lundi 27 juin 2016

Contes du vieux château: Retour à Ithaque : Ulysse et le sourire de Pénélope

Le jour où, il y a environ trente siècles, le roi d'Ithaque entra dans son palais, seuls les humbles parmi les humbles reconnurent, sous les haillons du vagabond, le superbe Ulysse, maître de l'Île, époux de la sage et fidèle Pénélope.
Qui se souvenait d'Ulysse ? Marin perdu sur la mer mauvaise, guerrier parti voici vingt interminables années assiéger les murailles épaisses de Troie, héros englouti par sa propre légende; homme enfin, tout simplement revenu mendier un peu d'amour dans sa maison.
La veille, Ulysse lui-même ne savait plus très bien qui il était et, surtout, où il venait d'accoster.
Son ultime escale, la plus touchante, sur la bienheureuse île du noble peuple des Phéaciens, avait encore attisé son invincible désir d'étreindre son épouse, peut-être toute fanée par le chagrin de l'attente et d'embrasser son fils métamorphosé en jeune homme, alors qu'il gardait de lui l'image d'un bel enfant. Les Phéaciens avaient fait le serment de ramener le roi d'Ithaque à bon port. En une seule nuit d'intense navigation sur leur bateau excessivement rapide, ces marins prodigieux accomplirent cette incroyable prouesse !
 A l'aube, Ulysse s'éveilla, entouré de présents et trésors sur une grève qu'il crut être sauvage. Au lieu d'exulter, il se lamenta bruyamment tant était vive sa déception.
Mais ce protégé de Zeus et plus encore de sa fille Athéna, la déesse de la raison qui ne cachait pas son faible envers cet Ulysse aux mille ruses, n'était qu'au début de ses surprises.
Athéna s'ingénia par prudence à cacher la réalité aux yeux du roi horrifié; elle l'écouta avec patience s'écrier: "Quel est donc ce pays ? hélas ! chez quels mortels suis-je enfin revenu ?"
Puis, elle intervint sans façon, sous les "traits d'un jeune pâtre qui serait fils de roi".
"Es-tu fol, étranger, ou viens-tu de si loin ?" commence-t-elle; et de poursuivre en détaillant les beautés d'une île de rochers," bonne pour les chèvres, riche en bois et aux trous d'eaux remplis": Ithaque !
Ulysse en est tout secoué de joie ! Athéna décide d'en finir avec sa comédie et reprend sa forme humaine habituelle, celle d'une grande et belle femme au regard très vert.
Ulysse tombe à ses genoux: la déesse ne l'abandonnera jamais ! Mais qu'en est-il de son épouse Pénélope ?
Athéna lui révèle le sort pitoyable de la reine: "Sache qu'en ton manoir, elle passe les nuits dans l'éternelle angoisse, et les jours à pleurer." Ulysse est rassuré ! Va-t-il pour autant courir au palais et serrer Pénélope dans ses bras comme tout bon époux qui se respecte ?
Certainement pas ! La ruse et la réflexion d'abord ! Le royaume d'Ithaque part en lambeaux, la reconquête s'impose.
L'émotion attendra, place à l'action et bien sûr aux stratagèmes intelligents.
Le palais grouille d'odieux princes fainéants, les cupides seigneurs voisins amassés là dans l'attente du remariage de la reine Pénélope. La vertueuse femme a bien besoin d'aide ! Athéna promet celle du fils d'Ulysse, le raisonnable Télémaque parti interroger le roi Ménélas à Sparte. La déesse ne craint pas de se montrer aussi efficace qu'une vraie mortelle: à l'instar d'une dévouée ménagère grecque,
la voici profitant d'une grotte afin d'y mettre à l'abri les somptueux cadeaux des Phéaciens. L'or est le nerf de toute guerre ! Un roi a besoin de son trésor, la déesse de l'intelligence ne dédaigne aucun détail  et ne trouve pas indigne de sa haute personne de se livrer à une besogne aussi prosaïque que le rangement d'armes, de tissus et de pièces d'or...
Ce lien intime unissant hommes et  dieux nourrit les chants d'Homère: chaque humain remarquable est aimé, inspiré, guidé par un ou plusieurs dieux qui ne désirent que son bonheur. A la façon des anges gardiens... Hélas, les dieux sont fantasques, égocentriques, animés d'esprit vengeur, parfois, ils pourchassent un mortel de toute leur vindicte haineuse ! Poséidon, dieu de la mer, veut la perte d'Ulysse, Athéna et Hermès au contraire lui évitent de sombrer au propre comme au figuré. Et, de temps à autre, une nymphe ou une divinité de caste inférieure à ces superbes olympiens ne rechignent pas à abriter ou sauver les héros malmenés par leurs "supérieurs".
