lutter contre cette  très jeune femme à l'allure de reine des neiges avec son teint d'opale, son regard bleu vif et  surtout ses manières de jolie créature ravie de son ascendant sur les hommes en général ... et le vicomte de Chateaubriand en particulier !
Le ministre en devint complètement fou!
De toutes ses belles amantes, Cordélia est la seule qu'il tutoie, à laquelle il invente des mots délirants, des déclarations de jeune homme qui soudain découvre le sentiment dans sa splendeur adolescente. Juliette oppose à sa rivale ses armes favorites: douceur et silence...
Puis, se lasse, car le vicomte se rend ridicule !
Au point de confondre de surprise un jeune diplomate venant lui apprendre  une nouvelle fraîche affermissant la prise du Trocadéro: ce bastion des Cortés tombé grâce aux français le 31 août 1823. Cette fois, c'est Cadix s'écrie le charmant attaché, c'est Cadix qui se rend !
 Mais le ministre semble lointain...
Que se passe-t-il ?
C'est que cette victoire française du 4 octobre 1823 oblige le vicomte à se priver d'une nuit entre les bras de Cordélia:
 "Tu vois mon malheur", écrit-il sauvagement;
 et son style s'emporte comme la marée montant vers les remparts de son Saint-Malo adoré:
"Que m'importe le monde sans toi ? Tu es venue me ravir jusqu'au plaisir de cette guerre que j'avais seul déterminée et dont la gloire me trouvait sensible. Aujourd'hui, tout a disparu à mes yeux, hors toi. C'est toi que je vois partout, que je cherche partout."
C'en est trop pour Juliette !
Elle se doute de tout, comprend tout et, accablée sans le dire, prend le parti de s'échapper en Italie.sur un coup de tête, elle décide de fuir à Rome.
Sans explications, sans scène, sans pleurs, et presque sans lettres. mais pas sans admirateurs.
Ses habituels soupirants l'escorteront!
Son ex-amant accepte son pittoresque exil et la rupture qui en découle.
Cordélia l'obsède, tant pis pour Juliette. L'une est jeune, l'autre a des cheveux mêlés de blanc, tout est dit.
Pourtant, le grand séducteur est vexé, et ne se l'avoue pas.
 Le voici  tentant une trêve au sein de la discorde:
 "Ce voyage est très inutile. Si vous partez, vous reviendrez au moins promptement."
En réalité, Juliette Récamier ne reviendra à Paris et à François-René de Chateaubriand qu'au bout de deux interminables années d'errance italienne et d'ennui mélancolique...
En deux ans, Chateaubriand a subi les griffes de la "Fortune", qui, dit Machiavel, "est chatte et vous griffe après vous avoir caressé". Il n'est plus ministre depuis le 6 juin 1824.
Son rival invétéré, Villèle, le premier ministre de Louis XVIII a réussi à le faire destituer: la lettre fatale lui apprenant sa chute le rejoint  au moment où il croit être à l'apogée de son influence politique; un lumineux matin de la Pentecôte, les fées mauvaises sabrent son mérite éclatant.
 Il a beau traiter sa dégringolade en incident mineur, le vicomte est cruellement atteint; et aussi fort appauvri...
Cordélia, en maîtresse ingrate, l'a abandonné. Aussi envoie-t-il, enfin, envoie encore quelques lettres agacés à Juliette.
La voyageuse, adulée à Rome malgré ses cinquante ans, irrémédiablement attirante, consolée et choyée par la gent masculine la plus prestigieuse, n'écrit plus, ou peu.
Pourtant son périple italien, de Naples à Venise, la ramène en France.
Se languit-elle  de Chateaubriand ?
Bien mieux: ayant appris ses infortunes, elle revient vers lui.
Toutefois, la crainte affreuse d'être rejetée par ce collectionneur invétéré noircit son retour,  et l'amante fidèle se hâte lentement.
La voici, au printemps 1825, aux portes de Paris...
Aime-elle encore cet amant qui la regrette peut-être ?
L'âme humaine est mouvante, certaine et incertaine, les cœurs ont d'étranges abysses inconnus aux esprits privés de passion.
Juliette s'interroge, hésite, et finit par écrire sans y croire à François-René.
Répondra-t-il ?
Son amour-propre passera-t-il avant les braises de l'amour étouffé depuis  plus de deux ans ?
Il faut croire aux miracles parfois .
La réponse de Chateaubriand à la lettre de Juliette c'est lui !
