samedi 23 juillet 2016

Les tentations d'Ulysse: Circé et les Sirènes de Capri...

Les Sirènes sont des créatures trop belles pour être vraies.
Et trop mauvaises pour mériter une immortelle renommée !
Hélas, on s'obstine à les parer de grâces imméritées.
Pourtant, ces beautés fatales ne sont que démons tourbillonnants sur les vagues en quête de leurs victimes promises à une mort horrible.
Trente siècles ont passé; les malfaisantes Sirènes gardent visages d'anges et chant doucereux. Chaque marin cherche et redoute à la fois, sur les vagues mutines ou néfastes de la méditerranée couleur de vin, le sourire perfide et le regard glauque de Parthénopée la Vierge, Leucosia la toute Blanche et Ligia la Claire Voix.
Un seul homme s'est vanté d' avoir défié et, bien sûr, vaincu, par une de ses mille ruses, ces oiseaux à tête d'Aphrodite, ou peu s'en faut.
 Un seul mortel a su résister aux appas gracieux de ces monstres et à leurs appels aussi mélodieux que les déclarations passionnés d'un rossignol chaviré d'amour: le héros errant d'île en île, l'infortuné et ingénieux roi Ulysse d'Ithaque.
L'homme aux mille ruses ne craignait plus grand chose sur terre ou sur mer quand sa trirème doubla le cap de l'île rocheuse d'où ces dévoreuses d'hommes guettent leurs proies.
Rescapé du siège de Troie, voilà d'interminables années qu'il échappait aux pires traquenards tendus par les hommes, les monstres et les dieux.
Le guerrier, échoué sur la plage de la magicienne Circé, après avoir aveuglé le cyclope mangeur d'hommes, Polyphème (qui avait enfermé dans sa caverne l'équipage au complet de ses compagnons) se sentait prêt à affronter l'inimaginable.
D'ailleurs, les pires des surprises ne frappaient-elles, avec une éprouvante cruauté, la petite troupe des marins égarés ?
Circé, l'impitoyable déesse, s'était amusée à métamorphoser les malheureux en porcs ! Tout sauf un, le plus avisé, leur chef Ulysse, qui s'était justement méfié de la généreuse hospitalité prodiguée par cette enjôleuse aux yeux d'un bleu  si sombre qu'il en annonçait la traîtrise !
Favori d'Athéna, aimé de Zeus et du rapide Hermès, tous deux admiratifs de son fertile pouvoir d'invention, le roi d'Ithaque avait été prévenu au bord de la catastrophe. Empruntant son apparence à un adolescent courtois, le dieu malicieux des voyageurs émérites arrêta net le vaillant Ulysse armé d'une épée inutile contre les maléfices inhumains qui le guettaient.
C'était finalement assez simple: pour éviter la piteuse transformation en cochon gardant, raffinement de supplice, sa mémoire d'homme, il fallait prendre une herbe salutaire: l'herbe de vie. Ensuite, au moment de consommer l'union dans le lit de Circé, il était urgent de se garder de ses pièges en recourant à une manigance suprême. Un secret divin en quelque sorte, un serment inconnu aux mortels.
Ce qui fut fait ! Ulysse remporta toutes ses victoires, séduisit par son charme de guerrier et son esprit aiguisé une déesse qui s'ennuyait ferme dans sa demeure invisible, et réussit à la persuader de redonner forme humaine à ses tristes compagnons. Une vie dorée s'éternisa une bonne année dans la douceur d'un séjour où vins et nourriture choisie récompensaient l'équipage de ses peines. Mais, l'espoir d'assister vivants au jour du retour ne s'effaçait guère.
 Au contraire !
Lassés des soins amoureux déployés par la déesse à l'égard de leur chef, assez peu pressé de revoir sa tendre épouse, l'invariablement fidèle Pénélope, les marins firent mine de se mutiner. Ulysse se laissa convaincre, et il supplia Circé de le libérer de son joug d'amant infatigable. La déesse lui proposa une étrange porte de sortie maritime: rien moins qu' une escapade en Enfer !
Le royaume des morts comptait à cette époque (sans doute s'y trouve-t-il encore à moins d'une réincarnation prometteuse) un représentant illustre de la confrérie des voyants: le devin Tirésias qui, aveugle, avait une vue exacerbée de l'avenir...
Paradoxe antique échappant à la perplexité moderne. Même réduit à l'état d'ombre glissante, Tirésias détenait le chemin d'Ithaque: consulter son âme était la condition du retour.
Répondant à l'interrogation angoissée d'Ulysse:
"Mais qui nous guidera, Circé, en ce voyage ? "Jamais un noir vaisseau put-il gagner la demeure d'Hadès ?"
Circé, d'une voix mélancolique, révéla  quelle route mène aux Enfers, et quel savoir-vivre y est en usage:
"A quoi bon ce souci d'un pilote à ton bord ? Pars ! et, dressant le mât, déploie les blanches voiles ! Le vent du nord fera le reste Ton vaisseau va d'abord traverser l'Océan. Quand vous aurez atteint le bois de Perséphone, ses saules aux fruits morts et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau; mais toi,
prends ton chemin vers la maison d'Hadès !
 A travers le marais, avance... Sacrifie au peuple des morts un agneau et une brebis noirs. Les âmes des trépassés endormis dans la mort vont accourir en foule. Reste assis, tire ton glaive à pointe pour interdire aux morts, à ces têtes sans force, les approches du sang, tant que Tirésias n'aura pas répondu. Tu verras aussitôt arriver ce devin; c'est lui qui te diras, ô meneur des guerriers, la route et les distances, et comment revenir sur la mer aux poissons."
L'âme tracassée, le cœur déchiré, Ulysse suit point par point l'itinéraire obscur qui le mettra en face d'une première ombre; une apparition évanescente qui lui arrachera des larmes bien réelles: sa mère ou, du moins, le fragile reflet de celle qui lui donna la vie. Se souvenant des précieuses admonestations de Circé, le héros écarte de son épée tremblante sa propre mère du sang qu'elle désirait boire. Ce sacrifice porte ses fruits: voici le devin Tirésias.
