samedi 9 juillet 2016

Descente aux enfers !

Depuis trente siècles, deux mortels (un troisième, Sir Allan Quatermain hésita entre songe ou prémonition) se partagent le poignant privilège d'avoir navigué vivants sur le fleuve du royaume des morts: un roi grec, Ulysse d'Ithaque et le prince troyen, Enée .
Le fils de Zeus , Héraclès , demi-dieu chargé des douze travaux les plus pénibles de l'Antiquité, y dompta le chien Cerbère; monstre haineux pourvu de trois têtes , trois gueules grondantes et d'une échine couverte de têtes de serpents :  un féroce gardien empêchant les prisonniers ou visiteurs du dieu Hadès de filer loin de son charmant royaume !
 Grâce à leurs esprits fertiles en ruses de toutes sortes , les trois héros revirent avec un intense soulagement la lumière du jour .
Chacun relata à sa façon les tristes paysages entrevus par leurs yeux voilés de larmes ou embués d'émotion .Aucun  toutefois ne vit venir à sa rencontre la reine de ces cavernes obscures. Pourtant, depuis l'aube des mythes qui forgèrent la civilisation de la "vieille Europe", Perséphone, maîtresse du royaume des morts, guide nos saisons et gouverne nos humeurs.
Son destin éclatant en un royaume lugubre est le plus singulier paradoxe des croyances antiques.
Déjà, quel est le véritable nom de cette forme drapée de voiles évanescents qui tantôt soupire à la lumière, tantôt, étreint, dans les entrailles de la terre, son dieu de mari, le hiératique seigneur des ombres, Hadès, seigneur des champs éternels ?
La mère de cette beauté vaporeuse avait fait le choix du prénom le plus dépouillé, le moins précieux et le plus imprécis de tout le vocabulaire grec: Koré ou jeune fille.
Impossible à cerner, insignifiante et redoutable grâce à ce vague qui dérive vite en vague à l'âme, Koré agace et tourmente tout de suite son illustrissime père: Zeus, roi des dieux, lui qui avait caressé un suave espoir; juste un songe: que sa  plantureuse conquête la déesse Démeter (sa propre sœur libérée par son frère de l'estomac de leur père Chronos !), maîtresse des blés opulents, promeneuse émerveillée des champs et vergers féconds, inspiratrice des printemps aux cascadeuses senteurs, des étés, des automnes ployants sous les fruits murissants, lui donna une fille aussi gourmande qu'une nymphe joueuse. Comment ne pas s'envoler vers la volupté terrestre en regardant Déméter façonner la beauté du monde ?
Zeus, le dit avec sa grandeur émue dans ses Mémoires traduites d'une plume alerte par l'immortel Maurice Druon: "l'odeur des foins coupés toujours l'a jetée en extase... il suffisait qu'elle prît un fruit dans ses paumes pour qu'il donnât naissance à des fruits plus gros".
En ces temps glorieux, l'hiver n'existait pas. Fleurs, fruits, feuilles et herbes folles, verts pâturages bosquets retentissants des musicales oiselles énamourées, tout ce vertige s'épandait sous des cieux éternellement rayonnants. L'univers vibrait à l'heure d'été !
Zeus et Déméter, avant d'être de folâtres amants à l'ombre propice des siestes estivales furent compagnons d'armes, déterminés à rendre à la terre, outragée par les folies et guerres de Chronos,son goût de jardin bien taillé selon le nombre d'or d'Ouranos; tout enivré de soleil  et cultivé au profit de l'homme, cette créature endurante et courageuse  que le roi des dieux avait la faiblesse de protéger sans trop la favoriser. On ne saurait être trop prudent avec cette créature encline à l'arrogance et assez inconsciente pour  détruire les dons divins...
Zeus suivit  du nord au sud, de l'est à l'ouest, le pas bondissant de la pulpeuse déesse; des montagnes neigeuses du Liban aux rives du fleuve Seine où un temple s'éleva en hommage au maître de l'Olympe. Le souvenir en est resté dans une colline: le mont Jovis, et le cri de guerre unissant les chevaliers autour de leur roi français; ce "Montjoie" ranimant force et ardeur au sein des sanglants assauts !