Le mardi 31 mai 1825, il se rend au rendez-vous de cette amante à la fois fidèle et capricieuse qu'il ne peut oublier.
Juliette, émue à s'évanouir, guette son pas faisant crisser les marches montant à sa chambre ensoleillée de l'Abbaye-aux-Bois.
Deux ans, voici deux ans qu'ils sont absents l'un de l'autre, pourvu que ne fusent nuls reproches mesquins, nulle parole hautaine, nulle flèche injuste, ce ne doit pas être une stérile et vulgaire confrontation.
C'est une aimable invitation, d'ailleurs le thé en usage chez les gens bien élevés sert de prétexte charmant; deux êtres qui se sont adorés se revoient dans le vacarme des oiseaux et les reflets d'ailes sur les murs.
La nièce de Juliette a laissé un tendre récit de ces retrouvailles; mais Jean d'Ormesson semble y avoir assisté, caché on ne sait dans quel recoin:
"Ils se jettent, sans un mot, dans les bras l'un de l'autre.
Et puis ils se dégagent, ils se regardent longuement.
René regarde Juliette: elle a beaucoup de cheveux blancs. Juliette regarde René: il a beaucoup de rides. Mais ils sentent leur cœur qui se remet comme jadis à battre à l'unisson. Ils n'ont pas besoin de parler: ils se sont déjà retrouvés.
Dix-huit mois de défiance, de jalousies, de mensonges, de chagrin s'abolissent d'un seul coup."
Juliette et François-René reverdissent !
Heureuse fin ?
Ce serait trop facile !
La ronde des amantes, les houles perpétuelles du destin reprennent leur cours.
Chateaubriand, l'homme des sublimes pamphlets, l'homme de la phrase harmonieuse, précise,limpide, retentissante comme la mer, reste un génie littéraire sujet aux emballements voluptueux.
Ce ne sera qu'à l'aube de ses 65 ans et des 57 de Juliette, (à la beauté à peine effleurée par le temps)   un soir d'automne 1832, que l'incorrigible séducteur, touché par un envoûtement imprévu, lors d'un pèlerinage sur la tombe de Madame de Staël, au bord du lac Léman, confie à une page blanche ce poème en prose éclairé d'un rayon de lune:
"Maintenant, en écrivant cette page à minuit, tandis que tout repose autour de moi et qu'à travers une fenêtre je vois briller quelques étoiles sur les Alpes, il me semble que tout ce que j'ai aimé, je l'ai aimé dans Juliette, qu'elle était la source cachée de toutes mes tendresses, qu'amours véritables ou folies, ce n'était qu'elle que j'aimais."
Plus tard encore, Juliette refusera d'épouser Chateaubriand veuf de son épouse Céleste (pour laquelle il éprouvait une vague affection).
Les deux amants légendaires se virent chaque jour, et chacun de leurs rendez-vous fut une oeuvre d'art...
Jusqu'à la mort de François-René en 1848. Inconsolable, Juliette le rejoignit vite au Ciel des amours incompréhensibles et sincères.
Chateaubriand nous a donné "Les mémoires d'outre-tombe", Juliette l'exemple pur et tendre d'un attachement proche de la dévotion.
Qui peut être assez fou pour donner son coeur en échange de si peu ?
François-René  était en vérité assez souvent prisonnier de son amour-propre. L'adoration de Juliette venait-t-elle d'une imagination exacerbée ou d'une envie irrésistible d'aimer un "grand homme"?
Ces interrogations sont finalement absurdes, Juliette était incapable de ne pas aimer "l'enchanteur".
C'est si simple et si étrange et c'est la clef des amours impossibles ou insolites.
Il faut relire Chateaubriand, cet égoïste de génie qui fut aimé de façon absolue par une femme exquise et séduit par une armée d'admiratrices excitées .
Magicien du cœur humain, musicien des mots, mortel amoureux d'une étoile ou d'une sylphide, gouverneur des nostalgies et chantre des émotions éternelles.
Sa voix réveille les harmonies cachées et sa simplicité mélodieuse ranime nos amours...
Laissez-vous enlever ! et n'oubliez pas Juliette, musicale présence veillant depuis l'autre monde sur son amant libéré de ses orageuses contradictions terrestres...

A bientôt !
 Nathalie-Alix de La Panouse
Juliette Récamier par François Gérard :
un merveilleux portrait
 de la plus charmante, la plus mélancolique,
 et la plus étrangement fidèle des amantes de François-René de Chateaubriand

Château de St Michel de Lanès



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