 Ulysse le regarde se désaltérer   tout en  luttant, tant bien que mal, contre sa peur indicible; "une terreur verte" l'ébranle corps et âme. Soudain, l'autre parle et ses mots ne vibrent pas d'un optimisme réconfortant.
Oui, il est possible  "le retour à la douceur de miel", mais à quel nouveau prix ! Encore des périples ardus, encore des souffrances, et des monstres intolérables de cruauté... Sans oublier le massacre des orgueilleux prétendants emplissant le palais du roi d'Ithaque ! Et cela ne suffira pas ! Tirésias, comme pour accabler davantage le pauvre Ulysse que l'on devine blême et vacillant devant ce mort-vivant à la bouche teintée de sang, finit ainsi son oracle:
"Après les avoir tués, tu devras repartir, ta rame sur l'épaule, jusqu'à ce que tu trouves des gens qui ne connaissent pas la mer, et que quelqu'un te demandes ce que c'est que cette pelle à grains !"
Ulysse condamné à d'éternelles errances ?
Que non pas, Tirésias lui promet, c'est inespéré, une vieillesse heureuse dans son île hérissée de montagnes bruissantes du murmure des sources et de l'appel des oiseaux dans les ramures ondoyantes des pins. Nous en soupirons de joie !
Fuir le funeste séjour s'impose, d'autant plus que la mère d'Ulysse s'évapore entre les bras de son fils cherchant à l'embrasser.Vision désastreuse qui nous prend à la gorge trente siècles après... Sauf si notre cœur est de fer. Le légendaire Achille lui-même réplique aux habiles flatteries de son ancien frère d'armes le traitant de "prince chez les morts ":
"Ne me console pas avec de belles paroles, brillant Ulysse: j'aimerai mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier que régner sur tout ce peuple éteint !"
La leçon touche Ulysse à l'instar d'un poignard crevant son cœur. Il est urgent de rentrer au pays des mortels, riche de cette connaissance de l'au-delà dont le roi d'Ithaque se demande si elle n'empoisonnera pas sa vie... En savoir trop, n'est-ce pas un fardeau dépassant les forces morales d'un mortel ordinaire ?
Ulysse, sombre et amer, rejoint son équipage et ramène tout le monde à bon port, chez la capricieuse Circé.
La déesse a rentré ses griffes et remisé ses tours de magie. Le départ de cet amant robuste lui cause manifestement plus de chagrin qu'il n'est bienséant d'en éprouver pour une divinité même secondaire.
Elle décide de l'aider de toutes ses forces.
Le second voyage comporte un danger si insensé, si odieux, si absolu, que seul, peut-être, de l'immense foule des hommes, l'ingénieux Ulysse aux mille ruses, sera capable de vaincre: la rencontre avec les Sirènes. La sorcière experte qu'est la redoutable Circé baisse pavillon devant ces effrayantes créatures; nulle pitié n'est à attendre de ces démons affublés de formes attrayantes qui vous séduisent pour mieux vous dévorer:
"Bien fou qui relâche pour entendre leurs chants ! Jamais en son logis, sa femme et ses enfants ne fêtent son retour: car de leurs fraîches voix, les Sirènes le charment, et le pré, leur séjour, est bordé d'un rivage tout blanchi d'ossements et de débris humains, dont les chairs se corrompent."
Ulysse, couché au côté de la splendide déesse, se redresse, il sent un frisson glacé courir le long de son dos, sa main saisit son épée, sa meilleure amie; l'ombrageuse Circé sourit de cette hâte inutile. On combat les Sirènes avec sa tête !
 La méthode exige surtout du bon sens et un sang-froid inaltérable. L'heure n'est plus aux ébats savants, la volupté attendra, Ulysse écoute son amante, la divine magicienne:
"Passe sans t'arrêter ! mais pétris de la cire à la douceur de miel et, de tes compagnons, bouche des deux oreilles: que pas un d'eux n'entende; toi seul, dans la trirème, écoute, si tu veux ! mais pieds et poings liés, debout sur le pont, fais-toi lier au mât pour goûter le plaisir d'entendre le chant, et si tu leur commandais de desserrer les nœuds, que tes compagnons donnent aussitôt un tour de plus !"
L'heure des adieux tombe comme un arrêt fatal...
Ulysse sent son cœur invincible s'alourdir de mélancolie; cette étrange Circé, fougueuse à l'instar d'un orage d'été, l'aurait-elle plus marqué qu'il ne le pensait ?
 L'image de la sage Pénélope s'efface, peut-être, chaque jour davantage de sa mémoire. De toute façon, les compagnons désirent le retour coûte que coûte. Leur roi se force à faire bonne figure et même à leur apprendre la marche qu'il faudra suivre dés que le rocher des sirènes dressera son arrête sinistre sur l'horizon.
Tout le monde se prépare ! Ulysse tranche une galette de cire de la pointe de son couteau, en amollis les morceaux et s'évertue à rendre ses marins complètement sourds.
Le voici maintenant ligoté au mât, il était temps !
Les Sirènes emplissent le ciel de leurs froissements d'ailes et soudain, le chant de la tentation envoie ses notes langoureuses sur les vagues violettes et l'écume neigeuse:
"Honneur des Grecs, Ulysse, illustre chef, arrive,
Arrête ton navire, et que nos voix te touchent.
Jamais un noir navire n'a doublé notre rive,
Sans le miel de ce chant qui coule de nos bouches.
On part le coeur plus lourd de savoir et de joie.
Nous savons quels destins ont saoulé de misères
Les hommes de la Grèce et de la large Troie,
et tout ce dont fleurit la terre nourricière..."

Ulysse succombe immédiatement ! Ces voix radieuses, flattant son amour-propre bien humain, ces mélodies surnaturelles murmurant les secrets de la vie et de la mort, ces chants scandant les promesses de la destinée l'attirent ainsi que le fer l'aimant.
Le désir d'en savoir plus, la tentation de rejoindre ces créatures parfaites et parfaitement aimables l'emporte sur toute prudence. Sa vanité, si délicatement caressée, enlève  au guerrier son légendaire bon sens.
Les Sirènes ont-elles remporté une facile victoire ? Ulysse, exaspéré, ivre de désir, fronce les sourcils, tire sur ses liens, hurle qu'on le délivre ! Rien à faire !
Les compagnons n'entendent pas, se refusent à interpréter les grimaces éloquentes du capitaine entravé, et, imperturbables, continuent à ramer.
Le danger s'évanouit, la brume estompe les contours déchiquetés de l'île de la tentation, les braves compagnons finissent par se rassurer et délivrent leur roi assez honteux de s'être donné en spectacle...
Ulysse affrontera des périls prodigieux mais son chemin ne croisera jamais plus les amères complaintes des Sirènes.
En a-t-il trop ou pas assez entendu d'ailleurs ? Le sort de chaque mortel ayant reçu les révélations musicales de ces monstres ravissants était de périr dans d'atroces souffrances. Si Ulysse a eu juste le temps d'en apprendre beaucoup sur l'origine de l'homme et la naissance du monde, sans doute, lui le plus avisé des mortels, a-t-il jugé judicieux de se taire...
Des siècles et des siècles couleront, et un poète grec au cœur partagé et à la mémoire ancestrale, en exil douloureux loin de sa Grèce rêvée, Constantin Cavafy (1863-1933), cisèlera en son "Ihaque", les merveilles de cette Odyssée inaltérable.
Selon lui, un périple spirituel, indispensable à l'accomplissement  des humains épris d'un idéal de courage, de patience et d'abnégation...
"Quand tu prendras le chemin d'Ithaque, souhaite que la route soit longue,
pleine d'aventures, pleine d'enseignements.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
ne les crains pas, ni la colère de Poséidon,
jamais tu ne trouveras rien de tel sur ton chemin,
si ta pensée reste élevée, si une émotion rare, étreint ton esprit et ton corps
Les Lestrygons et les Cyclopes,
tu ne les rencontreras pas, ni l'irascible Poséidon,
si tu ne les transportes pas dans ton âme,
si ton âme ne les fait pas surgir devant toi.

Garde toujours Ihaque présente à ton esprit.
Y parvenir est ta destination finale.
Mais ne te hâte surtout pas dans ton voyage.
Mieux vaut le prolonger pendant des années;
et n'aborder l'île que dans ta vieillesse,
riche de ce que tu auras gagné en chemin,
sans attendre d'Ithaque aucun autre bienfait.

Ithaque t'a offert ce beau voyage.
Sans elle tu n'aurais pas pris la route.
Elle n'a rien de plus à t'apporter.

Et, même si elle est pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé.
sage comme tu l'es, avec une expérience pareille,
 tu as sûrement déjà compris ce que les Ithaques signifient."

Je vous souhaite de trouver votre Ithaque au delà des tempêtes de la vie,

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

 
Ulysse face aux Sirènes, déesses à tête de femmes et corps d'oiseaux



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