Dans leur sillage aérien, après la vive ampleur de leurs gestes amoureux, s'allongèrent soudain semailles et moissons sur un nouveau relief; les dieux bienveillants s'efforcèrent d'apprendre les rudiments de l'agriculture aux mortels affamés et repoussants d'aspect, encore proches de l"âge de pierre !
Sauf en Grèce, et singulièrement en Crète où s'épanouissaient des brasiers d'Art et d'architecture. Bientôt d'ailleurs, dans une cité vouée au culte de la fille préférée de Zeus, allait croître une science spirituelle suggérant que l'on mette au monde la vérité; et une autre, liée au fonctionnement de la citée, proposant un mode de gouvernement démocratique destiné à faire un certain bruit...
Mais, en ces chatoyants matins de son domaine terrestre sauvé du chaos, Zeus ne savait vraiment plus qu'inventer pour le bonheur de cette maladive enfant qu'il avait eu de la seule déesse incarnant l'évidente joie d'être au monde !
Une adolescente en crise et quelle crise ! Languissante, inerte, dégoûtée au quotidien, mélancolique sans raison, irascible par malin plaisir, Koré ne faisait guère honneur à ses lumineux parents. Blanche et silencieuse, la jeune déesse obtint de se réfugier en Sicile en compagnie de sa nymphe favorite qui lui ressemblait comme une soeur: l'insipide Cyané. Pourquoi ce désir chez une princesse incapable de désirer ? Peut-être un subtil pressentiment ?  Sur l'Olympe, Koré n'attirait nul mortel et n'inspirait que répulsion à ses divins cousins. Mais, se doutait-elle qu'en Sicile, son oncle, Hadès l'infernal, se plaisait à errer à la surface des vignobles bien ordonnés entre l'Etna et la région agreste et secrète d'Enna ?
Passant ainsi qu'un sombre nuage au dessus d'une terrasse montagneuse, Hadès fut la victime d'un ébranlement  rare chez un dieu de glace: étendue à la manière d'une jeune défunte nimbée de voiles livides, sa nièce lui parut la créature parée des charmes cadavériques indispensables à une reine des séjours derniers... Coup de foudre ! Coup de sang ! Demande faite à Zeus, demande acceptée avec un intense soulagement par le père étourdi. L'ennuyeuse gamine casée et à un roi, exquise cerise sur le gâteau nuptial  ! Bonheur et adieu ! Zeus n'y pensa même plus... Hélas, ce "oui" énoncé de façon si légère provoqua autant de secousses, dégâts et séismes que le pire des combats célestes.
Hadès fit une première erreur. Au lieu d'apprivoiser la marmoréenne effarouchée, le galant surgi des ténèbres, se précipita à la hussarde sur la malheureuse qui ignorait tout de l'accord passé entre son père et ce goujat nocturne.
Ce crime sentimental est ainsi chanté dans un "hymne homérique " célèbre, un extrait d'une sorte de manuel mythologique à l'usage des barbares du futur que le grand Homère (ou de louables inconnus tentant d'imiter les formules hiératiques et la simplicité musicale du vieil aède aveugle !) écrivirent vers le VIIIe siècle avant notre ère:
"Pour commencer, je chante Déméter aux beaux cheveux, la déesse vénérée,
Et sa fille aux longues chevilles qui par le dieu des morts lui fut enlevée,
avec le consentement de Zeus dont la vaste voix est sourde et grondante,
Tandis que loin de sa mère à l'épée d'or, reine des moissons abondantes,
Elle jouait avec les jeunes filles de l'Océan dont les poitrines sont bien faites,
Elle cueillait des fleurs, des roses, des crocus et de belles violettes...
Mais s'entr'ouvrit la terre aux grands chemins,
A travers la plaine de Nysie, et il en jaillit avec ses chevaux immortels,
Le roi de tant d'hôtes, le fils aux mille noms "du Temps éternel".
Voilà Koré prisonnière des Enfers !
La nymphe Cyané, amie fidèle, lutta ridiculement contre ce démon qu'elle prît pour un fauve amateur de chair fraîche. L'insensée fut aussitôt métamorphosée en source de cristal noir aux alentours de Syracuse ! Une fontaine s'y languit encore, sa glauque profondeur incite à la neurasthénie... Une curiosité naturelle à déconseiller absolument !