En cet éblouissant matin sous le ciel limpide de son île aux montagnes épaisses et aux falaises austères, Ulysse écoute Athéna, son amie divine. Il est mortel, et humble monarque en danger, elle, fille du roi des dieux; mais leur parfaite complicité éclate à l'ombre d'un olivier sacré. La déesse déborde d'idées !
Ulysse ne doit pas apparaître au grand jour, cela serait stupide et fort périlleux. Déguisé en gueux, repoussant et sale, il saura éveiller la bonté du brave porcher Eumée, un prince déchu, fils du roi de l'île de la petite île de Syros (Romantique caillou au coeur des Cyclades). Là, dans la cabane du bon serviteur toujours regrettant son maître,Ulysse héros infortuné, patientera en épiant les ennemis, jusqu'au retour de Télémaque. Puis, il faudra attaquer...
Ce que déesse veut, Zeus le veut, Ulysse part à la rencontre du porcher, son ancien ami. Va-t-il se douter un instant de la supercherie ? Impossible ! Comment déceler le héros de Troie dans ce pauvre hère sauvagement encerclé des chiens furibonds prêts à mettre en pièces ce minable spécimen de l'espèce humaine ? Eumée, lance une grêle de cailloux sur la gent canine, et fait entrer l'inconnu, sans l'ombre d'une répugnance devant tant de misère.
Un voyageur c'est peut-être un dieu,  un visiteur discret descendu des brumes de l'Olympe. De toute manière, le savoir-vivre en vigueur voici trente siècles enseignait que nul  n'a droit de mépriser celui que le hasard vous envoie: "petite aumône, grande joie !" Cette sagesse antique est bien éloignée de nos méfiances modernes...
Ulysse est encore plus attendri quand il entend son hôte vanter ses mérites d'un cœur franc et d'une parole spontanée:
"Mon maître divin ! pendant que tristement, je vis à le pleurer, il me faut élever ses cochons les plus gras pour que d'autres les mangent... Il y a longtemps que les chiens et les oiseaux ont dû rogner ses os, à moins que les poissons de la mer ne l'aient mangé. N'en parlons plus car la tristesse me saisit le cœur; entre tous, il m'aimait; j'avais place en son cœur; il a beau être loin, il n'a toujours qu'un nom pour moi: c'est le grand frère !"
Et c'est le chef des porchers qui parle ! là aussi, nos idées de castes s'écroulent. Quel humble paysan oserait dire d'un souverain, d'un ministre, d'un président, d'un  puissant ambassadeur: "c'est le grand frère" ? Magie des temps antiques, la noblesse de l'âme vaut toutes les hautes positions !
Il n'y a pas oeuvre plus démocratique que les chants d'Homère...
Eumèe parle et Ulysse s'embrouille dans ses mensonges; il s'invente un passé, des aventures à dormir debout, se dit marin crétois sauvé in extremis de l'esclavage. Le crédule porcher croit ces beaux discours, Ulysse manie le langage à la perfection ! Sa réputation s'est fondée sur cette qualité d'éloquence rusée... Mais, tout à coup, son habileté ne lui sert plus à rien: Eumée refuse de l'écouter au moment-même où il ose dire la vérité !
Doucement, avec un art de la diplomatie poussé à l'extrême, Ulysse essaie d'apprendre son prochain retour à son brave et fidèle ami. Le roi des Thesprotes va le renvoyer sur un bateau diligent et chargé de dons superbes ! Peine perdue ! Eumée, agacé, repousse cette annonce; pour un peu, il s'emporterait contre ce menteur mystérieux:
"Non ! Non ! je ne crois pas aux contes sur Ulysse !
Lamentable vieillard, ne crois pas qu'à mentir, on me flatte et me charme ou qu'on gagne à ce prix mes égards et mon cœur. C'est Zeus l'hospitalier que je respecte en toi et tu m'as fait pitié !"
Ulysse se tait, le temps des révélations ne tardera guère, il le sait. Autant "satisfaire la soif et l'appétit" grâce au généreux repas prodigué par ce porcher ne lésinant pas sur les meilleurs morceaux de viande , même pour un mendiant digne du titre de roi des affabulateurs !