Dans les bras du dieu des morts, quelles lamentations poussa la vivante  Koré ! On les entendit résonner à l'autre bout des gouffres infernaux ! Or, cette indignation terrifiée cessa en un instant: ce butor ombrageux d'Hadès témoigna sans hésiter une passion si flatteuse à l'ingrate adolescente qu'elle lui rendit son bizarre amour (l'amour à l'instar du beau n'est-il souvent bizarre ?). Le mariage se fit  sans perdre une seconde et selon un rite singulier: les époux croquèrent chacun une moitié de grenade, fruit qui symbolise depuis les noces éternelles Magie ou rituel ? Ou les deux ensemble: une grenade en dit long sur l'attachement nuptial.
Cette leçon de sciences-naturelles, la voici prodiguée par le poète de la mythologie grecque, Maurice Druon: "vous avez ouvert une grenade; vous avez vu comme le grain mâle y est mêlé à la rose pulpe femelle, et qu'on ne peut pour s'en nourrir, détacher l'une de l'autre."
Koré est mariée pour l'éternité ! Mais sa propre mère, Déméter, le sait-elle ? Dans sa hâte à consommer cette union, Hadès n'a même pas eu le réflexe courtois de convier la déesse si maternelle au festin de noces de son enfant ! Aurait-elle approuvé ce choix d'un époux voué aux défunts ? Le père de la jeune épousée craignant la fureur de son ancienne amante préfère garder une prudente réserve. Koré a disparu ?
 Ce n'est pas bien grave, à cet âge, les jeunes filles sont capricieuses, intenables; elle reviendra tôt ou tard ! Ce flot d'éloquence embarrassée ne trompe pas Déméter  qui comprend que le roi des dieux lui cache un terrible secret. Il faut retrouver Koré avant que le pire n'advienne, pense la mère éplorée.
En vain ! La déesse s'exténue à fouiller ciel, mer et terre, sa fille s'est dissoute dans l'atmosphère... Il ne reste qu'un domaine à explorer: le royaume des morts. Déméter n'y songe pas. Hélas ! la Lune et le Soleil, ces concierges célestes, oseront lui en désigner les portes... Plus d'espoir ! Hadès ne lâche jamais ses proies...
Epuisée, mourante de faim, hirsute et laide à hurler d'horreur, déguisée en humble mendiante, l'égarée fait halte sur une pierre qui portera ensuite en souvenir de sa douleur violente le nom de "Pierre sans Joie ", sur la plaine d'Eleusis, non loin d'Athènes. Comme elle pleure et se désole en criant "Koré !" de charmantes ingénues l'entourent et la secourent; ce sont des princesses des champs, les filles du roi Céléos et de la reine Métanira. Toute la famille royale prend en pitié cette pitoyable créature. Déméter, honteuse de son égoïsme, se calme et décide de récompenser ces mortels. N'est-elle pas la maîtresse des blés ?
Le fils du couple compatissant, Triptolème aura droit à un cadeau qui marquera l'humanité: le moulin ! Donc la farine, le pain, la vie !
Plus ésotérique et moins prosaïque: le roi Céléos étant roi d'Eleusis, Déméter en profitera pour lui inspirer les fameux mystères sacrés. Un breuvage fortifiant  préparé par la servante de l'attentionnée reine Métanira, une potion d'herbes sauvages rehaussée de miel, le "kykéon " ranima la mère douloureuse.
 Surprise, Déméter s'en souviendra: ce brouet clair, cuisiné à la façon d'Eleusis, aidera les initiés à approcher le divin...
En ces temps reculés où l'honnête simplicité avait rang de politesse élémentaire, les relations humaines et divines ne s'embarrassaient pas de préjugés malséants ou de jalousie vulgaire.
Ouvrir sa porte aux voyageurs était un acte altruiste qui entraînait des bienfaits innombrables si par hasard un dieu pénétrait, souriant et amusé, au sein de votre cabane couverte de feuillages où vous conserviez le feu né de la foudre divine ! (Le vol de Prométhée est une autre histoire ).
Zeus, lassé des supplications et sanglots de Déméter, lui confirma la cruelle vérité  et promit d'adoucir Hadès. Il était temps: la surface de la terre ressemblait à une plaine stérile; un hideux désert tourmentée de la rage des vents glacés, le monde courait à sa perte ainsi qu'un navire à la dérive. Zeus prit sur lui et entama une ferme négociation avec son gendre ravisseur d'adolescente en crise. Menacé , prié, harcelé, Hadès envoya sa jeune épouse embrasser cette mère excessive !