Très vite d'ailleurs, les jours suivants, un miracle survient en la personne du prince et fils unique d'Ulysse, Télémaque ! Naturellement, en jeune homme compatissant et affable, ce prince se montre aimable et bienveillant envers ce sympathique étranger qui se réclame de lui. Ce mendiant le supplie de le prendre à son service au palais, quelle requête bizarre. Et parfaitement absurde:
"Comment chez moi, prendre cet étranger, je suis trop jeune pour compter sur mon bras et protéger un hôte qu'on voudrait outrager, sans qu'il y fût pour rien", s'exclame Télémaque avec un bon sens et une prudence un peu pusillanime; n'est-il pas l'héritier d'un héros ce garçon circonspect ? Ulysse se réjouira-t-il de cette lucidité ou la déception envahira-t-elle son cœur endurant ?
En tout cas, l'autre de se justifier, sans hésiter à employer le langage le plus réaliste: "Qu'il aille là-bas , parmi les prétendants ! Je ne saurai l'admettre, oh! non ! je connais trop leur violence impie ! Quand ils l'outrageraient, j'aurais trop de chagrin ! quel moyen de lutter, si brave que l'on soit ? ne sont-ils pas les plus nombreux et les plus forts ?"
Heureusement, les dieux sont toujours au rendez-vous dés que le courage des mortels flanche !
Athéna prend les choses en main. Ce jeune homme ne sera convaincu que si on lui met les preuves sous le nez. Seul son père l'entraînera à la reconquête du palais mis à sac par la meute humaine des affamés prétendants.
Touchant Ulysse de sa baguette d'or, la déesse le fait resplendir de la tête aux pieds, vigoureux, plein d'allure et de fierté, bien vêtu, et, détail remarquable, cadeau suprême de sa "marraine divine": "sa peau redevint brune, ses joues bien remplies et sa barbe aux bleus reflets lui revint au menton" !
Le guerrier le plus fameux du monde est ressuscité ! Télémaque en tombe presque à la renverse; ce mendiant, les légendes ne mentent donc pas, c'est un dieu ! Zeus peut-être !
Que va -t-il se passer ? Bonheur ou calamité ? Ulysse ouvre ses bras , "Je suis ton père !"
L'autre se précipite-t-il, ivre de joie ? Eh bien, non ! L'agaçant prince Télémaque n'en finit jamais de douter... On plaint Ulysse affligé d'un fils aussi peu spontané. D'un autre côté, la métamorphose du gueux en splendide guerrier bouleverserait n'importe quelle âme sensible. Télémaque insiste:
"Non, tu n'es pas mon père ! un dieu m'abuse. Car un simple mortel ne peut trouver en soi le moyen de pareils changements: il faut qu'un dieu l'assiste et le fasse à son gré ou jeune homme ou vieillard"
Ulysse admire cette réplique intelligente mais son caractère affirmé dans les épreuves lui donne un ton assez tranchant. Athéna, explique-il à ce gamin incrédule, le protège; c'est elle qui l'a ramené au port, elle qui l'a déguisé, elle enfin qui lui a redonné sa verdeur.
Télémaque doit s'incliner devant les bienfaits de la fille de Zeus et cesser de contenir son émotion. Son père est bien là ! maintenant, assez de paroles, de l'action.
Ulysse est un héros d'endurance, ainsi le dépeint Homère, un  rude et habile combattant au cœur trempé dans le bronze, il ne craint personne lui qui mutila le monstre dévoreur d'hommes, le cyclope Polyphème.
Ces maudits prétendants, il en fait son affaire ! Mais, Télémaque proteste ! Cette bande de vauriens compte une bonne centaine de seigneurs et de serviteurs, envahisseurs venus des îles voisines ou carrément traîtres nés dans l'aristocratie d'Ithaque.
Se priver d'alliés, c'est courir à la mort honteuse; le fils au comble de l'angoisse interroge âprement ce père qui semble avoir oublié au fil des épreuves sa légendaire prudence:
"N'as-tu pas d'allié qui, d'un cœur dévoué, pourrait nous secourir ?"
Ironique, hautain, superbe, Ulysse a cette grandiose réponse:
"Je vais t'en nommer deux: écoute et me comprends ! Suffirait-il de Zeus le père et d'Athéna ?
Ou faudrait-il chercher un autre défenseur ?"
A-t-il cloué le bec de son timoré de rejeton ? Que non pas, Télémaque (on ne peut s'empêcher de songer à un adolescent en pleine crise !) d'émettre encore une réserve: ces illustres divinités ne planent-elles bien au dessus des mortels ? Son père tente de garder son admirable sens de la négociation face à ces remarques d'un garçon qui croit tout savoir. Son agacement est palpable,
mais, il vient juste d'être réuni à son fils, cela serait triste et impie de se fâcher. Mieux vaut rassurer cet invétéré prudent. Ces dieux resteront fidèles au héros d'Ithaque:" C'est eux qu'avant longtemps, au plus fort de la lutte, tu verras à l'ouvrage..."
Sur ce, le roi ordonne au prince de se taire, nul ne doit être dans le secret de son retour, ni son père Laërte, et surtout pas Pénélope. Télémaque  regagnera demain leur palais; Ulysse l'y rejoindra en compagnie du brave porcher, sous les haillons du mendiant méprisé de tous. Ensuite, déferlera la noire vengeance... Comment ? Ulysse n'en dit pas davantage: les dieux sont avec lui...
Leur aide va se révéler indispensable car déjà les prétendants complotent contre Télémaque. Indécises, ces âmes mauvaises hésitent entre l'assassinat pur et simple ou l'attente d'un signe des dieux.
Impavide, Télémaque traverse les vastes salles de sa maison, peut-être  blanche demeure à colonnes et terrasses surplombant une montagne hérissée de pins, et se précipite chez sa mère. Respectant la promesse faite à Ulysse, il raconte à la reine une vérité ancienne: leur père et mari, bien vivant, coule des jours paisibles chez la nymphe Calypso. La pauvre Pénélope est aussitôt la proie d'une immense joie mêlée d'immense jalousie. Cet Ulysse, cœur de fer, se lassera-t-il des douceurs de l'exil ? Mais, voici le roi sur le seuil de son palais , vingt ans se sont enfuis et au lieu d'être acclamé , Ulysse , répugnant loqueteux reçoit insultes et coup de pied de la part du chevrier Mélanthios, traître passé au service des prétendants. Eumée défend le faux mendiant qui avance à l'entrée de la cour.
C'est à cet instant que l'épisode le plus touchant, le plus extraordinaire, le plus humble, le plus miraculeusement humain de l'Odyssée jaillit pour l'éternité.
On peut lire ces phrases petit enfant, on peut les découvrir adulte, on les retrouvera, les yeux baignés de larmes, toute sa vie. A une seule condition: aimer nos compagnons candides et vaillants, si aimants , ceux qui savent se donner sans retour, sans espoir, avec un dévouement dont fort peu d'hommes sont capables. Le chien Argos est un héros immortel, le chien par excellence, celui qui veille et qui patiente jusqu'à la mort afin de saluer son maître une dernière fois.
Quand Ulysse contourne un tas de fumier, son chiot "Argos, le chien qu'il venait juste d'élever pour la chasse, quand il avait fallu partir !", devenu vénérable chien, malade, paralysé, trouve la force de remuer la queue, de lever la tête et les oreilles: lui seul a reconnu le roi...
Et il n'a eu aucun besoin d'Athéna pour cela ! Son amour infini a suffi. Ulysse est ébranlé au fond de l'âme: "Il essuya en cachette une larme et se détourna pour entrer dans la grand-salle. Mais la mort noire avait saisi Argos qui venait de revoir Ulysse après vingt ans."
Les chocs physiques et sentimentaux vont maintenant s'entrechoquer avec violence. Ulysse est rudement agressé par le chef de la maudite bande des prétendants au titre d'époux de la reine, le bel et arrogant Antinoos. Ce prétentieux offense le faux mendiant d'un tabouret brutalement jeté en sa direction. Le mal n'est pas grand, Ulysse n'est touché qu'à l'épaule mais, selon la terrible formule homérique:"il roulait la vengeance au gouffre de son cœur."
Quolibets et injures fusent de toutes les bouches; Télémaque pourtant envoie ces piques-assiettes se coucher et, une fois le calme descendu sur la grand-salle, le roi tressaille: devant ses yeux éblouis, son épouse, Pénélope le salue !
Pénélope à peine effleurée par le temps, élancée, souveraine, "la plus sage des femmes", désire lui parler de son époux. Comment devinerait-elle qu'il se cache sous cette hideuse défroque ?
Ulysse empêche ses larmes de couler, ses bras de s'ouvrir, ses mains de trembler. Il se met à débiter un récit cousu de mensonges afin de donner à sa propre épouse les nouvelles espérées. Mais la reine pleure, se désole et confie à l'inconnu: "j'ai dans le cœur un sûr pressentiment qu'Ulysse à son foyer ne reviendra jamais. "Et ses sanglots redoublent quand le miséreux lui décrit le manteau et l'agrafe d'or qui avaient été son beau présent d'adieu à cet époux tant aimé.
Cherchant à honorer ce piteux messager, Pénélope prie la vieille et bonne nourrice d'Ulysse de lui laver les pieds. Après tout, Ulysse n'aurait-t-il le même âge que ce pauvre abandonné ? Puis la reine se retire afin d'apaiser sa douleur au profond du silence nocturne. C'est alors que la brave nourrice découvre sur le pied de son ancien maître la blessure reçue jadis en chassant un sanglier: "elle laissa retomber le pied dans le chaudron: le bronze retentit, l'eau se renversa. Le bonheur et l'angoisse lui prenaient le cœur."
Pénélope et Télémaque n'ont pas su deviner Ulysse dans ses loques, le chien et la nourrice ont eu ce privilège... Mais, l'heure est à la bataille, les cris de joie nuiraient à la vengeance ourdie par le roi;  la nourrice le comprend aussitôt, accepte de taire à la reine son merveilleux secret; et se tient prête dans l'ombre du palais... Au matin, Ulysse  décide de défier ceux qui l'outragent ! Pénélope s'est levée avec en tête une étrange idée qui, elle l'ignore, lui a été soufflée par Athéna.
Elle doit promettre de prendre pour nouvel époux celui-là seul qui remportera une épreuve en apparence facile, en réalité d'une inconcevable difficulté. Sidérés, les princes rapaces écoutent le discours franc et ferme de cette noble reine:
"Prétendants fougueux, qui chaque jour fondez sur ce logis pour y manger et boire les vivres d'un héros parti depuis longtemps ! Vous n'avez pu trouver d'autre excuse à vos actes que votre ambition de me prendre pour femme! eh bien, voici le grand arc de mon divin époux Ulysse: s'il est ici quelqu'un dont les mains, sans effort, puissent tendre la corde et, dans les douze haches, envoyer une flèche, c'est lui que je suivrai, quittant cette maison, ce toit de ma jeunesse que je crois ne jamais oublier même en songe !"
Cette fois les dés sont lancés. L'arc est si lourd qu'aucun des vaniteux prétendants ne parvient à le tendre !Ulysse observe, puis doucement, demande à Eumée et Philoïtos son ami, s'ils seraient du côté du roi d'Ithaque si ce dernier se découvrait tout à coup. Et, il dévoile sa cicatrice... Sans hésiter les deux fidèles tombent dans ses bras ! Ulysse chuchote alors son plan. Puis, il s'approche des prétendants et d'un ton tranquille, en homme sûr de son fait, prie qu'on lui laisse essayer l'arc impossible à manier. Les hurlements indignés montent jusqu'au ciel ! Or, la reine hausse la voix, un pressentiment radieux l'envahit, elle se trouble, n'ose comprendre, mais accepte que le mendiant tente à son tour l'épreuve.Télémaque exige que sa mère s'enferme dans ses appartements, l'arc, dit-il avec une toute nouvelle assurance, c'est affaire d'hommes !
Philoïtos, furtif et rapide, installe de solides barres sur les portes. Le silence s'instaure comme par magie.
Ulysse tient son arc. Cet épisode clair-obscur, sublime et héroïque, humain et cruel, vacille sans s'éteindre en nos mémoires; les traductions et interprétations abondent, je vous propose d'entendre un poète glisser nos mots français dans les mots grecs:
"Ulysse tenait l'arc.
Et il le tournait et le retournait, et ici et là, il le tâtait,
Craignant que les vers, en l'absence du maître, n'en eussent
rongé la corne qui le formait.
Et l'un des prétendants disait à son voisin:
-pour jouer de l'arc, voilà quelqu'un qui est un connaisseur et un fin !
Ainsi parlaient les prétendants. Pendant ce temps Ulysse,
l'homme aux mille tours dans son sac,
Achevait de regarder tout et de bien tâter son grand arc.
Pareil à un chanteur qui sait manier la cithare et qui tend
La corde neuve sur la clef facilement,
Et fixe à chaque bout le boyau qui se tord.
Ainsi Ulysse soudain tendit le grand arc sans effort.
Puis, de sa main droite il prit et fit vibrer la corde sous elle,
Et elle fit un beau son clair, pareil à un cri d'hirondelle."
Ce beau son, c'est la musique de la vengeance...
Combat à mort, carnage, victoire, et enfin, le doux murmure de la chambre close où Ulysse et Pénélope s'abandonnèrent au bonheur des amants célébrant leurs rites.

Comment oublier l'Odyssée ? Comment vivre sans les mots ailés d'Homère ? Pourquoi se priver de la joie limpide de ces légendes qui forgèrent, en nos cœurs d'enfants émerveillés, la passion de la vie et le goût du bonheur ?
A bientôt,
vers un été aux sortilèges antiques !

Lady Alix




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