Rusé, le dieu savait que la déesse des moissons ne pourrait lui reprendre cette reine nimbée du bizarre nom choisi par son époux, comme si une couronne ensorcelée  arrêtait net toute familiarité.
La livide Korè n'est plus, vive la brillante et sulfureuse Perséphone !
(Ce mot évoque le fruit perséa, une variété de la grenade traditionnelle.)
Déméter, face à cette vision insolite, ralentit  enfin le fleuve emporté de ses gémissements. Sa fille est devenue une autre, il faut maintenant envisager un avenir contentant mère trop aimante et couple soudé par la grenade mangée par une vivante sous les voûtes de son palais des ombres. Les enfants grecs (certains peut-être aux yeux bleus-verts légués par leurs ancêtres d'Atlantide) récitèrent alors durant plusieurs siècles  cette conclusion tirée des Hymnes Homériques:
"Si tu as goûté quelque nourriture auprès du roi des morts, (dit Déméter à sa fille), tu devras retourner dans le sein de la terre et consacrer à ton époux le tiers de l'année. Les deux autres tu les passeras près de moi et des dieux immortels.Et, à l'époque où la terre enfante les fleurs odorantes et les verdures du printemps, tu reviendras de l'obscur souterrain pour l'émerveillement des hommes et des dieux."
C'est ainsi que les ruisseaux libérés d'avril, la lumière ondoyant sur les branches aux bourgeons prêts à éclater les pelouses et prairies aux nuances de vert changeant, profond et clair, les violettes au parfum subtil, les coquets boutons d'or, et le bonheur somptueux, ineffable et voluptueux de vivre à l'unisson d'une miraculeuse résurrection, tout cette récompense pour avoir su patienter le long de l'interminable hiver, est le don d'une déesse au "coeur innombrable ". Mais "les fruits passent la promesse des fleurs" l'été flamboie, s'en fuit, l'automne déjà sonne le moment du départ de la reine Perséphone; ses violons grincent, blessent, irritent l'âme afin de la préparer à l'enfermement sinistre en compagnie d'Hadès... Perséphone descend aux Enfers, Déméter se replie dans son chagrin, les mortels se croient abandonnés; ce n'est qu'une illusion!
L'hiver mental aussi bien que physique se dissipe à l'instant précis où on y croyait le moins.
D'ailleurs, un des plus fascinants passages du tentaculaire et prodigieux roman "Guerre et paix" retranscrit avec une pureté touchante ce rajeunissement de l'âme malade touchée par le printemps. Le prince André, veuf, en proie aux remords, jugeant son existence inutile, passe encore en hiver devant un chêne moribond. L'arbre, colosse déchu promis à l'anéantissement, lui semble le reflet de son destin. Nul espoir, aucun renouveau, à l'horizon...
Mais, de retour dans la forêt, après sa rencontre fugace avec la sensible Natacha, le prince, écœuré de lui-même, reçoit un choc terrible qui le ramène dans le monde des vivants: le vieux chêne couvert de pousses neuves, vertes comme aux premiers matins de la terre, se dresse soudain, gardien invincible rajeuni par un enchanteur, étendant ses branches pleines d'espoir et d'orgueil au dessus de ses compagnons.
Frappé par l'esprit de Déméter, le prince André sent avril couler en ses veines glacées: il secoue sa dépression d'hiver, et décide de donner le meilleur de lui-même aux autres. S'il plonge dans la fontaine de jouvence, c'est grâce à la certitude de son immortalité, il n'a plus le droit de gaspiller par égoïsme ce don divin. La vie lui lance une seconde chance, il faut ouvrir la main et l'attraper au vol ! Envoyons une pensée reconnaissante à la déesse des moissons...
C'est de sa bonté que nous vient le symbole de l'âme pareille à la graine reposant dans l'attente d'un destin neuf. Les mystères d'Eleusis, dansantes et chantantes célébrations s'ordonnant autour du temple élevé en hommage à la déesse bienveillante par le roi Céléos, glorifiaient la vie, maillon indissociable de la mort, et les rythmes d'un univers en harmonieuse expansion...
Les mythes dorment en nos mémoires  ancestrales, comme des reflets de jour au sein de cavernes profondes; pourquoi ne pas les éveiller ?

A bientôt,

Lady Alix



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire